• l’année dernière
Transcription
00:00 * Extrait de « Les Midi de Culture » de Géraldine Mossna Savoie *
00:19 C'est une table critique en noir et blanc que nous vous proposons ce midi à l'occasion de deux expositions qui se tiennent à Paris jusqu'au mois de janvier.
00:26 Les photographies d'une pionnière Julia Margaret Cameron s'exposent aux jeux de paume et les estampes des plus grands maîtres Rembrandt, Goya, Toulouse-Lautrec sont à l'honneur au petit palais.
00:37 Et sans tout divulguer, il y aura peut-être même un peu de couleur. Suspense donc !
00:41 On en parle avec vous Sally Bone, bonjour !
00:43 Bonjour !
00:44 Vous êtes maître de conférence en esthétique, critique d'art et commissaire d'exposition. Et on en parle avec vous Sarah Hiller-Meyer, bonjour !
00:50 Bonjour !
00:51 Vous êtes critique d'art et commissaire d'exposition indépendante. Bienvenue à toutes les deux dans « Les Midi de Culture ».
00:56 * Extrait de « Les Midi de Culture » de Sarah Hiller-Meyer *
01:00 On prend la direction du petit palais pour cette exposition « Trésor en noir et blanc », dureur Rembrandt, Goya, Toulouse-Lautrec jusqu'au 14 janvier.
01:08 Les rapports entre la peinture du peintre graveur et sa gravure sont des rapports extrêmement intimes et liés.
01:16 Le peintre ne vient pas à la gravure par accident et tardivement, mais il est amené dès le début de sa carrière par une espèce de demande de sa personne, de son tempérament,
01:28 qui lui suscite certains thèmes qui ne trouveraient pas leur expression dans la peinture, comme dans d'autres cas, il retraduit en gravure des tableaux qu'il a fait également en peinture.
01:40 A l'origine, il y a donc la gravure et le résultat de l'impression de cette gravure est une estampe de 100 feuilles.
01:46 Des grands maîtres de l'estampe comme Dürer, Rembrandt, Callot, Goya ou encore Toulouse-Lautrec ont été sortis des pénombres de la collection du petit palais pour cette exposition intitulée « Trésor en noir et blanc ».
01:57 Le petit palais à Paris, c'est le temple de l'estampe puisqu'il abrite le musée de l'estampe moderne et ses 20 000 gravures réunies.
02:04 Car ici, tout est une question de collection et de collectionneurs. Ils sont trois mis en avant dans cette exposition.
02:10 Les frères Dutuit, Eugène étant le plus célèbre et Henri Lapauze le premier directeur du petit palais.
02:16 Avez-vous été, Sarah Hilaire-Meyer, envoûtée par ce panorama des plus belles estampes du XVe au XXe siècle ?
02:24 Oui, absolument. C'est vraiment une très belle exposition. C'est effectivement des trésors qui sont réunis dans le sens où ce sont des pièces extrêmement rares,
02:31 qu'on connaît principalement par des reproductions qui n'égalent jamais les originaux. Donc, c'est l'occasion de les voir.
02:36 Je pense en particulier aux quatre artistes qui sont au centre de cette exposition, qui sont donc Dürer, Callot, Rembrandt et Goya.
02:43 Et donc, à travers eux, ce que propose cette exposition, ce n'est pas une histoire de la gravure, mais c'est plutôt un panorama, comme vous l'avez dit, des pratiques possibles de la gravure en fonction de différentes techniques.
02:53 Et ce qui est intéressant de ce point de vue technique, c'est qu'on voit que celle-ci offre des possibilités stylistiques et des registres du regard sans pour autant totalement les déterminer.
03:03 C'est le cas, par exemple, de Loforte, qui peut donner lieu à des œuvres d'une très grande précision descriptive, comme par exemple chez Jacques Callot,
03:10 avec des scènes de foule qui fourmillent de personnages et de détails parfois effrayants, quand il s'agit des misères de la guerre, par exemple, avec des grappes de pendus à un arbre.
03:18 Le plus souvent avec Jacques Callot, c'est quand même des scènes pittoresques et amusantes qu'on peut inlassablement scruter en y découvrant constamment de nouvelles petites facéties.
