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L'invité des Matins de France Culture.
Comprendre le monde c'est déjà le transformer(07h40 - 08h00 - 14 Novembre 2023)
Retrouvez tous les invités de Guillaume Erner sur www.franceculture.fr

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00:00 * Extrait de la vidéo *
00:05 J'ai longuement hésité avant de consacrer cette matinale à ce film, ce montage des images,
00:12 de quelques images collectées suite au massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre dernier en Israël.
00:20 C'est un film qui va être projeté à certains parlementaires aujourd'hui en France,
00:24 après avoir été projeté un peu partout dans le monde.
00:27 Je dirais que deux choses ont emporté ma décision.
00:30 Tout d'abord, la dimension absolument inédite de cette image, du dispositif lié à leur diffusion.
00:36 Tout cela demande à être pensé, c'est notre métier, c'est aussi en quelque sorte la mission de France Culture.
00:43 Et puis également la multiplication sur les réseaux sociaux de négation de ces événements.
00:48 Alors il y a différentes thèses qui circulent.
00:50 Une d'entre elles serait que ce soit les Israéliens eux-mêmes qui aient tué ces civils.
00:57 Raison supplémentaire pour consacrer cette émission.
01:01 J'ajouterais, cela va sans dire, mais cela veut peut-être mieux en le disant,
01:05 que les horreurs perpétrées par le Hamas n'exonèrent évidemment en rien l'état hébreu de sa responsabilité
01:13 dans la manière dont il mène aujourd'hui la guerre à Gaza.
01:18 Pour analyser ces images, je suis donc allé voir ce film qui était diffusé à quelques journalistes et chercheurs hier.
01:26 J'y suis allé avec vous, Ophir Lévy. Bonjour.
01:28 Bonjour.
01:29 Vous êtes maître de conférence en études cinématographiques à l'Université de Paris 8, Vincenne Saint-Denis.
01:34 J'ai envie de dire que vous êtes un atrocitologue, c'est-à-dire que vous êtes spécialiste,
01:38 par exemple, des images de la Shoah et des archives de guerre.
01:42 J'aimerais tout d'abord que l'on détaille le dispositif hier qui nous a permis de voir ce film.
01:50 Oui, il s'agit d'un film de 45 minutes à peu près, un montage qui a été proposé par l'armée israélienne.
01:57 La manière dont il nous a été projeté est aussi intéressante à analyser ici, c'est-à-dire qu'on l'a vu, lumière allumée.
02:04 C'est-à-dire qu'il s'agissait non pas de nous montrer quelque chose dans quoi on pourrait se vautrer comme dans un spectacle,
02:10 mais au contraire de regarder des images en tant que document.
02:13 Et cette lumière allumée permettait aussi de prendre des notes, c'est-à-dire qu'il fallait solliciter une activité de la part du regard qui était le nôtre.
02:21 Il s'agit d'un montage d'images de sources et de régimes divers.
02:26 Il y a à la fois des images tournées par les terroristes eux-mêmes durant l'attaque du 7 octobre.
02:31 Il faudra peut-être en dire un mot d'ailleurs de la manière dont ils les tournent.
02:34 Des images de surveillance, à la fois publiques, par exemple des caméras de surveillance de Sderot.
02:40 Des images de surveillance privées, donc installées chez les particuliers, victimes de l'attaque.
02:45 Des images des secouristes, des images également de victimes en train de se filmer elles-mêmes au seuil de la mort,
02:52 ou en train de se cacher, ou durant la rave partie.
02:55 Donc on a de multiples images qui viennent constituer une sorte de récit,
03:01 qui viennent aussi offrir un contre-champ, ou une sorte de mise à distance des images qui seraient simplement celles des tueurs,
03:08 et qui nous plongeraient, si on était livré à ces seules images,
03:12 dans une subjectivité qui est celle des tueurs eux-mêmes, et qui est d'ailleurs assez insoutenable
03:17 lorsqu'on y est immergé par ces images de crime.
03:22 Alors, il est censé s'indiquer la source de ces images.
03:27 Tout cela est en anglais, on parle de "raw footage", autrement dit de tournage brut.
03:32 En réalité, ce ne sont pas des tournages bruts, puisque bien évidemment, au fier Lévy, tout cela est une sélection,
03:37 un montage, au sens cinématographique du terme, de ces événements.
03:42 Oui, il s'agit en effet d'un montage.
03:45 Il s'agit, comme je le disais, de nous extraire de ce simple point de vue qui serait celui des terroristes.
03:52 Une chose importante à noter, beaucoup d'images tournées par les terroristes le sont avec des petites caméras GoPro,
03:57 c'est-à-dire des caméras qui sont accrochées au corps lui-même.
04:01 Cette manière de filmer dit quelque chose d'assez important à noter.
