L'invité des Matins de France Culture.
Comprendre le monde c'est déjà le transformer(07h40 - 08h00 - 12 Décembre 2023)
Retrouvez tous les invités de Guillaume Erner sur www.franceculture.fr
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00:00 *Musique*
00:02 Les Matins de France Culture
00:04 *Musique*
00:05 Guillaume Erner
00:06 Le cas de Pardieu, avec vous Marine Turqui, bonjour.
00:09 Bonjour.
00:10 Vous êtes journaliste au service enquête de Mediapart, vous avez enquêté sur Gérard Depardieu
00:15 et puis il y a eu ce complément d'enquête, donc un magazine sur France 2
00:20 avec des propos de Gérard Depardieu qui ont choqué, choqué beaucoup de monde
00:26 et puis j'ai dit, en tease comme on dit, c'est à dire une manière d'annoncer ce qui suit
00:31 Gérard Depardieu, monstre sacré ou monstre tout court, je m'interroge d'ailleurs sur le choix de cette expression
00:38 qu'est-ce que vous en pensez vous de cette expression Marine Turqui ?
00:40 Finalement parler de monstre c'est mettre à l'écart le problème
00:43 et ce que raconte notre enquête à Mediapart sur Gérard Depardieu
00:46 c'est que beaucoup de monde savait qu'il se comportait mal sur les tournages
00:51 vous savez le tout monde savait c'est souvent une formule qui est employée de manière un peu active
00:55 dans pas mal d'affaires MeToo qu'on a vu ces dernières années
00:57 je crois que dans le cas de Depardieu elle est particulièrement vraie
01:00 parce que ce qu'on a documenté à Mediapart dans notre enquête en 3 volets qui est sortie au mois d'avril
01:04 c'est que finalement il y a eu des alertes d'un certain nombre de femmes qui ont dénoncé la même chose
01:09 c'est à dire des mains à leur entrejambes, dans leur culotte, sur leur poitrine
01:12 des propos obscènes du type de ceux qu'on voit dans la vidéo de complément d'enquête en Corée du Nord
01:17 mais aussi des grognements, y compris d'animaux en route
01:21 enfin ce que je veux dire c'est que ça c'est pas un comportement qu'on doit avoir dans le cadre professionnel
01:25 notamment sur les tournages
01:27 donc parler de monstres finalement c'est ne pas voir la responsabilité collective de tout le monde face à ça
01:32 Adèle Haenel avait dit sur le plateau de Mediapart "les monstres ça n'existe pas"
01:35 "ce sont nos pères, nos frères, nos collègues, nos amis"
01:38 moi je suis assez d'accord avec cette formule finalement
01:40 l'affaire Depardieu elle interroge le monde du cinéma mais elle interroge toute la société
01:45 qu'est-ce qu'on fait des alertes de femmes qui se plaignent d'un comportement d'un homme
01:49 par exemple dans le cadre du travail
01:51 et c'est vraiment ce qu'on voit dans cette affaire Depardieu
01:54 c'est que certains faits étaient en partie publics sous nos yeux
01:56 à travers des portraits ou des vidéos ou des livres
01:59 par exemple on le voit sur le tournage des Fugitifs
02:02 il y a eu des images tournées ou dans d'autres tournages
02:05 où on le voit embrasser de force une maquilleuse sans son consentement
02:09 on voit dans la bande dessinée de Mathieu Sapin qui a suivi Gérard Depardieu dans un certain nombre de ses voyages
02:13 on voit ce qui ressemble fortement à une agression sexuelle décrite dans l'une des planches de la BD
02:18 qui a été relue par Gérard Depardieu
02:20 donc en fait quand moi je fais cette enquête
02:23 j'interroge un tas de réalisateurs et de producteurs sur des films sur lesquels on signale des problèmes
02:28 sur les 20 réalisateurs et producteurs, 9 ne m'ont pas répondu
02:32 11 à l'exception d'un Fabien Ontainité m'ont indiqué qu'ils n'avaient rien vu, rien su
02:37 alors que moi je récoltais des tas de témoignages de femmes qui se disaient victimes
02:40 mais aussi de témoins directs de ces scènes
02:43 donc ce qui nous interroge dans cette affaire c'est finalement
02:46 que 3 personnes dans la hiérarchie, la production, la réalisation n'a vu, entendu
02:50 et quand je les interroge ils me disent qu'ils n'ont rien eu connaissance
02:53 Gérard Depardieu a contesté dans une tribune publiée dans le Figaro
02:59 la manière dont il était dépeint
03:01 et puis hier sur l'émission "C'est à vous" sur France 5
03:06 ses avocats ont répondu, un extrait de la réponse des avocats de Gérard Depardieu
03:10 Quand on voit une émission à cette heure là on se dit
03:12 "Bon enfin Gérard a encore fait du Gérard, dirait certains paraît-il sur les plateaux"
03:16 Bon parce qu'il paraît que c'était habituel
03:18 mais surtout je pense que c'est un peu, on est un peu dans le thème "chauffe Marcel"
03:22 est-ce que tu vas m'en sortir une autre ?
03:24 c'est à dire que celui qui tient la caméra je pense pousse un peu à l'excès
03:28 on est dans la grossièreté, on n'est pas dans la question
03:30 Donc c'est pas de la faute de Gérard Depardieu ?
03:32 Selon vous il a été poussé à tenir ses propos là ?
03:35 Il est responsable de ses propos mais nous les analysons dans un contexte particulier
03:39 Dès le début ils nous disent "voici des images que vous n'auriez jamais dû voir"
03:44 et c'est exactement le cas
03:46 ce sont des images que nous, on aurait jamais dû les voir
03:49 Lorsqu'on est en documentaire, on m'a expliqué, j'ai appris beaucoup de choses
03:53 donc je vous les livre, que la caméra tourne en permanence
03:56 elle filme tout
03:58 mais là par exemple vous avez 20 heures de rush
04:01 et 7 minutes soigneusement triées sur le volet
04:05 pendant lesquelles Gérard s'exprime sur le ton que tout le monde lui conteste aujourd'hui
04:11 C'est pas 7 minutes de trop ?