03:27 Et il y a là un plaisir du regard qui consiste dans le fait d'identifier sans cesse de nouvelles petites scènes, dans le fait de savoir et de comprendre ce qu'on voit.
03:35 Et ce qu'on voit, c'est que cette même technique de Loforte peut être utilisée de manière beaucoup plus picturale, en fondant les contours des figures dans des masses d'ombre et de lumière,
03:42 comme c'est le cas, par exemple, avec Rembrandt, dont on voit ici des autoportraits.
03:46 Et là, le plaisir du regard consiste moins à savoir, mais il consiste plutôt dans le fait justement de ne pas savoir, c'est-à-dire d'être saisi par ce qu'on voit et non pas dans le fait de saisir ce qui se présente au regard.
03:56 Ce qui est logique, je veux dire, dans le cadre de ces émanations lumineuses mystiques que cherche à produire Rembrandt au sein du quotidien.
04:02 - Trésor, le mot n'est pas galvaudé, Sally Bone, on est d'accord que sur ces quatre premiers artistes, on est ébloui.
04:10 - Ébloui, absolument. C'est vraiment d'une extrême grande richesse.
04:15 Alors, on avait pu voir l'année dernière quand même au Château de Chantilly, au Musée de Condé, une partie des gravures de Durer mais qui ne venait pas de la collection du Thuy.
04:24 Donc, on a par exemple certaines scènes de l'Apocalypse ou la fameuse Mélancolie.
04:30 Mais là, on les retrouve, les exemplaires sont d'une qualité exceptionnelle.
04:38 Et ce qui est effectivement intéressant, comme l'a dit Sarah, c'est de voir aussi la continuité de l'usage de l'estampe depuis le 15e siècle.
04:48 Alors, on parlera après des autres salles jusqu'au 20e, mais en tout cas dans cette chronologie qui a été choisie autour des quatre grands artistes qu'a collectionné du Thuy aussi.
04:58 C'est quand même ça aussi, c'est le regard d'un collectionneur qui ouvre les quatre premiers moments de cette exposition, qui sont vraiment les premiers moments extrêmement singuliers.
05:08 Et donc, c'est son regard, c'est ses choix, c'est la volonté qu'il a eu aussi de créer cette collection.
05:14 Je pense que le projet de l'exposition, dans son ensemble, était aussi de raconter quelque chose autour de cet usage de la gravure, de l'estampe, de l'eau forte, de la lithographie.
05:25 En fait, en montrant comment ça peut devenir aussi, dans l'histoire, à un moment donné, ça devient un art.
05:31 Et ça devient un art parce qu'on le voit, certaines gravures de Durer sont d'une qualité absolument exceptionnelle, avec un travail de précision.
05:42 C'est aussi ça la gravure, d'ailleurs, dans son ensemble, mais un travail de précision.
05:45 On revoit la mélancolie d'ailleurs, parce que c'est aussi une exposition qui nécessite de passer du temps.
05:50 C'est-à-dire qu'en fait, on est devant chaque gravure et on passe un temps fou à regarder les détails, les traits de la mer dans la mélancolie,
05:57 ou le reflet de la fenêtre en cul de bouteille du fameux Saint Jérôme dans son cabinet.
06:04 C'est absolument splendide.
06:06 Ou alors les herbes, les feuillages, les arbres, les muscles des animaux qui sont dessinés.
06:11 Et en plus, on voit systématiquement des plans comme ça, des plans rapprochés et puis des plans très éloignés, avec des villes qui elles-mêmes sont très travaillées.
06:20 C'est-à-dire qu'on voit le manoir, le château, les bâtiments, la ville entière.
06:27 Et donc à tous les plans, on est dans un travail de très grande précision.
06:30 Le calot, c'est absolument extraordinaire.
06:32 - Alors le calot, c'est intéressant parce que ce n'est pas le plus connu de ces quatre artistes, mais c'est celui qui était déjà très prisé par les collectionneurs dès le 17e siècle.
06:42 - Il est connu de ceux qui s'intéressent à la gravure.
06:44 Effectivement, hors du champ de la gravure, il est beaucoup moins connu qu'évidemment Durer, Rembrandt et Goya.
06:51 Mais en tant que graveur, c'est un graveur lorrain, il faut le dire quand même.
06:55 - Toujours rappeler l'importance de la Lorraine.
06:57 - Voilà, absolument.