04:06 D'ordinaire, on filme avec une caméra qu'on tient à la main, contre l'œil.
04:10 C'est-à-dire que c'est un geste qui est celui d'un regard qui s'exerce sur le monde, qui découpe le monde,
04:15 et d'une main qui tient la caméra, c'est-à-dire qui fait du fait de filmer un acte.
04:20 Or là, la caméra est harnachée au corps, elle peut être accrochée sur le front ou sur le corps lui-même,
04:24 ce qui veut dire qu'on libère la main pour le crime.
04:27 C'est souvent des caméras qu'on utilise pour des spectacles sportifs, c'est-à-dire des spectacles aussi de performance.
04:32 Donc il s'agit ici d'une mise en scène de la performance.
04:35 Et il ne s'agit plus vraiment d'un regard, c'est-à-dire que ce n'est plus quelqu'un qui filme,
04:38 ça filme.
04:40 Ça filme en train de faire quelque chose.
04:42 Et donc il y a une manière de désubjectiver le regard pour libérer le corps
04:47 et lui permettre d'assouvir toutes sortes de crimes.
04:51 Et alors, toujours si on évoque ce dispositif auquel on a eu droit, Ophir Lévy, hier,
04:56 donc dans cette salle, à la fin de ces 43 minutes éprouvantes de projection,
05:00 un responsable de l'ambassade d'Israël est venu nous dire qu'ils avaient fait le choix de ne pas glisser certaines images,
05:09 ce qui est très étrange, puisque ces images étaient déjà terriblement éprouvantes.
05:15 Et pour autant, ce responsable de l'ambassade a expliqué que certaines images concernant les femmes n'avaient pas été jointes au film.
05:27 Oui, les images que l'on a vues sont déjà en elles-mêmes absolument insoutenables et tout à fait terribles.
05:33 Et il est clair que sur la centaine et peut-être plusieurs centaines d'heures de rush dont l'armée disposait,
05:39 beaucoup ont été écartés.
05:41 On voit par exemple que la plupart du temps, les images qui nous sont montrées sont des images des résultats des actions,
05:48 c'est-à-dire on voit des cadavres, on voit beaucoup de photographies probablement prises ensuite par les équipes qui sont arrivées après coup.
05:56 Et donc on voit des choses tout à fait insoutenables, de cadavres, de corps calcinés.
06:00 Mais on ne voit pas les actes en train d'être commis.
06:03 C'est-à-dire qu'il est probable en effet que ces images, pour une partie d'entre elles, aient été à la disposition de ceux qui ont fait le montage,
06:10 mais qui ont été écartés. Donc ça c'est une première chose.
06:12 La deuxième chose, c'est que des images qui montraient des mauvais traitements, des viols carrément, ont été également écartés.
06:23 Et par ailleurs, beaucoup de visages, pas tous, mais beaucoup de visages et notamment ceux des enfants sont floutés.
06:29 Donc il s'agit pour plusieurs raisons à la fois de préserver quelque chose de l'ordre de la dignité des victimes elles-mêmes,
06:36 de ne pas livrer en pâture les visages et le sort qui a été de leur.
06:41 Aussi éventuellement, Israël c'est un tout petit pays de quelques millions d'habitants, donc les gens se connaissent.
06:46 Donc forcément, vous livreriez des images ici à des gens qui pourraient reconnaître des proches.
06:52 Donc c'est quelque chose qui était, à mon avis, exclu.
06:56 L'une des scènes peut-être les plus éprouvantes concerne une famille, donc un père et ses deux enfants.
07:04 Le père est tué sous le regard de ses deux enfants et puis les deux enfants se réfugient tremblants dans la cuisine.
07:12 Ce sont des images tournées manifestement par le système de vidéo de la maison.
07:17 Ces deux enfants sont tremblants. Il y en a un qui est grièvement blessé et qui dit à son frère, il doit avoir entre 8 et 10 ans, je dirais.
07:24 L'un de ses deux enfants dit à son frère, je ne vois plus parce qu'il est grièvement blessé au visage.
07:29 Et l'autre essaye de le consoler comme il peut.
07:34 Et là, on voit un terroriste qui rentre dans cette cuisine et qui commence à prendre du Coca-Cola dans le frigo.
07:42 C'est une scène très difficilement soutenable.
07:45 Oui, c'est aussi une des scènes qui m'a le plus frappé.
07:48 C'est en effet ce terroriste qui prend du Coca-Cola, c'est à dire évidemment tout ce qu'on voit est absolument horrible.
07:53 Mais c'est cette indifférence qu'il a vis-à-vis des victimes qui elles-mêmes sont en train de...
07:59 Il y a un gamin qui dit "je veux ma maman".