04:12 La défense de Gérard Depardieu, Marine Turki vous qui êtes journaliste à Mediapart
04:16 vous avez enquêté sur Gérard Depardieu, comment réagissez-vous à cette défense ?
04:20 Je crois qu'ils sont dans leur rôle d'avocats qui défendent Gérard Depardieu
04:24 ils prennent la parole, c'est normal
04:26 Ce qu'on peut dire c'est que la grossièreté, l'humour potache, c'est pas le harcèlement sexuel
04:31 que la drague c'est pas les violences sexuelles
04:33 je parle de manière générale
04:35 et en France on entretient un peu cette confusion
04:37 parce que c'est tellement arrangeant
04:39 entre les violences sexuelles et la drague, le libertinage etc
04:41 c'est ce qu'on a vu dans un certain nombre d'affaires des SK de Nibopin
04:44 à chaque fois ce sont les mêmes arguments qui ressortent en défense
04:47 ils ont le droit de prendre cette parole, de dire qu'il est innocent etc
04:50 mais il y a quand même des vidéos qui documentent un certain comportement
04:53 et contrairement à ce qu'ils disent dans cet extrait
04:55 nous on a d'autres vidéos où ils se comportent d'une manière similaire
04:59 dans notre enquête tous les témoignages rapportent les mêmes propos obscènes
05:03 je vais pas les répéter ici, tout le monde les a entendus
05:05 mais on est pas dans des grossièretés
05:07 on est dans des propos à l'égard de femmes et souvent dans le cadre du travail aussi
05:10 je crois que les personnes, les techniciennes, les maquilleuses, les actrices
05:12 qui vont le matin au travail sur un tournage
05:14 c'est pas pour entendre ces propos là
05:16 donc je suis pas là pour qualifier les faits
05:18 que c'est du harcèlement sexuel ou pas, c'est pas à moi de le dire
05:20 mais à minima on est pas seulement de l'un de la grossièreté il me semble
05:23 Marine Turki, vous avez enquêté sur Depardieu, c'était difficile ?
05:27 oui ça a été difficile et d'ailleurs ça m'a pris deux années
05:30 deux années pour mettre en confiance les personnes
05:33 pour trouver assez de témoignages pour recouper les choses
05:37 on ne se contente pas à Mediapart d'un témoignage, d'un morceau de plainte
05:41 on va passer au crible tout
05:43 déjà on va prendre un premier témoignage
05:45 on va aller regarder est-ce qu'il y a des témoins, est-ce qu'il y a des confidents
05:48 est-ce qu'il y a des documents qui l'étaillent
05:50 on va essayer d'avoir des témoins directs
05:52 et en l'occurrence sur Gérard Depardieu
05:54 pour une même scène, je pense notamment au film Disco
05:56 qui est sorti en 2007 où il y a eu beaucoup de problèmes
05:58 j'ai trouvé parfois 5 témoins directs de ce que dénonçait la jeune femme
06:02 au total j'ai eu 13 témoignages
06:05 plus celui de la plaignante, 14
06:07 de femmes qui dénoncent des agressions sexuelles
06:10 ou du harcèlement sexuel
06:12 et j'ai eu beaucoup de témoignages de témoins
06:14 qui étaient sur les plateaux, qui ont vu les choses
06:16 et qui ont dit "on a rigolé lorsqu'on a vu ça"
06:19 et c'est ça qu'interroge l'enquête Depardieu
06:22 parce que la phrase que j'ai le plus entendue dans cette enquête c'est
06:24 "ça va c'est Gérard"
06:26 mon enquête aurait pu s'appeler comme ça
06:28 et ça, ça interroge quand même sur notre capacité à entendre ces témoignages
06:30 les recevoir et les qualifier finalement
06:33 - Justement, qu'est-ce que ça veut dire pour vous "ça va c'est Gérard"
06:36 c'est un peu d'ailleurs ce que disait tout à l'heure son avocat
06:39 - C'est-à-dire que Gérard Depardieu c'est le monument du cinéma français
06:42 c'est un mythe et donc on estime que son jeu de génie
06:47 c'est un acteur de génie, ça va avec tout ce qu'on vient de décrire là
06:50 - Donc on en revient au monstre mais cette fois-ci au monstre sacré
06:53 - On en revient en tout cas au grand acteur qui incarne un bout de France finalement
06:57 ça m'a été dit dans cette enquête, Depardieu c'est la France
06:59 c'est la France de Chirac et on estime qu'une petite tape sur les fesses ça fait pas de mal
07:03 ça on me l'a dit, c'est un rédacteur qui me l'a dit
07:05 donc ce que je veux dire c'est que ça raconte en fait notre capacité à banaliser ces faits
07:09 à les mettre à l'écart, à les minimiser et à ne pas les prendre comme tels
07:13 encore une fois quand on va sur un tournage le matin et qu'on est une costumière, une maquillère, une actrice
07:17 il m'accuse d'une actrice, c'est pas pour en fait avoir une main aux fesses ou des propos comme ça
07:20 il y en a une qui m'a expliqué sur le tournage de La Maume en 2007
07:23 à quel point ça avait duré comme ça pendant plusieurs jours
07:26 et qu'elle rentrait dans sa loge, elle pleurait, elle ne savait plus comment se défendre
07:30 - Mais alors justement Gérard a fait du Gérard, donc on imagine que
07:33 si c'est son comportement, c'est son comportement depuis quelques années
07:37 de nombreuses années peut-être, c'est vous qui avez enquêté Marine Turquie
07:41 mais alors on peut se dire qu'aussi il y a eu une époque
07:44 où cela faisait peut-être partie des mœurs acceptables, admises
07:49 ce qu'on appelle l'éthos du cinéma ou d'un tournage
07:52 Marine Turquie, qu'est-ce que vous en pensez ?
