L'invité des Matins de France Culture.
Comprendre le monde c'est déjà le transformer(07h40 - 08h00 - 18 Septembre 2023)
Retrouvez tous les invités de Guillaume Erner sur www.franceculture.fr
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00:00 prédisent des lendemains qui chantent à la gauche tout en rappelant la permanence du vote de classe.
00:04 Alors à quoi ressemble le vote de classe en 2023 ? Pour y répondre, je reçois les deux auteurs de
00:12 cet ouvrage imposant que j'ai à côté de moi. Julia Cagé, Thomas Piketty, bonjour. « Une histoire
00:18 du conflit politique, élections et inégalité sociale en France » aux éditions du Seuil. C'est
00:24 un ouvrage important qui a déjà fait couler beaucoup d'encre en cette rentrée. Peut-être
00:31 tout d'abord une explication. Pourquoi avoir choisi ce titre « Une histoire du conflit politique » alors
00:36 qu'il s'agit d'une histoire extrêmement précise ? On va revenir sur votre méthode. Des élections
00:43 en France. Julia Cagé. Parce que les élections sont une des dimensions extrêmement importantes
00:50 du conflit politique. Et nous c'est par ce prisme qu'on va étudier le conflit politique. Le conflit
00:56 politique, on n'aurait pas pu l'étudier comme on le fait dans le livre en remontant à la Révolution
00:59 française de manière complètement systématique en analysant l'ensemble des élections si on n'avait
01:04 pas eu ce matériel électoral. Ensuite, on ne fait pas simplement une histoire des élections. Si vous
01:08 allez à travers le livre, on ne va pas analyser les élections une par une, 1848, 1849, 1861, 1866.
01:15 On essaie d'avoir davantage finalement de... On passe un peu par-dessus avec du souffle en essayant
01:19 de montrer des régularités, des évolutions à travers le temps. Et en fait, ces évolutions-là
01:24 nous disent quelque chose finalement de ce qui structure aujourd'hui le débat politique, ce qui
01:29 structure le conflit politique à travers les élections. Alors on ne prétend pas qu'il n'y a pas
01:33 d'autres dimensions du conflit politique. Il y a plein d'autres manières aujourd'hui de réagir,
01:38 de s'exprimer. Tout à l'heure dans la revue de presse, on parlait de Friday for climate. Voilà,
01:43 on peut manifester, on peut faire des boycotts, on peut faire énormément de choses. L'avantage
01:48 de l'élection pour étudier le conflit politique, c'est qu'elle laisse des traces. Et nous ces
01:54 traces, on a pu les étudier dans les archives. Alors justement, peut-être un mot sur la méthode,
01:59 qui est une méthode assez impressionnante, puisque vous avez recomposé l'histoire, quand je dis
02:06 l'histoire, c'est l'histoire quantitative du vote en France. Comment vous y êtes-vous pris et pour
02:13 quel résultat Thomas Piketty ? Alors on a rassemblé aux archives nationales les résultats de toutes
02:19 les élections législatives et présidentielles en France au niveau communal depuis 1848 jusqu'à
02:26 aujourd'hui, jusqu'en 2022. Et puis les principaux référendums depuis 1793, il y a ce premier grand
02:31 référendum sur la première constitution républicaine en 1793, qui n'avait jamais été
02:35 vraiment utilisé de la façon dont on le fait là, jusqu'au référendum européen de 2005. Ces
02:41 données étaient là aux archives nationales, au niveau des 36 000 communes, n'avaient jamais été
02:45 numérisées. C'est-à-dire que le ministère de l'Intérieur en France numérise et mit à disposition
02:49 les résultats des élections depuis les législatives de 1993. Mais si vous vouliez étudier les élections
02:55 de 81, les élections de 36, les élections de la Libération, de l'affaire Bréfus de 1848, en fait,
03:00 un certain nombre de personnes avaient étudié ces résultats au niveau départemental, mais jamais
03:05 au niveau communal. Au niveau départemental, vous ne pouvez pas bien voir qui vote pour qui, parce
03:08 que c'est très grand un département. Alors qu'au niveau communal, avec 36 000 communes, on peut
03:12 vraiment essayer d'étudier sur la longue période les transformations de qui vote pour qui.
03:16 Et donc ça donne un livre, on l'a compris, une histoire du conflit politique aux éditions du
03:21 Seuil, et puis aussi un site extrêmement riche où on peut faire toute une série de recherches sur
03:26 sa commune. On peut comparer deux communes, on peut comparer une commune avec la France entière.