08:02 C'est à dire qu'on est face à la détresse la plus totale et on a ce terroriste qui prend une petite minute de pause
08:08 comme s'il était en train d'accomplir une espèce de routine dans laquelle il avait besoin de prendre un petit peu de temps pour lui.
08:16 Ce sont des images terribles et elles le sont d'autant plus qu'elles font partie de ces images où on a du son audible.
08:24 Ce qui n'est pas toujours le cas ou parfois on ne comprend pas où il n'y a carrément pas de son.
08:28 Et tout d'un coup, les victimes sont aussi ramenées à cette dimension subjective.
08:33 On a affaire à des personnes, ce qui n'est pas toujours le cas puisqu'on a plutôt affaire à des silhouettes, à des corps filmés d'assez loin.
08:40 Et là, on a affaire à des vivants.
08:42 C'est peut-être aussi une des raisons qui expliquent que beaucoup d'images n'ont pas été retenues dans ce montage.
08:48 C'est quelque chose d'absolument insoutenable.
08:51 Avoir des vivants dans l'acte de la douleur qui leur est infligée ou de la mort qui leur est promise.
08:58 Comme vous le dites, Ophir Lévy, et comme on peut évidemment l'imaginer, c'est un choix d'image
09:03 alors qu'il y a des centaines d'heures de rush d'images tournées de différentes manières.
09:09 Donc ce choix a une visée politique, personne ne l'ignore.
09:13 Mais cette visée politique, là aussi, elle n'écarte pas le fait que ces images existent et que ces faits ont été perpétrés.
09:22 On y voit donc des meurtres d'animaux, un meurtre de chiens.
09:27 On y voit aussi des meurtres, j'allais dire des meurtres de morts, parce que c'est vraiment ça.
09:34 C'est à dire qu'en fait, il y a des exactions perpétrées sur des cadavres.
09:39 Oui, en effet, on voit cette manière dont le corps est jusqu'au bout du bout maltraité.
09:49 Cette volonté non pas seulement de tuer ou d'éliminer, mais également de profaner les victimes, la dignité des victimes.
09:58 Ça, c'est quelque chose qui revient beaucoup avec aussi cette idée qu'il faut filmer, voire diffuser en direct.
10:04 C'est quelque chose quand même d'assez propre à ces mouvements terroristes.
10:09 Jean-Louis Komoli, qui avait écrit sur les images de Daech, avait noté que la nouveauté, finalement, d'un groupe comme Daech n'était pas tant de tuer et de filmer que de diffuser mondialement cela.
10:21 Et là, non seulement cette diffusion mondiale est l'objet même du crime, c'est à dire c'est un crime qui culmine,
10:29 qui se parachève dans sa propre représentation et dans la manière dont il va être montré, puisqu'il vise à produire de la terreur.
10:37 Il vise à donner à voir aussi l'exploit, entre guillemets, bien sûr, commis par ces personnes qui se réjouissent et une euphorie dans ces images qui est tout à fait odieuse.
10:50 On va y revenir, mais c'est probablement le pire.
10:52 C'est à dire on voit la joie, la jubilation de ces tueurs qui est absolument insoutenable.
10:58 Oui, cette jubilation et puis des images qui visent aussi de manière secondaire à produire d'autres images,
11:05 puisque du fait de la réaction qu'elles vont provoquer, elles vont amener ce qui était évidemment anticipé par le Hamas,
11:14 amener une réaction de l'État d'Israël et donc des images d'horreur qui sont celles qui ensuite vont recouvrir ces images premières.
11:21 On va y revenir dans une vingtaine de minutes, Fier-Lévy.
11:23 Je rappelle que vous êtes maître de conférence en études cinématographiques à l'Université de Paris VIII.
11:28 Vous serez rejoint par un autre atrocitologue, Stéphane Courtois, l'historien.
11:32 Il publie un livre collectif de la cruauté en politique de l'Antiquité au Khmer Rouge,
11:39 aux éditions Perrin, cruauté ici à entendre au sens étymologique, originel, latin, crudelitas,
11:47 qui indique le sang qui coule.
11:50 On se retrouve pour parler de cela dans une vingtaine de minutes.
11:53 Maintenant, c'est le biais de Réligion.
11:56 6h39, les matins de France Culture.
12:02 Guillaume Erner.
12:03 Nous nous retrouvons donc pour évoquer ce film, un film absolument inédit,
12:07 à la fois document pour l'histoire mais aussi objet à analyser, à analyser y compris dans sa charge politique.
12:14 Ce film, c'est la vidéo de l'attaque du Hamas avec un choix effectué par l'État israélien.
12:21 De ces images à montrer, 43 minutes qui ont été projetées hier à des journalistes en France,
12:28 qui seront projetées aujourd'hui à l'Assemblée Nationale.
12:31 On a décrit ce dispositif avec vous, Fir Lévy.