07:54 - On part de loin dans le cinéma français, je vais vous donner une scène
07:57 le dernier tango à Paris de Bertolucci où on a vu Maria Schneider dévastée à 19 ans
08:01 par une entente entre le réalisateur et l'acteur Marlon Brando
08:04 pour simuler une scène de viol atroce dont elle ne s'est jamais remise
08:09 en 2018 un critique de cinéma qui s'appelle Eric Neuhoff dans Le Masque et la Plume
08:13 disait "est-ce que c'est pas le prix à payer pour avoir un chef-d'oeuvre ?"
08:16 Voyez d'où on part et voyez où on est encore malgré Me Too
08:20 c'est-à-dire qu'il y a quand même cette idée dans le cinéma de l'alibi artistique
08:24 je crois que le prétexte de l'art, de l'oeuvre, de l'intérêt supérieur de l'oeuvre
08:28 efface un petit peu les violences comme si c'était un prix à payer
08:32 - Marine Turquie, pourquoi cette tribune de Gérard Depardieu ?
08:35 Pourquoi nie-t-il tout en bloc ? Comment vous interprétez cela ?
08:39 Est-ce que c'est du déni pur et simple ?
08:43 - Déjà il faut rappeler qu'il y a un risque pénal actuellement
08:46 Gérard Depardieu est mis en examen pour viol après la plainte de l'actrice Charlotte Arnould
08:50 donc évidemment que tout témoignage aujourd'hui qui viendrait étayer son comportement
08:54 avec les femmes dans ce sens-là est dangereux pénalement pour lui
08:58 et il a le droit d'avoir sa parole et de se défendre. Je précise que dans notre enquête
09:01 on a évidemment sollicité Gérard Depardieu et ses avocats et pas une fois mais plusieurs fois
09:05 demandé des entretiens, etc. Je lui ai envoyé des pages entières de questions
09:09 sur le fond je n'ai aucune réponse. A part dire qu'il conteste tout comportement pénalement répréhensible
09:14 sur le fond de "est-ce qu'il s'est passé ça ? Quels sont vos souvenirs de tel tournage de telle personne ?"
09:18 je n'ai pas de réponse. Donc sur le fond il n'y a pas de réponse, en tout cas pas à Mediapart
09:22 - Comment êtes-vous certaine que les faits que vous rapportez dans cet article sur Gérard Depardieu
09:27 sont exa-Marine Turquie ?
09:29 - Grâce au témoignage de témoins, grâce au témoignage aussi concordant des femmes qui dénoncent ces faits entre elles
09:35 c'est-à-dire que quand vous avez une quinzaine de faits similaires et depuis France Inter en a révélé d'autres
09:41 vous voyez bien les similitudes, vous voyez comme une forme de mode opératoire qui se dégage
09:46 c'est pour ça que ces enquêtes elles sont longues, c'est qu'on ne se contente pas d'un témoignage
09:49 c'est un puzzle qui va se former avec plein d'éléments. Parfois il arrive qu'on ait des messages
09:53 qui étaient ça, dans l'affaire du témoignage d'Adèle Haenel par exemple j'avais des lettres du réalisateur
09:58 qui quand même posaient un certain nombre de questions. C'était une enfant de 12 ans
10:02 on avait un réalisateur qui expliquait qu'il avait eu un amour pour elle qui avait été trop lourd à porter
10:08 vous voyez on a plein de petits éléments y compris des éléments écrits parfois qui étaient les choses
10:13 dans le cas de Depardieu on a quand même des vidéos. On a une vidéo de Depardieu avec une journaliste en Argentine
10:18 où il l'embrasse de force, il la touche partout et c'est sur fond de rire encore une fois
10:23 donc on n'a pas voulu voir tous ces éléments, ces vidéos qui sont au parti public encore une fois
10:27 Ces réalisateurs qui ont, si je vous suis Marine Turquie, nécessairement observé ces comportements
10:33 pourquoi n'ont-ils rien dit alors même qu'eux aussi sont soumis à un risque pénal ?
10:38 Oui, d'autant que le producteur il a une obligation de sécurité envers ses employés sur le film
10:42 le film c'est une petite entreprise finalement, éphémère, mais c'est une entreprise où il y a quand même des lois
10:47 le code du travail etc. Donc c'est la question que j'ai posée dans cette enquête et dans le deuxième volet
10:51 qui s'appelait Depardieu, une complaisance française. Pourquoi tous ces réalisateurs et ces producteurs
10:55 n'ont-ils rien vu alors que moi j'ai des tas de techniciens et techniciennes sur les plateaux
10:59 qui me disent "moi j'ai vu ça, ça c'est vrai et voilà ce qui s'est passé et on ne savait plus comment faire"
11:04 Evidemment qu'il y a un souci, donc il faudrait poser la question à ces réalisateurs et producteurs
11:08 moi j'ai été quand même très menacée, intimidée au moment de mon enquête
11:12 c'est-à-dire que j'avais des acteurs, des producteurs et des acteurs qui me disaient
11:16 "non mais vous n'allez pas me citer là-dessus, je vous envoie les avocats"
11:19 il y en a qui ont eu un ton un peu plus dur même. Ils ne voulaient absolument pas être associés à ça
11:22 ni dans un sens ni dans un autre
11:25 On se retrouve dans une vingtaine de minutes, Marine Turquie, vous êtes journaliste
11:28 à Mediapart vous serez rejointe par Hélène Frappin et séiste, on lui doit notamment "Gaslighting"
11:34 ou "L'art de faire taire les femmes", c'est aux éditions de l'Observatoire
11:38 Il y a quelques minutes, nous parlions du cas de Pardieu avec vous Marine Turquie, vous êtes journaliste
11:51 au service enquête de Mediapart et puis on va tenter d'élargir cette question
11:57 l'élargir en fait au milieu du cinéma puisqu'en 2017 des révélations sur le producteur de cinéma
12:02 américain Harvey Weinstein ont entraîné sa chute et aussi lancé le mouvement #MeToo
12:09 En 2023, le cinéma a-t-il évolué, le cinéma français, tout type de cinéma
12:15 Pour en parler, nous sommes avec vous Hélène Frappin, bonjour, vous êtes romancière, philosophe
12:21 vous venez de publier un livre extrêmement fin "Le Gaslighting" ou "L'art de faire taire les femmes"
12:27 Oui, les questions de cinéma, ce livre a été publié aux éditions de l'Observatoire
12:31 Est-ce un hasard selon vous si ce type de comportement, les comportements par exemple de Gérard Depardieu
12:38 se déroulent dans le milieu du cinéma ?