03:31 On peut donc essayer de comprendre ce qui, à ma connaissance en tout cas, est inédit, l'histoire
03:37 du vote, là où vous habitez, dans tel ou tel lieu, essayer de comprendre ou essayer de jauger
03:45 des différents déterminismes. Julia Cagé, pourquoi là aussi avoir mené cette recherche de cette
03:51 manière-là ? Parce que vous êtes économiste et là, vous allez sur les terres, a priori, de politiste.
03:58 Pourquoi avoir utilisé cette méthode et avec quel type de démarche ? Fondamentalement, nous, on se
04:04 définit comme chercheurs en sciences sociales et on trouve que l'économie est trop souvent
04:07 encloisonnée. Donc on a plutôt une approche pluridisciplinaire de la discipline et c'est vrai
04:12 qu'ici, on marche peut-être sur les terres des politistes ou des historiens, mais on s'est
04:16 énormément appuyé sur eux. Quand vous allez dans le livre, vous découvrez Paul Bloy, Thilly, Siegfried,
04:21 c'est des gens qui nous ont inspirés d'un bout à l'autre. Des noms qui rappellent peut-être
04:25 quelques choses à certains. Mais disons, Siegfried, par exemple, a fait un tableau géographique
04:30 électoral de la France. C'est l'un des pionniers de la discipline et c'est très inspiré de sa
04:38 démarche avec d'autres déterminismes et d'autres développements que vous faites.
04:43 Oui, et nous, en fait, on a vraiment fait cet effort de mettre l'ensemble des données,
04:49 donc ça va des reproductions des archives, vous allez avoir les reproductions des archives
04:52 depuis 1793, jusqu'à des cartes que vous pouvez générer. Vous pouvez aussi étudier les différents
04:59 résultats des élections sur le site. On a aussi mis les données brutes, tous les programmes
05:03 informatiques parce qu'on veut entamer finalement une discussion avec les autres disciplines et
05:08 faire tomber d'une certaine manière les barrières pluridisciplinaires sur ces questions-là.
05:12 Donc on est ravi au contraire, aujourd'hui, avec ce livre, de pouvoir débattre avec des politistes,
05:17 avec des sociologues, avec des historiens, parce que chacun finalement peut amener des visions
05:22 différentes sur ces questions qui sont extrêmement importantes.
05:24 Alors maintenant, je vais prendre ce livre et ce site extrêmement imposant et très riche,
05:30 et je vais tenter de les résumer en une phrase qui va être un temps soit peu complexe. Thomas
05:35 Piketty, si l'on voulait essayer de voir quelle est la conclusion à laquelle vous aboutissez,
05:42 s'agit-il de dire finalement que les déterminismes du vote actuel sont beaucoup plus façonnés par
05:49 l'appartenance de classe des individus et leur appartenance géographique, ou plutôt le clivage
05:55 entre une France rurale et une France urbaine ? Est-ce qu'on peut dire les choses ainsi ?
06:00 Oui, la classe géosociale n'a jamais été aussi importante qu'aujourd'hui pour prédire le vote.
06:06 C'est-à-dire concrètement, si on regarde les écarts de vote entre communes, donc entre les
06:10 36 000 communes aux législatives ou aux présidentielles de 2022, on va aller dans le
06:14 cas des présidentielles, on explique 70% des écarts de vote entre communes, simplement avec
06:19 d'une part la richesse de la commune, donc le revenu moyen, la valeur moyenne des logements,
06:23 la proportion de propriétaires, d'autre part l'inscription dans le tissu territorial et
06:27 productif, c'est-à-dire c'est aussi la taille d'agglomération, c'est aussi le secteur d'activité,
06:32 vous êtes ouvrier exposé à la concurrence internationale, vous ne votez pas de la même
06:35 façon que si vous êtes employé des services dans le nettoyage, même si vous avez le même
06:39 niveau de bas revenus, ce n'est pas le même bas revenu, donc c'est cette inscription dans le
06:44 tissu territorial et productif qui est très importante. Donc 70% des écarts de vote avec
06:48 simplement ces variables en 2022, par comparaison en 1981, grande élection du clivage droite-gauche,
06:55 on explique 50% des écarts de vote, ce qui est déjà considérable, en 1848 30%. Par contre à