06:59 Et c'est un graveur lorrain qui a une histoire aussi.
07:02 Il a passé beaucoup de temps en Italie.
07:04 Les images qu'on voit sont très liées à l'histoire de l'Italie, à ce qu'il y a vu.
07:11 La commedia dell'arte, des figures de bouffons, de gueux, et qui sont d'ailleurs assez merveilleuses.
07:19 Parce que ce sont des figures dansantes.
07:21 Contrairement à les images très chargées de Durer, on est chez Callot avec des fonds qui sont parfois beaucoup plus vides que les images très chargées de Durer.
07:31 Et des figures qui sont en mouvement, qui ont l'air d'être penchées comme ça.
07:34 Et en plus, c'est assez touchant de voir ça parce qu'on s'imagine qu'il est en train de travailler,
07:39 c'est un travail d'une très grande précision quand même la gravure, sur des figures qui sont en train de bouger.
07:45 Et ça, c'est assez fort de regarder ça.
07:48 Mais l'estampe, la gravure, c'est quand même un art qu'on connaît peu, qui est peut-être un peu minoré,
07:54 ou alors qui a été oublié. Cette exposition a cette idée-là de remettre au goût du jour un art qu'on pratique moins.
08:00 Peut-être qu'elle est moins pratiquée.
08:06 Elle n'est pas très popularisée à côté de la peinture.
08:09 C'est quand même une pratique très populaire, il me semble très connue.
08:11 Les estampes, en revanche, dans l'art contemporain, c'est peut-être une technique qu'on voit moins souvent.
08:16 Mais en tout cas, cette exposition, il y a une chose au départ qui m'a un petit peu embêté,
08:22 c'est le fait qu'elle propose une approche chronologique et technique.
08:26 Donc on a un peu des difficultés à dégager des grandes lignes, avec des évolutions, des ruptures notables,
08:32 puisque ce n'est pas l'objectif des commissaires.
08:34 Cela dit, je trouve que ce qu'on peut observer dans cette succession de salles,
08:39 c'est peut-être, pour rejoindre votre question, une laïcisation des esprits et de l'art.
08:46 Je pense que c'est ce qu'on voit jusqu'au XIXe siècle.
08:48 Parce que quand on commence avec du rare, il s'agit de scènes bibliques ou allégoriques,
08:53 où le réalisme de la représentation va être au service de scènes de vision complètement hallucinées.
08:59 Et ce qu'on voit souvent dans ces gravures, c'est des démons, des sorcières et des diables,
09:03 dont l'un, par exemple, à Corne de Bouc et à Groin de Port,
09:06 quand il n'y a pas ces créatures à la fois grotesques et hideuses,
09:09 ce qu'on voit, c'est des corps dont les anatomies sont très soulignées,
09:13 comme au bord de la dislocation.
09:15 Donc ce qu'on voit avec du rare, c'est une renaissance qui n'est non pas calme et sereine,
09:18 contrairement à la renaissance italienne qu'a lue en même temps.
09:21 Mais c'est une renaissance qui est encore troublée par un imaginaire d'un catholicisme médiéval
09:25 plein de supplices éternels.
09:27 Et ce qui est intéressant, c'est de passer deux siècles plus tard, justement, avec Callot,
09:30 où là on voit que le rapport à la religion est complètement détaché.
09:33 Je pense notamment à l'immense tentation de Saint Antoine,
09:36 qui grouille de démons tous plus cocasses les uns que les autres,
09:39 qui agresse ce pauvre Saint Antoine sans lui laisser un instant de répit,
09:43 et franchement sans délecte.
09:45 Et on voit bien que Callot n'a pas du tout peur du diable.
09:47 Il y a plein d'humour, des diablotins péteurs,
09:49 des diables qui enfoncent des fourches dans l'anus d'une machine en forme de dragon, par exemple.
09:53 On pense évidemment à Jérôme Bosch, je trouve, avec Callot,
09:56 mais c'est sans l'horreur véritable que suscitaient ses visions chez Jérôme Bosch,
09:59 qui était un fervent catholique.