12:40 Absolument pas, il n'y a aucun hasard, non pas que le milieu du cinéma serait un milieu monstrueux
12:47 pour reprendre un terme qui a été employé et Marine Turquie a très précisément expliqué
12:53 qu'il n'y a pas de monstre en fait en citant Adèle Haenel, c'est-à-dire il n'y a pas des individus
12:57 ou des milieux qui s'accepteraient de la condition humaine et de la condition aussi du travail
13:05 tel que tout le monde la vit, il n'y a pas de hasard pour deux raisons, d'abord parce que le milieu du cinéma
13:10 est un agrandissement de ce que nous vivons et de ce que nous voyons, c'est ce que j'avais pu observer
13:15 dans mon précédent livre "Le roman 3 femmes disparaissent" où la condition en apparence extraordinaire
13:21 de ces 3 stars, de cette lignée de stars hollywoodiennes au fond ne racontait rien d'autre
13:26 que notre condition, pas seulement féminine mais humaine, et il n'y a pas de hasard pour une deuxième raison
13:31 je pense, et c'est pour ça que j'ai écrit ce livre sur le gaslighting, qui est que le cinéma
13:37 et ça c'est quelque chose que beaucoup de spectateurs et même de critiques ont du mal encore à...
13:41 ils ont du mal à en mesurer la force, est un laboratoire en fait, qui est le laboratoire où
13:47 tout ce qui se passe dans notre société à l'avance en fait est déjà là avant, tout est là, c'est pour ça
13:54 que je me suis intéressée, enfin que j'ai voulu consacrer un livre au film de George Cukor qui date de 1944
14:00 "Gaslight" "Antise" en français, parce que dans ce qui est dit dans ce film, c'est à dire le continuum
14:08 entre une violence conjugale que subit l'héroïne interprétée par Ingrid Bergman et ce qui se passe
14:14 en dehors des murs en 1944, c'est à dire la guerre et la déshumanisation qui se produit à ce moment là
14:21 dans le monde à cause du nazisme, enfin la déshumanisation qu'entraîne le nazisme sont dans le film de Cukor
14:29 liés, c'est ce que ce film a à nous dire, c'est la préscience de ce film et je pense que là, ce dont nous parlons
14:35 depuis tout à l'heure a à voir avec la question du pouvoir, quel type de pouvoir est exercé, moi j'ai vu
14:42 j'ai lu la remarquable enquête de Marine Turquie qui est parue il y a quelques mois, qui n'avait pas eu je pense
14:47 assez d'écho à l'époque, j'ai vu complément d'enquête et moi c'est ça qui m'a marqué, c'est...
14:53 - Justement, selon vous, ce comportement de Gérard Depardieu, comment s'inscrit-il dans votre manière de penser
15:01 le cinéma, Hélène Frappat ? - Alors déjà dans le comportement de Gérard Depardieu, il a été souligné qu'il avait
15:07 un comportement d'humiliation systématique à l'égard des femmes, il n'a pas été peut-être assez souligné
15:16 le racisme qui est très explicitement mis en oeuvre, je fais référence à la manière dont il singe la langue coréenne
15:26 et le pays où il est invité avec un racisme qui pour moi a à voir avec la discrimination, une des formes de discrimination
15:39 on ne peut pas isoler en fait, ce dont nous parlons là, ce n'est pas de... et quand nous employons par exemple
15:45 ce mot systémique, ce n'est pas quelques féministes hystériques qui emploient ce mot pour le brandir comme un étendard
15:51 ça nous concerne nous tous en fait, c'est-à-dire que le rapport de pouvoir, le rapport de classe aussi qui est exercé
15:57 par Gérard Depardieu, parce qu'après que lui se soit dit dans sa carrière de gauche, c'est de l'affichage
16:02 là on revient à la question du gaz lighting, c'est-à-dire que ce sont... c'est une manière de maquiller en fait
16:07 ce qui est en jeu, c'est un type de rapport de pouvoir que Adorno aurait qualifié d'autoritaire
16:13 - Le philosophe Adorno - Le philosophe Adorno, qui vise à humilier l'autre, qui vise à ne pas respecter
16:19 toutes les lois, les lois qui s'exercent notamment dans le domaine du travail, il n'est pas normal, comme le soulignait Marine Turki
16:25 que des femmes aillent travailler la peur au ventre alors qu'elles ne font que leur travail, etc.
16:31 Donc tout ça nous oblige à nous interroger, nous tous, et c'est en ça que le cinéma est un art absolument extraordinaire
16:37 c'est qu'il nous met cette image agrandie devant les yeux, il nous la renvoie, et exactement comme Georges Cucor en 1944
16:44 nous sommes face à un acteur et des films qui nous regardent, nous. Maintenant la question c'est qu'est-ce que nous nous faisons
16:52 de cette image du pouvoir. - Mais Hélène Frappin, moi je pensais naïvement qu'un grand acteur c'était justement de la cire
16:58 c'est-à-dire quelqu'un qui n'avait pas véritablement de personnalité, qui était capable d'en adopter plusieurs
17:04 alors que là on a affaire, et c'est pour ça que j'ai employé il y a quelques minutes le mot "monstre", une sorte de personnage
17:12 comme ça qu'on retrouve, et d'ailleurs son avocat, que l'on a entendu tout à l'heure, a dit "Gérard fait du Gérard".
17:19 - Oui alors ça c'est toujours une manière, d'abord bon, il y a des mécanismes, tous les mécanismes, vous citiez mon livre sur le gazlighting
17:26 du gazlighting sont en place, notamment l'inversion permanente. - Alors le gazlighting, il faut dire en quelques mots ce que ça signifie.