07:01 l'époque, en 1848 et au début du 20e siècle, le département en tant que tel compte plus,
07:05 c'est-à-dire depuis la politique s'est nationalisée d'une certaine façon, donc la géographie compte
07:09 mais à travers la taille d'agglomération et de communes, mais un peu de la même façon dans tous
07:13 les départements, enfin il reste des effets départementaux mais par rapport au 19e siècle,
07:17 c'est plutôt la classe géosociale au niveau national qui compte beaucoup plus par exemple
07:22 que les origines. C'est-à-dire si on rajoute là-dessus le pourcentage d'étrangers de différentes
07:27 nationalités au niveau communal qu'on observe dans les recensements, le pourcentage d'immigrés,
07:30 on va expliquer 2 à 3% des écarts de vote. Donc ça c'est une découverte qui pour nous est aussi
07:36 positive, c'est-à-dire que les gens se déterminent d'abord par rapport à des enjeux socio-économiques,
07:40 ce qui veut aussi dire que les solutions politiques sont peut-être davantage socio-économiques
07:45 qu'identitaires. C'est-à-dire que si l'on reprend les classiques que vous citiez, Julia Cagé,
07:50 André Siegfried, donc l'une des interrogations de Siegfried est de reprendre sur la longue durée
07:55 le vote des paysans. Je simplifie en disant voilà finalement les paysans ne votent pas tous de la
08:01 même façon, comment cela se fait-il ? Et ils trouvent un déterminisme qui est par exemple
08:05 leur pratique religieuse, c'est cela qui peut expliquer une partie de ce vote et l'autre partie,
08:12 leur proximité avec la noblesse défunte. Pour vous, il y aurait une sorte de progression de la
08:19 France vers un vote qui finalement relève de plus en plus de mécanismes sociaux, c'est cela qui
08:26 pourrait permettre de prédire cela. Dites le mieux que je ne l'ai dit. Non, vous le dites très bien,
08:31 mais c'est pas uniquement socios, c'est vraiment géosocial. C'est ce qui va expliquer l'évolution
08:35 qu'on observe dans le long terme. Donc une des choses qu'on montre dans le livre, c'est qu'on
08:39 a eu une première période de tripartition qui va de 1848 jusqu'en gros à 1910, qui est caractérisée
08:46 par le fait justement que les paysans y compris les paysans les plus modestes vont voter à droite.
08:51 Et donc dans cette première période, en fait, on a une division des classes populaires entre d'une
08:56 part des classes populaires paysannes qui votent plutôt pour les monarchistes, les conservateurs,
09:00 les parties plus traditionnelles, et d'autre part des classes populaires urbaines qui vont se tourner
09:04 vers les radicaux, les radicaux socialistes, et un bloc centriste qui est composé des républicains
09:10 modérés qu'on va qualifier de républicains opportunistes avec un socle électoral relativement
09:15 étroit. Ensuite on va avoir une période de bipartition, d'alternance entre gauche et droite
09:19 entre 1910 et 1992. Là en fait, la dimension territoriale, finalement le clivage rural-urbain,
09:26 va plus ou moins disparaître, va perdre en importance. Et c'est extrêmement important
09:30 d'étudier et de comprendre cette période-là, parce que c'est une période où la gauche a réussi,
09:35 avec des propositions extrêmement précises, par exemple, dès le début du XXe siècle,
09:39 la mise en place de la retraite ouvrière et paysanne, à aller reconquérir le monde rural.
09:45 Et ce qui est important aujourd'hui, depuis 1992, donc 1992-2022, aujourd'hui la troisième grande
09:51 période de tripartition, c'est d'essayer de comprendre l'importance croissante du clivage
09:56 géographique, donc le retour du clivage rural-urbain, qui va l'emporter d'une certaine manière sur
10:01 certaines des dimensions socio-économiques. Et donc pour le dire rapidement aujourd'hui,
10:05 vous avez un bloc central, libéral-progressiste, ensemble, Macron, avec un des votes les plus
10:12 bourgeois de l'histoire. Donc si on regarde comment le vote Macron évolue...
10:15 - Alors ça veut dire quoi, "un des votes les plus bourgeois de l'histoire" ? Parce que ça a été très largement repris dans vos propos, donc cela mérite quelque...