10:01 Et du coup je poursuis sur cette laïcisation des esprits et de l'arc,
10:05 qui se poursuit justement avec Rembrandt et avec Goya,
10:08 parce que là ce qu'on voit c'est que la terreur change de registre
10:11 pour passer du côté des actions humaines,
10:15 qui sont plus rattachées à des forces occultes, si vous voulez,
10:19 mais à des forces psychiques, sociales et historiques,
10:22 ce qui était déjà le cas avec Callot,
10:23 et ce qu'on va retrouver après dans les salles du XIXe jusqu'au tout début du XXe siècle,
10:26 mais peut-être qu'on pourra y revenir.
10:28 - Oui, au XXIe siècle, mais d'abord peut-être, Sally Bonn,
10:30 juste sur ce que représentaient les stamps pour ces artistes-là.
10:33 On a par exemple Rembrandt qui diffusait des stamps différentes
10:38 à différents stades de cette gravure.
10:41 Qu'est-ce que ça représentait ?
10:42 Et pourquoi est-ce que les frères Dutuit et ensuite Henri Lapos,
10:47 qui sera le premier directeur du Petit Palais et qui créera le musée de les stamps modernes,
10:51 se sont mis à les collectionner, à les accumuler ?
10:54 - D'abord, il faut savoir que les stamps sont une pratique qui permet la diffusion.
10:58 C'est aussi dans une visée, peut-être non pas nécessairement mercantile,
11:06 mais en tout cas de diffusion du travail de l'art.
11:09 Dès le XVe siècle, il s'agit de se transmettre aussi des images.
11:16 On voit bien, d'ailleurs, l'exposition est bien faite pour ça,
11:19 et elle travaille justement à cet entrelacement.
11:21 Comment les artistes se rencontrent de manière abstraite par des images.
11:35 Ils voient le travail des uns et des autres par cette diffusion possible.
11:39 Sinon, c'est des grands voyages, ça met des mois,
11:41 et Calo va s'installer plusieurs années en Italie,
11:45 mais sinon, la manière de voir le travail des artistes, c'est à travers les stamps.
11:49 Donc, ça permet une diffusion extrêmement importante.
11:52 Ensuite, sur ce que font les artistes eux-mêmes de cette pratique-là,
11:56 je pense qu'on le voit d'ailleurs dans la matérialité, le travail du trait,
12:05 les jeux de profondeur que ça permet,
12:08 qui sont différents du dessin lui-même tout seul, ou de la peinture.
12:11 Je suppose qu'il y a à la fois la possibilité de la diffusion,
12:15 mais en même temps un intérêt sur la pratique elle-même.
12:17 Et cette pratique, certes, elle n'est pas extrêmement développée aujourd'hui,
12:21 mais elle se poursuit.
12:23 Il y a des artistes contemporains qui font de la gravure, de la lithographie, et de l'eau forte.
12:27 Mais ça aussi, ça demande une technicité, d'abord une connaissance technique assez élevée,
12:35 et on le voit quand même que c'est…
12:38 Il y a quelques éléments d'apprentissage de la technique un peu pédagogique,
12:42 il faut apprendre un peu comment ça fonctionne, parce que c'est compliqué.
12:46 Mais c'est vrai qu'il y a une dimension technique forte là-dedans.
12:50 - Et avec Toulouse-Lautrec, ensuite, au 19e et 20e siècle,
12:53 elle est aussi soutenue cette pratique par la ville de Paris, par exemple,
12:56 qui va commander et soutenir des gravures de représentation de la ville de Paris.
13:02 Et ça, c'est la deuxième partie de cette exposition.
13:05 - Oui, ce sont des donations qui ont été faites à la fin du 19e au Petit Palais.
13:11 Effectivement, on voit dans la dernière salle des artistes du 19e, jusqu'à la fin du 19e siècle,
13:17 dont des artistes réconnus, effectivement, comme Lautrec, et puis aussi Steinlein, par exemple.
13:22 Moi, ce ne sont pas eux qui m'ont le plus captivé, en l'occurrence,
13:25 ce sont des artistes plutôt moins connus.
13:27 Je pense par exemple à Félix Buau, que je ne connaissais pas,
13:32 qui agence sur une même planche plusieurs vues des rues de l'époque,
13:36 où vont se côtoyer, par exemple, des bourgeois accompagnés de petits chiens bien nourris,
13:40 des travailleurs, des chiens affamés, et puis des chevaux épuisés, morts, couchés au sol,
13:45 d'avoir trop tiré des tombereaux de terre et de pavés.