17:32 - Voilà, il s'agit donc à travers ce film de Georges Cucor, il s'agit donc de décrypter, c'est ce que fait le film de Cucor
17:40 une manipulation qui vise une femme, donc Ingrid Bergman, dans une situation conjugale, qui va être peu à peu déshumanisée
17:48 à travers une manière de nier les faits, nier la réalité, la faire passer pour folle, inverser la situation bourre aux victimes.
17:56 Tous ces mécanismes, ils sont là en jeu, mais encore une fois, ce qui est important c'est que justement un acteur de génie
18:02 comme Gérard Depardieu, il est traversé par quelque chose d'autre que les rôles, les nombreux rôles.
18:09 - Il est traversé par quoi ce film ? - Il est traversé par une sorte de dimension, je dirais presque, en employant un mot que Flaubert aimait bien
18:16 une dimension impersonnelle, qui est celle du cinéma, qui est celle de l'art, et c'est en ça que c'est important.
18:21 - Vous voulez dire que le cinéma parle en lui, mais ça c'est une manière quand même de le déresponsabiliser ?
18:25 - Pas du tout, pas du tout, au contraire, c'est une manière qui revient à en faire une grande figure de l'art, une figure, là en l'occurrence
18:36 on pourrait dire de minotaure, de même, on en a connu d'autres, des grands minotaures, on a connu DSK, on a connu Weinstein,
18:43 tous sont traversés aussi par une forme du pouvoir, qui n'est pas juste la leur, qui n'est pas juste comment ils se comportent dans une chambre d'hôtel
18:52 en peignoir blanc et à poil sous le peignoir avec des femmes de chambre qui sont toujours des individus plus faibles, mais qui y est encore une fois
19:02 et c'est là où ne nous méprenons pas. C'est pas un hasard si ça se passe en Corée, dans un pays dont le moins qu'on puisse dire,
19:08 on dit que la Corée n'est pas un pays extrêmement démocratique, c'est pas un hasard si tout est en jeu là pour nous montrer des mécanismes
19:15 qui nous concernent nous, comme êtres humains, comme citoyens, comme citoyens qui allons bientôt voter, qui devront nous interroger sur les personnes aussi,
19:24 notre rapport au pouvoir, les gens que nous élisons, notre rapport dans notre vie en réel, pas juste de l'affichage qui est "je suis de gauche"
19:32 mais comment je traite les gens autour de moi, c'est ça que nous raconte en fait, c'est la dimension, c'est la grande fable
19:38 et c'est pour ça que tout le monde est tellement bouleversé je pense, parce que nous raconte Depardieu.
19:42 Je suis d'accord sur la question du pouvoir, parce que ce qui traverse les affaires de violences sexuelles et sexistes, que ce soit dans le cinéma ou dans d'autres secteurs,
19:48 parce que les violences sexuelles c'est partout, il faut rappeler cette évidence, ça traverse les milieux, ça traverse les secteurs,
19:55 c'est la question du pouvoir, c'est la question de l'abus de pouvoir. Qui a le pouvoir ? Quel usage il en fait ? Quels leviers il actionne ?
20:00 Et le pouvoir c'est pas simplement le ministre, le grand acteur, le présentateur du JT de 20h, c'est l'entraîneur de foot, c'est le père de famille, c'est le prêtre, etc.
20:09 Donc c'est ça qui traverse ces affaires et c'est ça qui est vraiment important de prendre en compte, et je suis complètement d'accord sur l'enjeu de domination et de pouvoir
20:17 qu'on peut voir dans cette affaire et dans d'autres évidemment. Donc c'est pas un hasard que si ça se retrouve dans le cinéma, pourquoi ? Dans le cinéma il y a quoi ?
20:23 Il y a beaucoup de pouvoir et il y a beaucoup de précarité. Il y a des intermittents qui ont besoin de faire leurs heures,
20:27 et puis de l'autre côté il y a des réalisateurs, des producteurs qui sont en position de force. Et il y a aussi une petite famille, le cinéma, une structure beaucoup plus petite
20:35 qu'aux Etats-Unis par exemple, où tout le monde se connaît, tout le monde se croise, et donc à un moment donné il y a cette peur d'être blacklistée.
20:40 Il faut quand même dire ça, c'est le courage des gens de témoigner dans mon enquête au mois d'avril. C'est pas des stars qui témoignent, c'est des petites mains du cinéma.
20:47 C'est des maquilleuses, des techniciennes, des actrices qui ne sont pas tellement connues, et elles prennent ce risque de témoigner.
20:53 Et ce qu'elles m'ont dit au lendemain de l'enquête, c'est qu'il n'y a eu zéro réaction dans le monde du cinéma. Il y a eu zéro réaction.
20:59 Il y a eu une réaction de la SRF, la Société des réalisateurs de films. Aucune organisation représentative du cinéma n'a réagi.
21:05 C'est tellement difficile pour elles. Il y en a une qui était en plein tournage. Qu'est-ce qu'elle a entendu sur son lieu de tournage ?
21:10 Elle a entendu des gens qui ne comprenaient pas qu'elle avait témoigné, parce qu'elle a témoigné anonymement dans Méniapart,
21:14 qui lui ont dit "quand même, c'est fou, tout le monde savait, c'est hypocrite, 15 ans après elle est parlée, c'est facile,
21:20 c'est s'acharner sur Gérard Depardieu". C'est aussi ça, aujourd'hui, le monde du cinéma, encore. Et ça, c'était en avril 2023.
21:27 Alors, les choses ont quand même beaucoup changé sur le plan institutionnel Marine Turquie, puisque aujourd'hui,
21:33 un certain nombre de règles ont été édictées. Il y a par exemple le fait que les subventions aux films sont conditionnées
21:39 à un certain nombre de conditions de tournage. Bref, on ne peut pas dire que les choses soient restées en l'état dans le domaine du cinéma.
21:44 Complètement. Depuis Me Too, même si Me Too a été plus taiseux en France qu'aux Etats-Unis dans le monde du cinéma,
21:49 les choses ont quand même avancé. Notamment grâce à des collectifs comme 50/50, à l'association des acteurs et des actrices.