10:21 - En fait, ce qu'on a fait c'est extrêmement simple. On a classé les 36 000 communes, et donc la population
10:26 vivant dans ces 36 000 communes, en fonction de sa richesse. Alors on peut étudier le capital
10:30 immobilier, le revenu, ça donne des résultats extrêmement proches. On a regardé comment
10:35 les 10% des communes les plus pauvres, les 20% suivants, les 30% suivants, puis les 10%
10:39 les plus riches, les 1% les plus riches, votent en fonction du revenu. Et ce qu'on voit en
10:43 fait, c'est que la pente, le lien entre le revenu et le vote Macron est extrêmement marqué,
10:48 avec deux aspects qui sont très importants. Un, tout en haut de la distribution, vous
10:52 avez le vote des 10, 5, 1% des communes les plus riches, vous avez un vote qui ressemble
10:56 assez fortement au vote pour la droite traditionnelle. Donc en fait on va avoir la même relation
11:00 avec le revenu que le vote Giscard d'Estaing, que le vote Balladur, que le vote Chirac.
11:05 Mais avec une particularité qui est extrêmement marquante, c'est que la droite traditionnelle
11:09 arrivait à capturer des communes parmi les plus modestes, y compris dans le monde rural.
11:14 Donc vous aviez un certain nombre de communes pauvres qui votaient pour la droite, alors
11:17 que Macron n'a aucun soutien électoral dans ces communes les plus pauvres. Et donc si
11:21 vous prenez la relation d'ensemble entre revenu et vote Macron, vous avez le vote avec
11:27 cette taille d'électorat le plus marqué de l'histoire électorale française.
11:30 Qu'est-ce que ça veut dire pour vous Thomas Piketty, cette évolution-là ? Est-ce que
11:35 ça veut dire que finalement les Français votent de plus en plus en fonction, puisque
11:39 j'ai sous les yeux une page de votre site, une histoire du conflit politique, de plus
11:44 en plus en fonction de leur capital immobilier, capital immobilier qui est lié évidemment
11:49 à la fois à leur patrimoine mais aussi à leur niveau de vie, puisqu'on habite dans
11:53 une commune où les prix de l'immobilier sont chers, c'est qu'on est évidemment
11:59 plus riche. Est-ce que ça veut dire ça ?
12:00 Alors, ça veut dire en partie ça, et c'est vrai que la pente que décrivait Julia sur
12:06 le vote Macron est effectivement très impressionnante. En même temps, je veux tout de suite dire
12:10 que en soi, c'est pas forcément une mauvaise chose. Et c'est pas parce qu'on a un vote
12:13 plus favorisé que les autres qu'on a un programme qui est forcément mauvais. Et de
12:17 même, un programme qui est plus forcément soutenu par les classes populaires, ça garantit
12:20 absolument pas que ce soit des bonnes politiques. Donc nous, on est plutôt pour la bi-polarisation
12:24 gauche-droite avec les altérances politiques. Le fait qu'il y ait un vote qui soit croissant
12:27 avec la richesse et un autre vote qui soit décroissant, c'est pas forcément une mauvaise
12:30 chose. Le problème qu'on a aujourd'hui, c'est d'une part, comme le disait Julia,
12:34 la pente est vraiment exceptionnellement forte, et là je pense que ça pose des questions,
12:37 il faut quand même s'interroger sur si on arrive à convaincre vraiment si peu de
12:40 personnes plus modestes, c'est embêtant. Et d'autre part, on a cette division très
12:44 forte entre les classes populaires urbaines et rurales qu'on n'avait pas vue depuis
12:47 le 19ème siècle. Et ça, je veux vraiment insister là-dessus, c'est-à-dire qu'on
12:51 a cette habitude de dire "le monde rural vote à droite, le monde urbain à gauche".
12:54 Sauf qu'en fait, pendant l'essentiel du 20ème siècle, l'écart était assez réduit
12:58 au moment du vote mitterrand. Il y a un vote dans les villages, dans les métropoles, qui
13:00 est presque le même, alors qu'on retrouve aujourd'hui un écart de vote rural-urbain
13:04 qu'on n'avait pas vu depuis la fin du 19ème siècle, ce qui n'a rien d'évident
13:07 comme résultat. Et c'est ça qu'on essaie vraiment d'expliquer dans ces deux périodes.
13:11 Dans une vingtaine de minutes, Julia Cagé, Thomas Piketty, une histoire du conflit politique,
13:15 c'est aux éditions du Seuil.
13:17 Et oui, nous retrouvons nos deux invités, Julia Cagé et Thomas Piketty. Vous publiez
13:28 une histoire du conflit politique aux éditions du Seuil, on l'a dit, c'est un ouvrage
13:32 extrêmement ambitieux qui de surcroît est accompagné d'un site internet unehistoireduconflitpolitique.fr
13:39 où l'on trouve les données qui ont été nécessaires à la confection de cette histoire.