13:49 Alors, c'est certes beaucoup moins stylisé qu'un Lautrec ou qu'un Steinlein,
13:52 mais je trouve que ce sont des documents d'époque assez géniaux,
13:54 et dont on se délecte de les voir.
13:58 - Sally Bonnard, un tout dernier mot, peut-être sur la couleur aussi ?
14:01 - Sur la couleur, ce n'est pas le plus intéressant, non.
14:03 - Il y en a à la fin.
14:04 - Comme Sarah, j'ai aussi découvert deux artistes, et Félix Buau notamment,
14:08 mais aussi André Devenbez, et une auforte absolument exceptionnelle,
14:14 qui s'appelle "L'émeute", qui est une scène de rue qui met en scène un affrontement
14:20 entre les forces de l'ordre et les manifestants,
14:22 qui sont toujours d'actualité, effectivement, mais qui est vraiment très puissante.
14:27 [ Musique ]
14:49 - Trésor en noir et blanc dureur, Rembrandt, Goya, Toulouse, Lautrec,
14:53 c'est jusqu'au 14 janvier au Petit Palais, et je signale aussi le catalogue de l'exposition
14:58 qui est disponible aux éditions Paris Musée, Musée du Petit Palais.
15:01 [ Musique ]
15:10 - Et jusqu'au 28 janvier, le jeu de paume à Paris nous fait découvrir une pionnière
15:14 du portrait photographique, c'est Julia Margaret Cameron.
15:17 L'exposition s'intitule "Capturer la beauté".
15:20 [ Musique ]
15:45 - Voilà pour la biographie de Julia Margaret Cameron, extraite du podcast qui accompagne
15:50 cette exposition "Capturer la beauté", une rétrospective de cette photographe du 19e siècle
15:54 à la carrière assez brève, puisqu'on lui offre son premier appareil photographique
15:57 à l'âge de 48 ans, en 1863, en 12 ans, dans son studio.
16:01 Elle produit des centaines d'images, en se jouant des conventions,
16:05 elle va laisser apparaître les traces, des rayures, des bavures sur son travail.
16:11 Son travail, ce sont donc des portraits, portraits d'abord de ses proches, de ses amis,
16:15 de ses voisins, célèbres ou anonymes, des images religieuses, de madones
16:19 et des mises en scène tirées de récits littéraires.
16:22 Sally Bone, qu'est-ce qui vous a tant marquée par le travail de cette photographe ?
16:26 - Alors, d'abord, j'ai trouvé que c'était une splendide exposition,
16:29 de cette pionnière de la photographie, c'est important de le rappeler,
16:32 on est au milieu du 19e siècle, qui est intéressante parce qu'elle pose la question
16:38 de la manière qu'on a de regarder ces images.
16:41 C'est une photographe du milieu du 19e siècle qui appartient à un certain milieu,
16:45 la légende, on pourra revenir sur cette légende d'ailleurs,
16:48 la légende qui est qu'elle récupère un appareil photo comme ça,
16:51 elle découvre la photographie, ce qui n'est pas vrai d'ailleurs,
16:54 parce que sa fille lui offre son appareil photo, qu'elle se met à faire des photos,
16:58 sauf qu'en fait les photos qu'elle fait, ce n'est pas des photos de famille,
17:00 comme on peut l'imaginer, c'est-à-dire qu'elle ne photographie pas ses enfants,
17:03 ses amis, sa maison et ses vacances.
17:06 En fait, elle s'approprie cet objet-là pour regarder non pas son monde contemporain,
17:13 mais pour lui faire dire quelque chose.
17:15 Il faudrait aussi quand même revenir sur cette question de la beauté,
17:20 parce que c'est peut-être le seul problème, à mon sens, de cette exposition,
17:23 c'est le titre qu'elle porte, "Capturer la beauté",
17:27 et puis cette insistance qu'il y a sur des formulations qui datent du 19e siècle
17:32 et qui aujourd'hui perturbent un peu le regard qu'on peut avoir sur ses œuvres.