21:56 Il y a eu quand même un plan de lutte contre les violences. Il y a eu des référents harcèlement qui ont été mis en place sur un certain nombre de tournages.
22:03 Vous vous rappelez les subventions du CNC qui sont conditionnées à des formations sur les violences, alors avec des situations ubuesques,
22:08 parce que dans ces formations, on a vu Luc Besson, qui était à l'époque sous enquête pour viol et visé par plusieurs témoignages dans Mediapart,
22:14 qui assistait à ces formations. Donc, évidemment que tout n'est pas parfait. Et le problème, c'est que les enquêtes,
22:20 quand elles sont menées, les enquêtes internes, quand il y a un signalement sur un tournage, le tournage est déjà fini, que l'enquête n'est pas terminée.
22:27 Et puis surtout, ces enquêtes ne sont pas réalisées de manière indépendante. Les référents harcèlement sont souvent liés à la production, d'une manière ou d'une autre.
22:34 Donc, c'est la limite de tout cela. Mais les choses avancent quand même. Et on le voit, il y a quand même aussi des réactions maintenant sur les tournages,
22:41 quand il se passe parfois des propos sexuels qui sont dits, des agressions sexuelles, une main sur les fesses, etc. Maintenant, il y a des gens qui réagissent.
22:49 Ce n'était pas le cas il y a 10 ans.
22:51 Le monde du cinéma, Hélène Frappat, au travers des différents livres que vous avez consacrés à ce monde-là, il y a aussi un lien particulier.
22:57 Alors là, ça ne concerne pas De Pardieu, mais ça peut en concerner d'autres. Il y a un lien particulier entre le réalisateur et les acteurs, les actrices qu'il fait jouer.
23:08 Et là, je pense par exemple à Hitchcock, qui est pour vous un personnage assez emblématique.
23:14 Oui, il y a cette possibilité d'avoir un pouvoir de vie et de mort. En tout cas, c'est comme ça qu'Alfred Hitchcock l'a exercé.
23:23 Pour ne citer que celle que j'ai étudiée, qui est l'actrice Tipi Edren qui joue dans "Marnier et les oiseaux", il a eu en effet, et c'était assez banal d'ailleurs à l'époque,
23:34 ce droit de lui faire signer un contrat d'exclusivité qui lui donnait pendant sept ans un pouvoir absolument d'exclusivité de vie et de mort.
23:44 Ce dont parlait Marine Turquiel, employé le mot "teseux" à propos du Me Too français, c'est la question de l'omerta.
23:52 C'est-à-dire que qu'est-ce qu'on peut, qu'est-ce que peut un être humain face au pouvoir ?
23:57 Moi, je dirais, en des termes philosophiques, c'est le savoir qui peut s'opposer au pouvoir.
24:02 Mais c'est quoi le savoir ? C'est très concret en fait.
24:04 D'abord, le savoir, ça implique toujours du courage.
24:07 C'est ce que disait Kant, il faut oser savoir.
24:10 Il y a une audace dans le savoir.
24:12 Ça veut dire qu'on ne se pointe pas un matin en décidant comme ça, il faut une enquête.
24:17 Et il faut occuper cette place qui est celle de certains journalistes, et même dans leurs enquêtes d'autres personnes qu'ils citent, qui est la place du témoin.
24:25 Tippi Edren, à l'instant j'en parlais, elle a essayé de se confier sur les viols dont elle était victime de la part d'Hitchcock.
24:33 Et elle a été face à cette omerta, qui fait que personne n'a voulu témoigner pour elle.
24:37 Et qu'elle-même l'a fait en 2016, c'est-à-dire un an avant le déclenchement de Me Too aux Etats-Unis.
24:45 Témoignant pour elle-même, écrivant ses mémoires si longtemps après.
24:50 Et le fait qu'il n'y ait pas eu de témoin pour elle, moi j'étudiais dans Trois Femmes Disparaissent, les répercussions sur sa propre lignée, sur sa propre filiation que ça a eu dans son existence.
24:59 Donc ça c'est absolument essentiel, c'est aussi ce que nous montre le monde du cinéma.
25:05 Que face à un pouvoir exorbitant, qui vient évidemment des sommes mises en jeu, il ne faut pas traiter les films juste comme des objets de divertissement.
25:13 Et même les films qui sont des objets de divertissement, moi je n'ai rien contre ça.
25:17 Je pensais récemment au film Barbie, qui nous disent énormément de choses sur la société, dans leurs conditions de production.
25:24 Jacques Rivette, à qui j'ai consacré un livre, disait "un film raconte l'histoire de son tournage".
25:29 C'est pour ça que moi je ne suis pas du tout pour supprimer les œuvres.
25:32 Parce que je pense que quand nous revoyons, c'est ce que faisait d'ailleurs le documentaire "Le Clément d'Enquête"...
25:36 Vous voulez dire dans le cas de Gérard Depardieu par exemple, il ne s'agit pas de supprimer la diffusion des films ?
25:42 Bien sûr que non, parce que ça reviendrait au fond à supprimer nos souvenirs.
25:47 Alors que ce qui est en jeu c'est la mémoire, ce n'est pas les souvenirs.
25:51 Ce qui est en jeu c'est le fait que pourquoi est-ce qu'il y a une telle volonté d'être amnésique, comme on le voit dans les cas d'inceste.
25:57 Il est temps maintenant de penser que ça ne concerne pas que quelques Coréens, quelques femmes, quelques enfants victimes d'abus de pouvoir,
26:05 quelques Juifs, quelques Arabes, quelques Homo, quelques personnes en situation de précarité.
26:12 Ça nous concerne tous en fait cette question.
26:15 Marine Turki ?
26:16 La question de la censure est vue de manière très binaire.
26:20 C'est "on censure, on ne censure pas".
26:21 Il y a plein d'alternatives.
26:23 Il y a contextualiser les œuvres et ça c'est important.