13:44 Ce que l'on pourrait dire, pour résumer en un trait ce que vous dites, c'est que
13:49 le déterminisme du vote est de plus en plus lié à l'appartenance à la classe sociale
13:56 et à l'appartenance géographique. Bref, le clivage entre ruraux et urbains. Pour discuter
14:04 de cette thèse, nous recevons Frédéric Dhabi. Bonjour. Vous êtes directeur général
14:10 de l'IFOP, on vous doit notamment la fracture "Comment la jeunesse d'aujourd'hui fait
14:14 sécession aux éditions des arènes". Un mot Frédéric Dhabi sur ce que Julia Cagé
14:21 et Thomas Piketty nous ont dit dans une première partie et notamment ce propos qui a fait beaucoup
14:26 réagir sur le fait que le vote Macron est l'un des votes les plus bourgeois que la France
14:31 ait connu. Alors, si on parle du vote du premier tour de l'élection présidentielle de 2022,
14:35 du 10 avril, je suis plutôt d'accord avec ça mais j'ai du mal avec ce terme "bourgeois".
14:41 Qu'est-ce que c'est qu'avoir de bourgeois ? Qu'est-ce qu'un bourgeois ? Au début
14:43 du siècle, au 19ème siècle, c'était simple, pour être bourgeois, il fallait avoir un
14:47 piano, une commode et une bonne chez soi. On va revenir sur des théories plus concrètes.
14:53 Quand on regarde les sondages jour du vote, c'est-à-dire, comme un bulletin électoral
14:58 ne parle pas, les instituts de sondage font chaque, depuis les années 80, même dans
15:02 le livre j'ai appris qu'il y avait même eu un sondage jour du vote dans les années
15:05 50 au législatif, je ne le savais pas, c'est Liffov qui l'avait fait donc merci de me
15:09 l'avoir fait savoir. Dans ces sondages, on parle d'un très gros échantillon de
15:14 5 à 10 000 personnes pour voir les trajectoires électorales, les comportements sociodémographiques
15:19 et les motivations de vote. Quand on regarde le vote Macron du 10 avril, c'est vrai
15:25 qu'il y a un écart absolument terrible de 1 à 3 entre les revenus les plus aisés
15:30 où il dépasse les 45%, 5 000 euros par foyer et les revenus modestes. Mais il n'y
15:35 a pas que ça. Dans ce vote-là, on a une personne sur cinq appartenant aux catégories
15:40 populaires, employés, ouvriers, qui choisit Emmanuel Macron. Donc on est loin d'un vote
15:46 bourgeois. Dans les communes rurales, il arrive en tête.
15:49 Mais tu étais plus bourgeois dans ton comparaison historique.
15:52 Tout est une question de comparaison historique.
15:54 Moi j'aurais peut-être mis en avant le vote Fillon, 2017, premier tour. Un vote qui était
15:58 à peu près pareil. Qui était vraiment très bourgeois dans le sens où le revenu
16:03 était une variable majeure. Mais il y a aussi des sondages post-électoraux, au jour du
16:08 vote, qui donnent beaucoup de clés sur la motivation du vote, sur les conditions très
16:12 exceptionnelles de cette campagne présidentielle. Vote bourgeois, je ne le dirais pas comme
16:17 ça, mais c'était un vote qui était très fortement indexé sur le revenu, même si
16:20 compte tenu de cette campagne, compte tenu de l'effet de rapport, c'était aussi un
16:23 vote attrape-tout, excepté les chômeurs. Il n'y a pas une catégorie où le candidat
16:28 président est en dessous de 20%.
16:30 Question de méthodologie, le fait de qualifier une partie des Français de bourgeois et d'autres
16:37 Français de classe populaire en reliant ou en associant employés et ouvriers puisque
16:46 c'est...
16:47 C'est surtout le revenu et la valeur des logements.
16:49 Justement, dites-nous comment...
16:50 Vous segmentez les Français.
16:51 Non, on ne les segmente pas. On prend vraiment l'ensemble de la distribution.
16:55 Vous avez le droit de les segmenter.
16:56 Oui, mais justement, nous, on ne considère pas qu'à tel niveau, il faut dire un bourgeois
16:59 à vote populaire, on ne classe pas comme ça un certain nombre de grandes catégories.
17:04 C'est un des avantages qu'on a par rapport aux données de sondage. Comme on a 36 000
17:09 communes, on n'est pas obligé d'avoir 3 ou 4 gros blocs définis en fonction des revenus.