17:36 Parce que ce sont des photos, notamment les deux premières salles,
17:39 qui sont d'une puissance assez exceptionnelle,
17:41 et notamment la première photographie qui est un portrait d'une petite fille
17:45 qui s'appelle Annie, qui est une petite fille qui doit avoir, je ne sais pas,
17:48 dans une dizaine d'années, et qui a ce fameux flou
17:53 dont on caractérisait le travail de Julia Margaret Cameron,
17:56 qu'on lui reprochait beaucoup d'ailleurs, on pourra y revenir j'espère,
17:59 mais qui a un visage, sa tenue, sa posture, l'expression qu'elle a,
18:06 l'image elle-même, en fait, est d'une intemporalité incroyable.
18:11 C'est-à-dire que c'est presque une photo intempestive,
18:13 au sens où on ne pourrait pas la dater,
18:16 on pourrait très bien la trouver aujourd'hui dans un album de famille quelconque,
18:20 et en même temps, elle échappe à ça,
18:22 c'est-à-dire qu'elle échappe à l'idée même d'une photographie
18:25 qui viendrait en fait rendre compte d'une enfant abandonnée.
18:30 Ce qui est aussi caractéristique de ces portraits,
18:32 c'est qu'ils sont toujours sortis de tout contexte,
18:35 c'est-à-dire que le fond est quasiment toujours noir,
18:38 il n'y a pas d'extérieur, ou très peu, il y en a un ou deux à peu près,
18:42 et en fait, ce jeu sur la lumière, la manière dont les visages vont sortir du noir,
18:47 c'est, j'ai trouvé, et on reviendra sur certaines photos en particulier,
18:51 absolument exceptionnel.
18:52 - "Capturer la beauté", ça vous a perturbé aussi, Sarah Hildermayer ?
18:55 - Ah oui, moi, je ne partage pas l'enthousiasme de Sali,
18:58 ce sont des photos qui suscitent une forme d'épouvante, de mon côté,
19:03 mais ce qu'il y a, je trouve, de problématique, c'est...
19:05 - Carrément d'épouvante ?
19:06 - Ah oui, vraiment, c'est ce que j'ai pensé en ouvrant le catalogue
19:08 avant de voir l'exposition, et je confirme ça en attendant d'aller voir l'exposition.
19:11 - Alors pourquoi ?
19:12 - Mais enfin, disons, justement, ce qui est problématique,
19:14 c'est moins peut-être ces photos que le commissariat de cette exposition
19:17 qui ne problématisent absolument pas le travail de cet artiste et le regard qui est le sien.
19:21 Donc ce qu'on voit, pour l'essentiel ici, c'est d'un côté des nymphes et des vestales,
19:26 vêtues d'étoffes blanches qui représentent des madonnes et des héroïnes de la littérature anglaise.
19:30 Elles sont toutes vertueuses, prudes et vulnérables, avec des regards ébédés.
19:34 - Donc c'est ça qui est épouvantable pour vous ?
19:36 - Oui, mais je vais vous expliquer pourquoi.
19:37 Et puis de l'autre côté, ce qu'on voit, ce sont donc des écrivains,
19:40 des artistes et des scientifiques de la haute société anglaise, dont fait partie Cameron,
19:44 et qu'elle met en scène, comme elle le dit elle-même, comme de grands hommes,
19:47 avec eux des regards profonds, songeurs, perdus dans des pensées sublimes,
19:51 qu'on imagine inatteignables.
19:52 - Y'a Charles Darwin...
19:53 - Oui, donc en fait, ce qu'on voit là, ni plus ni moins, ce sont des archétypes féminins
19:57 qui sont construits par le regard masculin, qui sont complètement intériorisés par Cameron,
20:00 qui construisent un retour des archétypes masculins grandioses,
20:03 et dont on se dit, moi je me suis dit ça en tout cas, que la conséquence,
20:06 quelques décennies plus tard, ce sera les photos de Charcot,
20:09 qui mettent en scène des femmes dites hystériques,
20:11 et dont les symptômes sont ceux d'une résistance à l'ordre patriarcal,
20:14 qui les oppressent, mais que Cameron, elle, embrasse,
20:17 avec ses vierges folles et ses vierges sages, comme s'intitule une de ses séries.
20:20 Donc ce que je trouve épouvantable, c'est ce regard aliéné,
20:23 qui est cadenassé dans les catégories et les valeurs puritaines de la société victorienne,
20:27 mais ce qui pose un véritable problème, c'est que ces photos, elles,
20:31 sont un témoignage finalement de leur époque,
20:32 mais le problème donc, c'est l'absence d'appareil critique,
20:34 qui permettrait justement de prendre du recul par rapport aux normes qui construisent ce regard.