12:34 Je rappelle que vous êtes maître de conférence en études cinématographiques à l'Université Paris 8 de Vincennes Saint-Denis.
12:39 Et comme je l'ai dit, atrocitologue, c'est-à-dire que vous êtes spécialiste des images de la choix.
12:43 Et j'accueille un autre atrocitologue, l'historien Stéphane Courtois.
12:48 Bonjour Stéphane Courtois.
12:50 Vous publiez « De la cruauté en politique ».
12:52 C'est un ouvrage collectif de l'Antiquité au Khmer Rouge, aux éditions Perrin.
12:55 Il est important de dire que le mot « cruauté » est à entendre au sens étymologique.
13:00 Oui, au sens fort, au sens étymologique, « crudelitas », du latin « crudelitas », qui donne « cruauté ».
13:06 Et qui en latin signifie « la chair sanguinolente ».
13:10 Donc, on est vraiment là dans l'effectivité de l'acte d'assassinat, de torture, etc.
13:17 Et pas du tout dans le fémisme.
13:20 Oui, c'est pas « baladur contre Chirac », « la cruauté en politique ».
13:23 Voilà, on n'est pas dans les petites phrases cruelles, et dans la cruauté des remaniements ministériels,
13:28 comme je l'avais lu dans un article du Figaro.
13:31 Et ce que l'on a vu hier, ce film, « Offir Lévy », s'apparente effectivement à la « crudelitas »,
13:38 avec beaucoup de scènes insoutenables, des enfants assistant au meurtre de leur père,
13:45 des cadavres, des exactions perpétrées sur ces cadavres,
13:50 avec un rapprochement qui a été fait, car à l'issue de ces 43 minutes de projection,
13:55 il y a eu un petit mot prononcé par un membre de l'ambassade israélienne,
14:00 puis il y a la chargée d'affaires, puisqu'il y a actuellement une vacance d'ambassadeur à l'ambassade d'Israël à Paris,
14:07 qui est venue dire quelques mots, et qui a fait un parallèle, qui est très signifiant politiquement,
14:13 avec le 13 novembre, puisque hier nous étions le 13 novembre, et les massacres parisiens.
14:18 Oui, on avait le sentiment que cette projection avait aussi pour but,
14:22 à destination des journalistes et de ceux qui allaient relayer aussi ce qu'ils avaient vu,
14:27 de permettre de faire cette identification, c'est-à-dire que le public français,
14:33 qui aurait, suite aux articles, vendre ces images,
14:37 puisse se dire que ce qui s'est passé en Israël est du même niveau de cruauté, d'horreur,
14:43 que les crimes de Daesh, ou les crimes du 13 novembre.
14:47 D'ailleurs, dans le film, les monteurs ont retenu plusieurs plans de drapeaux noirs, qui sont les drapeaux de Daesh,
14:54 ce qui permet aussi de produire un discours dans lequel il ne s'agit ici nullement d'actes visant à la libération de la Palestine,
15:02 mais au contraire d'actes motivés par des raisons d'idéologies religieuses meurtrières.
15:07 Je l'ai dit il y a quelques instants au FIR Lévis, moi ce qui m'a le plus frappé, c'est la joie, la jubilation,
15:14 la jouissance de ces terroristes du Hamas, terroristes qui étaient pour la plupart en uniforme militaire,
15:21 reprenant pour certains les codes de Daesh, qui faisaient des selfies, qui étaient donc dans une sorte de victoire,
15:32 alors que tout ceci semblait tellement cruel, s'acharnant, donc sur des civils désarmés. Quelques mots à ce sujet.
15:41 Il y a quelque chose d'absolument, à la fois insoutenable, déroutant, qui va à l'encontre de toutes nos normes morales,
15:49 c'est que cette jouissance qui s'épanouit dans le crime semble être à elle-même sa propre fin.
15:56 C'est-à-dire qu'on ne voit pas comment on pourrait parler ici d'acte de résistance, là on a affaire à des meurtres purs.
16:02 Une fin qui aussi a pour but d'être contagieuse, on a le sentiment que ces images ont pour fonction de répandre
16:11 ce sentiment de jouissance du meurtre, du crime, dans le monde entier.
16:18 Et il y a quelque chose là encore de très troublant, c'est que finalement cette jouissance nous met face à un abîme.
16:27 C'est-à-dire qu'on a une structure mentale qui, a priori, fait de nous des êtres capables d'empathie.
16:36 Or là, il n'y a plus d'empathie, ça provoque au contraire un plaisir fou.
16:42 Et moi, c'est pour revenir à cette image du père qui meurt devant ses enfants et de cet homme qui boit du Coca-Cola.
16:50 - Jusqu'ensuite le terroriste ouvre le réfrigérateur et boit du Coca-Cola.