17:13 On peut vraiment regarder les 10% les plus pauvres, les 20% les plus pauvres et puis
17:16 même avoir plus de détails tout en haut, les 10% les plus riches et 5% les 1%.
17:20 On l'a qualifié de bourgeois versus populaire parce que vraiment, si vous regardez le lien
17:25 entre le vote Emmanuel Macron, le revenu, le patrimoine, vous avez une des pentes les
17:30 plus marquées qui fait penser à celle de François Fillon.
17:33 Mais François Fillon arrivait même à avoir un tout petit peu plus quand même de votes
17:36 parmi les plus modestes, un peu comme avant lui, Chirac et Sarkozy, alors que ce n'est
17:40 plus du tout le cas d'Emmanuel Macron.
17:42 On a des votes plus bourgeois qui sont Madeleine 2002.
17:46 Mais c'est un peu discordant.
17:47 Mais vous voyez, ça c'est intéressant aussi, c'est qu'avec un sondage, vous ne
17:50 pouvez pas étudier le vote Madeleine parce que vos effectifs sont beaucoup trop petits.
17:52 Alors qu'avec les données par communes, on peut vraiment faire des comparaisons historiques
17:56 puis on peut remonter dans le temps.
17:57 Frédéric Damy, je pense que vous n'êtes pas d'accord avec ça.
18:00 Non mais il n'y avait pas de sondage.
18:01 Je comprends ce que vous dites, mais défendez la boutique Frédéric Damy.
18:06 Non, non, non, on se parle très amicalement.
18:08 C'est vrai que sur les sondages au jour du vote, on est en gros sur 5000 personnes.
18:13 C'est vrai que c'est plutôt les électorales les plus fortes où on peut faire une analyse
18:17 vraiment fine.
18:18 On demande aux gens directement, alors que l'analyse par commune est absolument passionnante.
18:22 Mais elle est très globale, si j'ai pu dire.
18:25 Elle est plus fine.
18:26 Elle est plus fine.
18:27 Elle est, je pense, complémentaire de ce que peut faire…
18:30 Mais c'est pour remonter dans le temps.
18:31 La grande différence, c'est que vous n'avez pas de sondage.
18:33 Frédéric Damy.
18:34 En 2002, justement, j'étais à un institut CSA, on faisait des sondages sortis des urnes.
18:39 C'est notre grand politologue Jean-Luc Parodi qui les a introduits en France dans les années
18:42 80.
18:43 On était sur près de 10 000 personnes.
18:44 Et on pouvait quand même voir des choses sur le vote Madeleine.
18:47 Mais c'était un vote, comment je dis, anecdotique.
18:50 2% des voix.
18:51 Vous avez combien d'observations ? Dès que vous croisez le revenu, le patrimoine, ça
18:54 ne marche pas.
18:55 Non franchement, il y a un problème de méthode.
18:56 Les sondages ne permettent pas de faire ça.
18:58 Moi, je pense quand même…
18:59 Mais quand on regarde historiquement les votes Thomas Piketty, on a l'impression, dès
19:03 lors que vous êtes économiste, on a l'impression que vous considérez que le déterminisme
19:08 du vote principal, c'est l'appartenance de classe.
19:10 Il y a beaucoup de votes qui ne sont pas des votes de classe.
19:12 Prenez par exemple le vote d'hostilité au général de Gaulle dans les milliers pieds
19:17 noirs.
19:18 Il n'est pas dépendant des revenus.
19:21 Il est dépendant tout simplement de l'idéologie.
19:22 Est-ce que vous ne faites pas sa part trop vite à l'idéologie ?
19:26 Vous savez, on a toutes ces variables explicatives.
19:29 Par exemple, le pourcentage de rapatriés d'Algérie, on l'observe au niveau des
19:32 36 000 communes dans le recensement de 1968.
19:35 Et donc, on compare très finement le vote de 1965 et évidemment cette proportion de
19:39 rapatriés d'Algérie sur le vote Tixier-Vignancourt, par exemple, compte beaucoup.
19:42 Mais ce qu'on observe aussi, c'est que le vote Tixier-Vignancourt, comme tous les
19:45 votes de droite nationale, c'est autre chose que ça.
19:48 Et d'ailleurs, c'est intéressant de voir que le vote Tixier-Vignancourt, pour le coup,
19:50 est assez bourgeois dans un sens descriptif.