20:38 Donc je pense qu'on est finalement peut-être d'accord avec Sally sur ce point-là.
20:41 - Sally Bone ?
20:42 - Oui, alors, je ne rejoindrai pas Sarah sur l'épouvante des photographies,
20:48 parce que je trouve qu'il y en a quand même qui sont vraiment, pour moi, exceptionnelles.
20:52 Je reviendrai sur certaines en particulier.
20:55 Effectivement, ce qui m'a posé problème, et ce que j'ai évoqué tout à l'heure,
21:00 c'est par exemple cette salle qui s'appelle "Poète, prophète, peintre et ravissante jeune fille".
21:06 Déjà, la formulation est quand même légèrement problématique,
21:09 parce que précisément, elle vient creuser cette distinction qui peut être faite
21:14 entre les grands hommes et les vierges,
21:18 et les vierges pas du tout effarouchées, mais plutôt très vertueuses.
21:23 En même temps, en fait, qui rejoignent un vocabulaire
21:28 qui est effectivement celui de cette période anglaise et victorienne,
21:33 qui est embrassée certes par Cameron, mais dont il me semble quand même qu'elle sort par ses photographies.
21:39 Certes, il y a des vierges, des vierges à l'enfant,
21:43 mais les portraits qu'elle fait des enfants seuls ou des femmes seules,
21:47 et notamment ce très très beau portrait qui est celui de la mère,
21:52 en fait qui est la nièce de Cameron, mais qui est la mère Julia Jackson,
21:55 qui est la mère de Virginia Woolf,
21:59 qui est un portrait absolument splendide,
22:03 où la lumière vient de la droite, lui éclaire son profil, son front, sa bouche, son cou,
22:08 et en fait, elle est comme ça, elle est prise dans le noir d'un côté,
22:14 éclairée par la lumière de l'autre, et en fait son visage sort,
22:17 et cette absence de contexte, il me semble, est précisément ce qui permet d'échapper
22:24 à ce que Sarah a pu reprocher à cette photographe.
22:30 - Elle dit que son expérience de la photographie, c'est comme presque l'incarnation d'une prière,
22:35 il y a quelque chose de très religieux. - Oui, il y a une dimension spirituelle.
22:38 C'est pour ça que cette question de la beauté, moi, elle me pose problème,
22:41 je pense qu'en fait, elle n'est pas tant à la recherche de la beauté,
22:44 même si c'est ce qu'elle évoque, mais en fait, ce dont elle parle quand elle parle de beauté,
22:48 c'est plutôt quelque chose qui relève de la question de l'aura,
22:53 et qui est une aura que l'histoire de la photographie et l'histoire de la pensée de la photographie
22:59 nous a apporté, je pense à l'aura Benyaminienne,
23:02 mais cette aura qui n'échappe pas à une dimension spirituelle,
23:05 et c'était une fervente chrétienne, on le voit, justement par ses représentations,
23:11 mais des représentations qui empruntent à la peinture.
23:15 - Notamment la Renaissance italienne. - Et ça, c'est aussi important de le dire,
23:18 c'est-à-dire qu'on n'est pas du tout dans, j'évoquais tout à l'heure l'idée qu'on n'était pas
23:23 dans un espèce de souci d'une photographie familiale, d'immédiatité, d'intimité, pas du tout,
23:30 parce qu'en fait, elle s'inspire véritablement d'une iconographie,
23:34 qui est une iconographie qu'elle emprunte à la fois à la Renaissance,
23:37 mais aussi à ses contemporains, et effectivement, les figures de jeunes femmes,
23:43 de ravissantes jeunes filles, comme il est dit, empruntent largement au vocabulaire des pré-raphaélistes,
23:50 avec ce que ça peut supposer aussi, de regard, évidemment, sur la femme,
23:54 mais donc ces photographies sont toujours composées avec un souci
23:59 qui n'est pas un souci de... qui est véritablement un souci esthétique.
24:05 - Sarah Hillermeyer, qu'est-ce qu'on sauve de cette pionnière de la photographie ?