16:55 - Alors que les enfants sont en train de pleurer, de supplier.
16:58 Il y a une totale absence de projection dans la douleur des victimes, ce qui rend possible aussi cet acte.
17:07 C'est-à-dire qu'il ne s'agit plus de considérer l'autre comme un autre homme, mais au préalable de nier sa part d'altérité et de sambable pour pouvoir finalement jouir de sa destruction.
17:20 - Stéphane Courtois, c'est pour ça que je vous ai invité.
17:25 Vous avez signé ce livre collectif sur la cruauté en politique.
17:28 Vous avez longuement réfléchi à la manière dont le sadisme pouvait jouer un rôle en politique.
17:35 Est-ce que ça vous rappelle ou au contraire, est-ce que ça se distingue des grandes abominations commises sous l'ère stalinienne ou sous l'ère nazie ?
17:45 - Oui, d'abord pour rebondir sur ce qui vient d'être dit, je crois que le plaisir, voire la jouissance dans le fait de faire souffrir jusqu'à faire mourir un ennemi, un adversaire, une autre personne,
17:59 c'est un élément essentiel de la cruauté et c'est justement ce qui distingue la cruauté d'autres violences.
18:05 Dans les guerres, vous avez des violences énormes mais qui ne sont pas forcément des cruautés.
18:09 Pendant la guerre de 1914, on s'est tués massivement et en même temps, on s'est en partie respectés.
18:16 On n'a pas massacré les prisonniers, on n'a pas massacré les populations civiles, etc.
18:21 Même dans des guerres civiles comme la guerre civile américaine qui a pourtant été absolument terrible, 650 000 morts, à la fin, les adversaires se sont respectés.
18:30 Et même, il y a un compromis, il a fini par faire que les Etats-Unis existent.
18:35 Donc voilà, je crois qu'il faut bien distinguer des violences extrêmes de la cruauté avec cette notion de plaisir de faire souffrir, tuer son ennemi avec ce que vous venez d'évoquer,
18:48 c'est-à-dire les grandes tueries de masse des régimes totalitaires, qu'ils soient communistes, nazis.
18:54 Et là, on passe dans une espèce d'autre phénomène, parce que là, on a affaire à des tueries de professionnels.
19:02 C'est un travail de professionnels, et même industriel en ce qui concerne la Shoah dans sa deuxième phase,
19:08 où finalement, on a l'impression que là, le bourreau n'a même plus de plaisir. Il fait son boulot.
19:15 Son seul plaisir, ce sont les gratifications qu'il va en tirer.
19:20 Les bourreaux staliniens étaient en quelque sorte des professionnels ?
19:26 Avec deux phases. Dans la phase de guerre civile de 1918-1921-1922 et la fameuse Tchéka, là, le plaisir sadique était permanent, constant.
19:36 Les archives maintenant le démontrent.
19:38 Et Zerzhinsky, le patron de la Tchéka, avait même énormément de difficultés à contrôler tout ça, d'autant que ces hommes étaient bourrés de cocaïne.
19:46 Donc, on voit très bien le processus.
19:50 Mais ensuite, quand Staline a pris les choses en main, et qu'il a organisé certaines de ses très grandes tueries,
19:56 par exemple la grande terreur de 1937-38, en 14 mois, on assassine d'une balle dans la tête plus de 700 000 personnes sur des quotas précis par région, etc.
20:06 Là, ce sont vraiment des gens qui font leur boulot.
20:10 J'ai presque envie de dire qu'ils vont au bureau, et vous avez, c'est maintenant bien documenté, le bourreau en chef de la Loubianca, du siège du NKVD à Moscou, Blokhin,
20:22 dont on estime qu'il a assassiné environ 15 000 personnes. 15 000 personnes de sa main. Tous les jours, toutes les nuits, parce qu'il travaillait la nuit.
20:30 Et le matin, il rentrait chez lui, et il était... alors, son seul plaisir... il souffrait beaucoup, c'était un travail vraiment pénible.
20:38 Debout toute la nuit avec un revolver qu'il faut recharger, etc. Et en plus, quand il sort le matin, évidemment, il pue le sang, et les chiens le suivent dans la rue.
20:50 Donc, il a des problèmes avec ça, mais en même temps, son seul plaisir, ce sont les gratifications.
20:57 Des ordres de Lénine avec toutes les primes, une voiture, une montre en or, un pistolet d'honneur, voilà ses plaisirs.
21:06 Pour le reste, c'est un travail que ferait n'importe quel bureaucrate de bureau.
21:11 Et alors, ces images que nous avons vues au FIR Lévis hier, ces vidéos de l'attaque du Hamas, elles prennent place dans d'autres images que vous avez analysées,
21:21 notamment les images de la Shoah, les archives de guerre, là aussi, si vous deviez faire quelques rapprochements.