19:53 C'est-à-dire que si vous regardez la pente par rapport aux revenus des communes, vous
19:56 avez un vote plus important dans les communes les plus riches, ce qui n'est pas celui
20:00 des rapatriés qui n'étaient souvent pas très riches, mais qui est très fort, qu'on
20:03 retrouve avec Zemmour aujourd'hui, qu'on retrouve avec Le Pen en 1974.
20:06 Et donc, il y a aussi une tradition d'un vote, en l'occurrence aujourd'hui Zemmour,
20:11 anti-immigrés, qui n'est absolument pas un vote populaire, qui est un vote bourgeois.
20:14 Mais à nouveau, dans un sens descriptif.
20:16 Quand on fait ces comparaisons de ces pentes au cours de l'histoire, on n'est pas en
20:19 train de dire "le vote populaire, c'est toujours bien, le vote bourgeois, c'est toujours mal".
20:22 On essaye de comparer historiquement.
20:24 - Et ensuite, déterministe, nous on explique jusqu'à 70% des écarts de vote.
20:30 C'est-à-dire qu'il y a 30% qui relèvent de la liberté individuelle, et c'est 70%
20:34 au niveau des communes.
20:35 Par contre, ce qui est quand même intéressant, c'est que ce pouvoir explicatif-là, il est
20:39 plus important que ce qu'on a en moyenne pour expliquer les facteurs de vote dans les
20:43 sondages.
20:44 Mais c'est pas 100% et encore heureux.
20:45 - Jean Lémarie, je vais ajouter encore, parce que sinon c'est pas drôle de la complexité
20:49 de notre discussion ce matin, en citant le politologue Luc Rouband, ce matin dans Le
20:53 Carreau, qui est interrogé sur le Rassemblement National, qui est vraiment un de ses sujets,
20:57 une de ses spécialités, il dit "aujourd'hui, il n'y a pas un vote de classe, mais un vote
21:00 de classement".
21:01 Ce qui compte aujourd'hui, c'est beaucoup plus la représentation que vous vous faites
21:05 de votre propre catégorie sociale.
21:08 Qu'en pensez-vous ?
21:09 - Je crois que ça a toujours été le cas.
21:10 C'est-à-dire, il n'y a rien de nouveau.
21:11 Les classes sociales se définissent toujours les unes par rapport aux autres.
21:14 Donc c'est la position dans la structure sociale par rapport à ceux qui sont plus
21:17 riches, par rapport à ceux qui sont plus pauvres.
21:19 On cherche à protéger sa position.
21:20 Et effectivement, dans le vote RN, il y a un vote qui est à la fois populaire, mais
21:24 qui n'est pas le plus populaire non plus, de personnes qui peuvent avoir accédé par
21:27 rapport à la propriété pavillonnaire, qui ne veulent pas retomber parce qu'ils ont
21:30 un prêt à rembourser, qui ont été soumis à la concurrence internationale, souvent
21:34 plus des ouvriers des bourgs et des villages que des employés des services dans le monde
21:38 urbain.
21:39 Donc oui, chacun se compare au-dessus, en-dessous.
21:41 Mais je dirais que ça, c'était déjà le cas dans les années 50, c'était déjà
21:45 le cas au XIXe siècle.
21:46 Est-ce que ça ne remet pas parfois en cause votre lecture principale et les 70% ?
21:51 Le Crouban, pour commencer, on le cite, comme l'ont voté ses collègues à plusieurs
21:56 reprises dans le livre, pour dire justement qu'il y a 70% qu'on arrive à expliquer,
22:00 il y a 30% qu'on n'explique pas.
22:01 Et c'est sans doute ce que le Crouban qualifie de classe subjective.
22:05 Donc on reconnaît très bien la légitimité de ce qu'il dit, mais ça ne remet pas en
22:09 cause finalement l'importance des facteurs géosociaux qui a grandi au cours du temps,
22:15 comme on le documente dans le livre.
22:16 Frédéric Dhabi ?
22:17 Oui, sur le vote FN et les catégories populaires.
22:21 D'abord, ça fait peut-être du mal à entendre, mais c'est une réalité, le secondaire
22:25 est là pour voir non pas le réel, mais la perception du réel.
22:28 Quand on est à 25% en moyenne au premier tour dans toutes les élections et plus de
22:32 42% le 24 avril 2022, le vote RN devient un vote massif, devient un vote attrape-tout.
22:39 Et dans la radioscopie qu'on avait faite du vote RN qu'on fait depuis les années
22:42 90 avec le journal du dimanche, on voit qu'il n'y a pas une catégorie, si ce n'est
22:46 les professions intellectuelles supérieures, où le RN est, si je dirais, endémiquement
22:50 faible.