26:26 Lorsque Roman Polanski a sorti le film "J'accuse" dans le dossier de presse du film,
26:30 il expliquait que lui-même connaissait bien les mécanismes de persécution à l'œuvre,
26:33 puisqu'il les avait vécues, il avait été accusé par de nombreuses femmes de viol à travers les années.
26:38 Donc c'est lui qui le dit.
26:39 Et pourtant, dans le même temps, on a vu l'équipe du film demander aux journalistes de ne pas poser de questions là-dessus,
26:43 alors que ça éclaire son œuvre.
26:45 Donc il y a un lien qui est important.
26:47 Inversion. Il inverse la situation.
26:49 Donc on peut contextualiser les œuvres.
26:52 Et puis aussi il y a la question de la célébration.
26:53 Ce que demandent notamment beaucoup d'organisations féministes et d'autres voix d'ailleurs,
26:59 c'est de ne pas célébrer les personnes qui sont mises en cause pour viol.
27:03 Mais si Gérard Depardieu est un grand acteur, Marine Turqui,
27:07 que faire justement de son talent, si on lui prête ce talent,
27:14 et que faire donc de la place qu'il doit occuper dans le cinéma ou dans l'histoire du cinéma ?
27:20 Je vous donne un exemple.
27:21 Après mon enquête au mois d'avril, il était à l'affiche d'un film qui est sorti quelques mois plus tard.
27:26 Il a été décidé par la production et la distribution de ne pas l'associer à la promotion,
27:30 mais pour autant de maintenir la sortie du film.
27:32 Parce qu'un film c'est aussi une œuvre collective.
27:34 Ce n'est pas seulement le fait de Depardieu.
27:36 Donc on maintient la sortie du film, et puis il n'est pas dans la phase de promotion.
27:39 Ça me semble être un compromis qui peut être entendu.
27:41 Après il y a une autre question qui se pose.
27:43 Est-ce que l'image de Gérard Depardieu, en l'occurrence, ou d'autres, n'est pas abîmée ?
27:46 Télérama disait "il chante encore Barbara", mais est-ce que ça sonne juste ?
27:49 Et c'est tout à fait ça.
27:50 Est-ce qu'au bout d'un moment, l'image n'est pas abîmée à travers toutes les vidéos,
27:54 et notamment la vidéo en Corée du Nord, qu'on a vu de complément d'enquête ?
27:57 Mais alors, Hélène Frappat, si on prend l'exemple d'Hitchcock,
28:00 parce que Hitchcock c'est un cinéaste que tout le monde, ou presque, apprécie,
28:05 que faire de son œuvre ?
28:08 Moi j'ai été très frappé quand vous m'en avez parlé la première fois.
28:12 Maintenant, je sais que ce que vous dites est étayé par un certain nombre de choses.
28:17 Mais est-ce que l'on peut regarder ces films de la même façon ?
28:20 Est-ce qu'il faut les regarder ? Moi je pense plutôt que oui.
28:23 Vous en pensez quoi ?
28:24 Bien sûr, moi je continue à adorer les films d'Alfred Hitchcock.
28:27 Il y a plein de questions qui sont passionnantes,
28:29 et je souligne que c'est le cinéma qui nous permet de les penser.
28:32 Donc c'est vraiment un lieu de penser le cinéma.
28:34 Il y a la question de l'ambiguïté.
28:36 L'ambiguïté qui n'est pas une dimension de la condition humaine qu'il faut supprimer.
28:41 De toute façon, on ne va pas avoir un dictateur qui va se lever le matin.
28:44 Enfin si, remarquez, on va avoir plein de dictateurs qui vont se lever le matin
28:47 en décidant de supprimer l'ambiguïté.
28:49 Mais notre ambiguïté de spectateur, notre regard,
28:51 qui peut être un regard aussi de prédation,
28:53 un regard de jouissance,
28:55 mais ça, c'est une dimension du spectacle et du spectateur qui en est partie prenante.
29:02 Si on prend le cas d'Hitchcock,
29:05 ce que je trouve passionnant, et c'est pour ça que j'ai voulu écrire "Trois femmes disparaissent",
29:09 c'est que, effectivement, on a eu le cas d'un génie, Alfred Hitchcock,
29:14 qui a agressé sexuellement Tippi Edren, sa star, sur son tournage,
29:17 tout en réalisant un film, "Marnie",
29:20 où lui se met du point de vue de cette femme agressée.
29:23 C'est-à-dire que le spectateur qui regarde "Marnie", encore aujourd'hui,
29:26 alors ce film est assez insoutenable,
29:29 mais il est insoutenable parce qu'il parvient,
29:32 notamment grâce à la scénariste qu'il a engagée pour ce faire,
29:38 de nous faire vivre cette expérience-là.
29:40 Alors ça, ça fait partie...
29:42 Je ne veux pas employer des termes pathologiques, ce n'est pas mon domaine,
29:44 est-ce que ça fait partie de la folie d'Alfred Hitchcock ?
29:46 Ça, je n'en sais rien.
29:47 Mais en tout cas, il ne s'agit pas de supprimer les œuvres,
29:50 il s'agit de continuer à les regarder.
29:52 Notre regard de spectateur évolue.
29:54 - Justement, ce qui est intéressant, et Hélène Frappat,
29:57 c'est justement le fait que vous parlez de la folie...
30:00 On pourrait parler de la folie d'un romancier,
30:01 le problème, c'est que la folie d'un réalisateur...
30:03 - Alors, la folie n'a jamais exempté de l'éthique.
30:05 - Attendez, je vais jusqu'au bout de ma question.
30:07 Le problème, c'est que la folie d'un réalisateur,
30:09 elle concerne aussi d'autres êtres humains.
30:11 Alors que la folie d'un romancier,
30:13 elle peut finalement ne concerner que lui-même.
30:15 Mais alors, ça, c'est un vrai problème pour penser justement...
30:18 - Alors, c'est clair que je ne pense pas que les écrivains
30:21 soient des gens supérieurs, moralement supérieurs aux autres artistes.
30:24 En revanche, ils ont moins de moyens de nuire.
30:26 Ça, c'est incontestable.