21:29 - Disons que la plupart des images que l'on connaît tournées au moment de l'ouverture des camps de concentration, notamment de l'Ouest, sont des images prises par les armées alliées.
21:38 Donc, le point de vue n'est pas le même, parce que là, la plupart des images que l'on a vues hier sont des images prises par les tueurs eux-mêmes.
21:44 Et qui visent à nous terrifier, qui visent à nous faire entrer dans cette espèce de boîte noire de leur propre jouissance,
21:52 raison d'ailleurs pour laquelle on peut souhaiter refuser de voir ces images, pour ne pas être la cible qui accomplit le geste ultime de ces meurtres,
22:02 qui sont aussi commis pour être filmés. Il faut bien voir que le fait de filmer ces meurtres n'est pas un supplément ou un bonus au meurtre.
22:11 C'est presque la finalité du meurtre lui-même, puisque la peur qui est répandue par le geste et par le film est inhérente au meurtre.
22:21 Alors par rapport aux images tournées au lendemain de la guerre, il y a cette différence en effet de qui fait les images,
22:28 il y a cette différence d'intention, dans un cas il s'agit d'informer et de produire aussi d'éventuelles preuves,
22:35 ou en tout cas des documents à produire devant la justice. Et donc on n'est pas du tout dans le même registre.
22:41 Comment ça se passe Stéphane Courtois pour les régimes totalitaires ? Vous qui avez par exemple analysé les Khmer Rouges,
22:49 qui a été probablement en termes de pourcentage, si j'ose m'exprimer ainsi, le meurtre de masse le plus important commis dans un pays.
22:59 Est-ce que les Khmer Rouges par exemple documentaient leur meurtre ?
23:02 Alors là je crois qu'il faut vraiment, ce qui est très intéressant c'est de voir comment un pouvoir politique aussi meurtrier que les Khmer Rouges par exemple,
23:11 ou que le pouvoir bolchevique ou que les nazis, ont deux stratégies totalement opposées en matière de cruauté de masse.
23:19 C'est extrêmement intéressant. D'un côté ils peuvent mettre en scène, exactement comme l'a fait le Hamas, cette cruauté pour littéralement tétaniser les ennemis.
23:31 Les personnes considérées comme ennemies, les tétaniser parce que c'est à ça que sert la terreur.
23:37 La terreur spectaculaire sert à tétaniser.
23:40 Inversement, quand ils rentrent dans un processus de massacre de masse énorme, susceptibles de provoquer des réactions dans leur propre société,
23:50 y compris en Allemagne, y compris en Union Soviétique, alors là c'est le secret absolu.
23:55 D'ailleurs Soljenitsyn l'avait très bien souligné dans un texte qu'il a publié le jour même où il a été expulsé du RSS.
24:02 Il a dit "la violence, la terreur et le secret sont étroitement associés"
24:09 Terreur, mensonge, secret sont étroitement associés.
24:13 La terreur ne peut pas fonctionner sans le mensonge et le secret, si elle devient vraiment un phénomène de masse.
24:20 Et inversement, le mensonge ne peut pas se maintenir sans la terreur.
24:24 Donc là il y a une espèce de trio infernal.
24:28 On voit très bien effectivement, la stratégie du Hamas était dans une phase spectaculaire.
24:34 Il fallait tétaniser, mais en même temps, si vous prenez les Iraniens par exemple, ou les Talibans,
24:44 on massacre en secret, on n'en sait rien.
24:47 Quant aux Ouïghours, on ne sait pas ce qui leur arrive.
24:50 Je crois qu'il faut bien comprendre que ces pouvoirs politiques qui utilisent la cruauté comme moyen politique
24:58 peuvent avoir deux stratégies totalement différentes à un moment donné.
25:02 Soit spectaculaires pour tétaniser, soit totalement secrètes,
25:06 parce que ça risque de provoquer trop de réactions dans la société où ça se déroule.
25:11 Ophir Lévy, l'autre élément important, toujours dans ce choix d'image,
25:16 il faut rappeler qu'il y a des centaines d'heures liées à ces massacres du 7 octobre.
25:20 Donc évidemment, ce qui a été choisi a été fait à dessin, différents dessins,
25:25 documenter l'horreur, avoir effectivement une réaction politique,
25:29 diffuser l'abomination du Hamas.
25:34 On entend deux mots qui reviennent sans cesse.
25:37 Tout d'abord le mot juif, le mot israélien n'est pas utilisé.
25:41 On tue des juifs, on ne tue pas des israéliens.
25:43 Et puis l'autre élément extrêmement important, Allah Ouakbar,
25:48 est une expression qui revient comme un mantra des centaines de fois
25:52 durant les exécutions, après les exécutions.
25:55 - Oui, alors disons que le mot israël ou israélien n'est pas utilisé.