24:09 C'est aussi ça qui est intéressant dans cette exposition,
24:12 c'est qu'on découvre ce personnage, on découvre son style, sa façon de faire de la photo,
24:16 qu'est-ce qui vous... - S'il y avait eu un autre appareil critique, est-ce que vous auriez aimé ?
24:20 - Je pense que oui, il y avait une matière ici très intéressante pour interroger le regard,
24:23 comment est-ce qu'il se construit en fonction de valeurs et de normes sociales.
24:26 C'est quand même très surprenant qu'en 2023, ce ne soit pas fait.
24:29 Sally vient de parler de cette phrase qui est "poète, prophète, peintre et ravissante jeune fille",
24:35 sans le moindre questionnement.
24:37 Et par ailleurs, dans le catalogue, on trouve le fait qu'elle choisissait ses modèles
24:40 masculins en fonction de leur intelligence, et ses modèles féminins en fonction de leur beauté.
24:44 Ce n'est jamais questionné.
24:46 Ce qu'il faut dire, c'est qu'effectivement, la manière de Cameron, l'imprécision de la mise au point
24:51 qu'elle revendique, en fait un précurseur du pictorialisme, qui est un courant photographique
24:56 pour lequel l'imprécision ne sera pas le signe d'une défaillance, mais au contraire, la condition de l'art,
25:02 c'est-à-dire de l'accès de la photographie au rang des beaux-arts,
25:05 en imitant en quelque sorte la facture des impressionnistes,
25:09 qu'on appellera plus tard en photo le "flou artistique".
25:12 Mais c'est là où je ne suis pas d'accord avec Sally, c'est que cette forme nouvelle en photographie,
25:16 Cameron la met au service d'une conception complètement académique de l'art,
25:20 qui consiste à édifier moralement les spectateurs en leur présentant des histoires
25:25 et des personnages vertueux, dans des mises en scène théâtrales, narratives,
25:29 avec costumes et accessoires de circonstance, en fonction de sujets bibliques, littéraires ou mythologiques.
25:34 C'est là un genre, celui des recréations de scènes historiques ou d'imagination qui lui préexistent,
25:40 qui s'est développé dès les années 1850, et dont d'ailleurs Baudelaire se moquait,
25:44 en y voyant, je cite, "des drôles et des drôlesses, attiffées comme des bouchées et des blanchisseuses dans le carnaval".
25:50 Donc de ce point de vue, je veux revenir sur les prères Raphaëlites.
25:53 Comme c'est le cas des peintres prères Raphaëlites qu'elles côtoient et dont elles s'inspirent,
25:56 on peut dire qu'elles participent d'une révolution canonique, en ce qu'elles reconduisent des canons académiques,
26:01 mais qu'elles matinent de romantisme et de modernité par ce flou artistique.
26:04 Mais ces canons sont surtout porteurs de valeurs morales, qui soutiennent l'ordre social victorien,
26:09 notamment puisant ces valeurs du côté de la légende arthurienne anglaise qu'elles met en scène, comme le font les prères Raphaëlites.
26:16 Avec Shakespeare, avec Tennyson…
26:19 On y va pour quoi ? Pour voir quoi ?
26:22 Pour voir les portraits, parce qu'ils sont splendides !
26:25 Julia Margaret Cameron, "Capturer la beauté jusqu'au 28 janvier" au jeu de paume à Paris.
26:29 Il y a le catalogue qui est disponible aux éditions Sylvana et le podcast à écouter raconté par Clémence Poésy.
26:35 On vous remet les références sur le site de France Culture à la page de l'émission.
26:39 Merci, salut, bonne, merci Sarah Hilaire-Meyer.
26:41 Avant de refermer cette première partie d'émission, nous avons la joie de vous annoncer le nom de la lauréate du prix Utopial 2023.
26:47 Et Utopial c'est le festival international de science-fiction.
26:50 C'est à Nantes du 1er au 5 novembre prochain, Géraldine.
26:53 Et la grande gagnante du prix Utopial 2023 est donc l'autrice Audrey Pleynet pour son roman Rossignol aux éditions Le Bélial.
27:01 Le prix lui sera remis lors du festival.
27:03 France Culture et partenaires, sachez que le vendredi 3 novembre, les Midicultures seront en direct de Nantes à l'occasion de ce festival des Utopial.
27:11 Et on y sera !

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