30:28 Quand on écrit tout seul dans sa cuisine,
30:30 avec tellement peu d'argent en jeu,
30:32 on peut éventuellement emmerder un peu son éditeur et les gens autour de soi.
30:36 Mais enfin, ça ne va pas très loin.
30:38 Là, effectivement, la dimension industrielle de l'œuvre
30:41 implique des rapports de pouvoir.
30:43 C'est un milieu extrêmement hiérarchisé,
30:45 comme Marine Turki l'a souligné.
30:48 Donc, les enjeux de pouvoir sont agrandis.
30:51 Encore une fois, je le répète,
30:53 et c'est ça que nous devons prendre au sérieux, cet agrandissement.
30:56 - Marine Turki ?
30:57 - La question qui est devant nous, c'est la question des œuvres futures.
30:59 C'est la question, par exemple, du financement d'un film
31:01 avec Gérard Depardieu.
31:03 Une fois qu'on a vu tout ça,
31:04 est-ce qu'il n'y a pas un problème qui peut se poser
31:06 pour la sécurité de salariés sur un tournage ?
31:08 Je sais qu'ils contestent les faits,
31:11 mais quand on voit les vidéos,
31:13 et on en a sorti plusieurs à Mediapart,
31:15 de son comportement avec les femmes dans le cadre professionnel,
31:17 la question de la sécurité des gens sur le plateau,
31:19 et des femmes notamment, se pose.
31:21 Donc, ça c'est une question qui est renvoyée aux réalisateurs et producteurs aujourd'hui,
31:24 plus que celle de la censure des œuvres actuelles,
31:26 qu'on peut contextualiser, qu'on peut relire...
31:28 - Mais ça, c'est la loi Marine Turki !
31:30 - La question éthique est là,
31:32 mais la question de la loi s'applique Marine Turki,
31:34 puisque un réalisateur est responsable de ce qui se passe sur le plateau.
31:37 - Un producteur notamment, c'est le producteur qui a une obligation de sécurité
31:40 avec, effectivement, les gens sur le plateau.
31:42 Donc, comment on fait ? C'est une vraie question.
31:44 Moi, je l'ai posée dans mon enquête,
31:45 et vous avez bien vu le silence qui s'accompagnait
31:47 de mes questions aux producteurs et réalisateurs.
31:49 Est-ce qu'ils vont faire à nouveau des films avec Depardieu ?
31:52 C'est une question qu'il faut leur poser aujourd'hui.
31:54 - Sachant que moi, je voudrais souligner une phrase que j'ai entendue
31:56 dans le complément d'enquête, qui me paraît la phrase essentielle,
31:58 et vraiment, il me semble qu'il faut passer encore des années
32:01 pour réfuter cette phrase, qui est la phrase prononcée par Jean-Louis Lévy,
32:04 qui dit "ce sont des paroles, ce ne sont pas des actes".
32:07 Non, c'est faux. C'est faux pénalement, déjà,
32:09 puisque, je rappelle qu'il y a quand même une qualification
32:11 des violences verbales par la loi.
32:14 Et, par ailleurs, il y a un continuum
32:18 entre la violence verbale et la violence psychologique,
32:22 et la violence, et ce qui conduit à un féminicide.
32:26 Je rappelle que même le suicide forcé, maintenant,
32:29 fait partie d'une loi qui a été introduite il y a quelques années,
32:33 et qui permet de penser que tout ça, ça nous oblige, en fait,
32:37 nous, spectateurs, nous, citoyens, ce sont les mêmes.
32:39 Nous sommes les mêmes.
32:40 Ceux qui vont au cinéma sont aussi ceux qui votent.
32:43 Et c'est ça que ça nous montre, la question du cinéma.
32:45 C'est-à-dire que c'est un lieu de philosophie politique,
32:47 et qui pose des questions d'éthique essentielles.
32:49 Donc, non, il ne faut pas supprimer les films d'Hitchcock, évidemment,
32:52 ni les grands films dans lesquels a joué Depardieu.
32:54 Il faut les regarder sans doute autrement.
32:56 Après, qu'à partir de maintenant, quelqu'un comme Gérard Depardieu,
32:59 qui a des procès, des plaintes, etc., continue à pouvoir travailler
33:04 dans des conditions avec tout un discours qui l'exemple de sa responsabilité,
33:08 bien sûr que non.
33:09 Ça, c'est une question éthique.
33:11 Un mot de conclusion, Marine Turki, vous qui enquêtez sur ce type de thème,
33:14 est-ce que vous avez l'impression que ces enquêtes se font,
33:16 aujourd'hui, plus facilement, que vous recueillez plus de témoignages ?
33:21 Ce qui a changé, c'est que maintenant, les témoins parlent.
33:24 Par témoignages, on entend ceux qui ont vu ou entendu des choses,
33:26 mais ceux qui ont été destinataires de confidences.
33:28 Quand j'ai commencé ces enquêtes, en 2016-2017,
33:30 j'avais du mal à faire parler ces personnes.
33:32 Aujourd'hui, je vois que, même des mois après mon enquête sur Depardieu,
33:35 j'ai aujourd'hui encore des gens qui me disent
33:37 "je veux participer à aider à ma petite échelle".
33:39 Voilà, moi, sur le tournage, j'étais technicien, j'ai vu ça,
33:42 et je vous contacte, je ne sais pas si ça va aider, mais je le fais.
33:44 Ça, ça a changé, parce que sans les témoins, on ne peut pas faire ces enquêtes.
33:47 Et sans les témoins, on ne s'en sort pas.
33:49 C'est-à-dire que l'abus de pouvoir se fait à deux,
33:51 le gazlighting se fait à deux, on ne s'en sort qu'à trois.
33:53 D'où la fonction éthique aussi essentielle, y compris des journalistes, dans notre société.
33:58 Hélène Frappin, votre livre "Le gazlighting ou l'art de faire taire les femmes"
34:02 est publié aux éditions de l'Observatoire Marine Turquie.
34:05 Vous êtes journaliste au service Enquête de Mediapart.