26:00 Alors on peut imaginer aussi que ça fait partie d'une non reconnaissance
26:04 du fait même de l'existence de l'État d'Israël.
26:06 Donc en effet, il n'y a pas de raison d'utiliser ce terme dans la logique des tueurs du Hamas.
26:11 Le mot juif, en effet, il y a quelque chose là d'une essentialisation
26:15 de ces victimes assassinées en tant que telles.
26:19 Ce qui fait dire à certains qu'on a affaire à des crimes à caractère génocidaire,
26:23 ou en tout cas visés génocidaires.
26:25 Et en effet, par rapport à ce qui a été dit par Stéphane Courtois,
26:28 on est dans une toute autre logique que celle des nazis
26:31 qui précisément pesaient sur les tueurs un interdit de prise d'image.
26:38 Il ne fallait surtout pas prendre d'image et diffuser ce crime,
26:41 ne serait-ce que pour qu'il puisse se perpétuer de manière plus efficace.
26:46 Et la présence d'Allah Akbar, alors bon, je ne suis pas spécialiste
26:51 du fonctionnement des groupes terroristes,
26:55 mais on voit ici que sa récurrence dans le film,
26:58 moi je ne peux que commenter ce qu'on a vu,
27:00 mais sa récurrence dans le film vise bien, là encore,
27:04 à "dépolitiser" au sens d'une lutte politique,
27:08 pour donner à entendre la motivation première
27:12 qui serait de l'ordre quasiment d'une lutte eschatologique.
27:15 Il s'agit ici d'une victoire finale sur un ennemi
27:19 bien plus loin que la question de l'Etat, des frontières ou autre.
27:23 Oui, parce que ce qui est donné à voir, Stéphane Courtois,
27:26 c'est en fait une guerre de religion.
27:28 C'est une guerre de religion, mais c'est une guerre politico-religieuse.
27:32 Parce que ces gens-là mettent la religion en avant,
27:35 mais en réalité ce qui les intéresse c'est le pouvoir.
27:38 Il ne faut jamais oublier ça, c'est quelque chose de fondamental,
27:43 c'est le pouvoir qui les intéresse, et dans une perspective totalitaire,
27:48 puisque leur religion prétend détenir le monopole de la vérité,
27:53 l'imposer à toute une population, à chaque individu, etc.
27:56 Mais on retrouve dans les grandes tueries, par exemple soviétiques,
28:01 le même type de slogan qu'Allah Akbar.
28:05 Quand Staline lance un discours en 1929 en disant
28:10 "liquidons les koulaks en tant que classe",
28:13 le koulak devient la cible, et dans une perspective génocidaire,
28:18 parce que ça aboutit directement au fameux rolo de mort,
28:21 la grande famine ukrainienne de 1933
28:24 qui fait au moins 5 millions de morts de faim en 10 mois à peu près,
28:29 hommes, femmes et enfants.
28:31 Et ça, c'est justement une des caractéristiques du génocide,
28:34 et là le Hamas a aussi massacré hommes, femmes et enfants.
28:38 - Et le fait qu'un mot revienne comme un mantra,
28:41 c'est un slogan religieux, Stéphane Courtois ?
28:45 - C'est toute la question des religions séculières, si je puis dire.
28:52 - Il faut expliquer ce qu'est une religion séculière.
28:55 - Oui, c'est-à-dire l'utilisation d'un processus de type religieux
29:00 dans une démarche politique parfaitement séculière,
29:06 et totalitaire en l'occurrence.
29:09 Mais chez les nazis, c'était la même chose.
29:12 Dès qu'on avait dit le mot "juif", c'était terminé.
29:15 Dès que quelqu'un était désigné comme juif, c'était fini pour lui.
29:18 Donc voilà, on est là...
29:21 Au début de la révolution bolchevique, par exemple, pendant la guerre civile,
29:24 le mot mantra, c'est "bourgeois", "bourgeoisie".
29:27 Dès que vous êtes désigné comme bourgeois, alors vous allez être liquidé.
29:31 Donc voilà, à chaque fois, on retrouve une désignation de l'ennemi
29:34 qui doit être exterminée.
29:36 - Je l'ai dit en introduction à Pierre Lévy,
29:38 l'une des raisons pour lesquelles j'ai décidé de faire cette émission,
29:41 c'est parce qu'en ce moment même, sur les réseaux sociaux,
29:44 on nie l'existence de ces massacres,
29:46 on explique qui sont le fait de l'armée israélienne,
29:49 mais dès la libération des camps nazis,
29:51 c'est posé la question de vérifier, d'attester de la réalité des images,
29:56 et donc là, en l'occurrence, des crimes nazis.
29:59 - Oui, ça, on a l'impression qu'on découvre aujourd'hui
30:02 la suspicion qui pèse sur les images.
30:04 En réalité, elle existe depuis très longtemps.
30:06 Il ne faut pas oublier que quand les premières rumeurs
30:09 sur l'existence d'un crime contre les juifs commencent à circuler,
30:14 la presse, notamment aux Etats-Unis,
30:16 puisqu'elle n'est pas soumise à la même censure qu'en France, qui est occupée,
30:19 se pose la question de savoir si on diffuse ou pas ces rumeurs.
30:22 Déjà, les journalistes ne sont pas sur place,
30:24 donc ils ne peuvent pas diffuser des nouvelles de seconde main,
30:27 et il y a le souvenir des fausses atrocités
30:29 qui avaient été diffusées durant la Première Guerre mondiale,
30:32 et beaucoup de journalistes ne veulent pas se faire prendre au piège
30:35 de, à nouveau, diffuser des nouvelles qui devront être démenties par la suite.
30:40 Donc, il y a une impossibilité à croire l'ampleur de l'horreur,
30:44 et donc, quand des images vont arriver,
30:46 elles vont être précédées par une espèce de gangue de suspicions.
30:53 Et il va falloir qu'elles convainquent le public,
30:56 un public qui n'est pas toujours disposé à les croire,
30:59 et ce qui est très intéressant à l'époque,
31:01 c'est qu'on va solliciter des autorités morales,
31:04 dignes de confiance du grand public,
31:06 pour faire les passeurs de ces images.
31:09 Eisenhower, Patton Bradley, qui sont au camp d'Ordre Roufle,
31:13 qui lancent une grande campagne médiatique le 12 avril 1945,
31:15 mais on va inviter, par exemple à Buchenwald,
31:17 des parlementaires, britanniques ou autres,
31:20 des patrons de presse,
31:23 dans le New York Times, on a des articles des patrons de presse qui disent
31:26 "voilà, nous sommes allés voir et nous vous confirmons que tout ceci est vrai",
31:29 et ça va aller plus loin, on va inviter des producteurs d'Hollywood à l'été 1945,
31:34 qui sont donc des professionnels de l'image,
31:36 et qui vont venir, c'est dans Variety, on peut lire l'article,
31:39 où ils expliquent "nous, qui sommes des professionnels de l'image,
31:42 nous vous certifions que toutes les images que vous avez vues sont tout à fait conformes à ce qui se passe ici".
31:47 - Stéphane Courtois.
31:48 - Oui, ça va même plus loin, parce que j'ai le souvenir d'avoir vu ce film,
31:52 Hitchcock a été convoqué à Londres,
31:56 pour monter un film avec les images d'extermination des camps.
32:01 Et ce film est absolument terrible,
32:04 et c'était un film qui était destiné à la propagande,
32:06 pour rééduquer, entre guillemets, la population allemande.
32:09 Simplement, quand les autorités anglaises ont vu le film,
32:13 et ont vu l'état de l'Allemagne à nez zéro,
32:16 ils ont dit "c'est pas possible,
32:18 laissez ce film dans un tiroir,
32:21 parce que si on montre ça aux Allemands,
32:23 alors on ne va jamais arriver à remonter l'Allemagne".
32:26 Donc c'est tout à fait étonnant de voir à quel point les alliés eux-mêmes ont eu peur
32:33 de projeter ces images aux Allemands, en se disant "bon,
32:36 là on va les achever définitivement, on n'arrivera plus à rien".
32:39 Alors quant au déni, c'est un grand classique,
32:42 les crimes du communisme ont été niés pendant des dizaines d'années
32:47 par les communistes du monde entier,
32:49 les crimes maoïstes ont été niés par les maoïstes dont j'étais pendant très longtemps.
32:57 Donc voilà, c'est évidemment que les pouvoirs qui commettent ces crimes...
33:02 Mais ce n'est pas si logique que cela, Stéphane Courtois,
33:05 d'un côté on a des tueurs avec des GoPros aujourd'hui,
33:08 c'est pour cela que ce film existe,
33:10 de l'autre on retrouve cette même négation des crimes commis.
33:14 Oui, mais bien entendu, parce que comment voulez-vous qu'un pouvoir
33:18 puisse prétendre à une légitimité face à des crimes aussi gigantesques
33:23 que les crimes nazis, les crimes communistes, les crimes des Khmers Rouges, etc.
33:26 C'est impossible.
33:28 Donc ces gens-là savent très bien qu'il faut à tout prix masquer le crime
33:33 et donc organiser un système de déni général.
33:37 On retrouve ces analyses dans l'ouvrage collectif que vous publiez, Stéphane Courtois,
33:42 "De la cruauté en politique, de l'antiquité aux Khmers Rouges"
33:46 et c'est aux éditions Perrin, Merci, Offire, Lévis.

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