22:51 Maintenant, quand on regarde le choix des catégories populaires, c'est employés-ouvriers.
22:57 A toutes les élections présidentielles depuis 2012, en 2007 c'est Nicolas Sarkozy qui
23:02 arrive en tête, Marine Le Pen arrive systématiquement en tête, mais quittons le soir...
23:06 Ça si vous croisez avec le revenu, c'est faux pour les employés.
23:08 Je ne peux pas être d'accord avec ça.
23:10 C'est faux pour les employés si vous croisez avec le revenu.
23:13 Quand on regarde, non pas un vote par rapport à une moyenne électorale, mais de quoi se
23:19 compose le vote RN.
23:21 Sur 100 électeurs Marine Le Pen du 10 avril, il y a 39 personnes qui se déclarent appartenir
23:27 aux catégories populaires.
23:31 On est à 32% pour Jean-Luc Mélenchon.
23:33 C'est vrai que 2022, c'est un moment de retour des catégories populaires vers une
23:38 offre de gauche et malgré ce que l'on peut dire, il y a des thématiques comme l'immigration,
23:45 l'identité, l'insécurité qui restent un carburant du vote RN, même si maintenant
23:49 par comparaison, ça a été moins le cas que pour le vote Zemmour.
23:51 Thomas Piketty ?
23:52 Sur les catégories populaires, c'est vraiment important de croiser la profession, donc ouvriers,
23:57 employés, on ne vote pas pareil, le niveau de revenu, le niveau de patrimoine, c'est-à-dire
24:01 est-ce que vous êtes accédant à la propriété, le niveau de diplôme, la taille d'agglomération,
24:04 il faut croiser tout ça.
24:05 Et si on croise tout ça, qu'est-ce qu'on observe ?
24:07 On observe qu'effectivement, le vote ouvrier, notamment dans les bourgs et les villages,
24:11 a basculé sur le RN depuis une vingtaine d'années.
24:15 Nous, on l'interprète très largement, surtout quand on compare avec l'élutat du référendum
24:18 de 2005 comme un sentiment d'abandon face à la désindustrialisation, la concurrence
24:23 commerciale européenne, c'est très fort.
24:25 Mais si on regarde les employés, alors il faut rappeler que le salaire moyen des employés
24:29 en France est en dessous du salaire moyen des ouvriers depuis une trentaine d'années.
24:32 Et donc dans les employés, vous avez notamment des employés de services, des personnels
24:35 de nettoyage, des caissières, des personnels de restauration, beaucoup de femmes, mais
24:39 aussi des hommes.
24:40 Vous avez des métiers du soin.
24:43 Et là, vous avez un vote qui est en fait très fortement à gauche.
24:46 Et au total, si vous combinez tout ça avec le revenu, vous voyez qu'en fait, aujourd'hui,
24:50 la caractéristique de notre système de tripartition, c'est qu'on a deux votes populaires.
24:54 On a un vote populaire urbain, plutôt d'employés dans les services, qui va voter pour le bloc
24:58 de gauche.
24:59 On a un vote populaire rural, notamment ouvriers plus soumis à la concurrence internationale,
25:03 qui va voter pour le Rassemblement national.
25:05 Et au milieu, un vote extrêmement bourgeois, historiquement, dans des proportions qu'on
25:10 n'avait jamais vues.
25:11 Et nous, ce qu'on montre, c'est qu'on voit déjà ça fin XIXe siècle, on a une
25:14 configuration comparable.
25:15 Et c'est vrai que cette perspective historique que les sondages ne peuvent pas apporter,
25:18 mais ce n'est pas de votre faute évidemment, puisque les sondages n'existaient pas, est
25:21 très importante pour comprendre pourquoi aujourd'hui, finalement, cette nouvelle
25:26 coupure rurale-urbaine s'est créée.
25:28 Parce que fin XIXe siècle, on comprend bien les paysans, les ouvriers.
25:31 Aujourd'hui, on essaie d'expliquer qu'il y a aussi une rupture plus socio-économique
25:34 entre des ouvriers soumis à la concurrence internationale qui sont passés dans le monde
25:37 rural, des employés des services qui se sentent toujours mieux représentés par la gauche.
25:41 Et toute la question, c'est est-ce qu'on va ressortir de cette répartition ?
25:44 Comme ça s'est produit fin XIXe, début XXe, où en fait, on s'est rendu compte
25:48 que ce bloc central, les républicains ou portugais de l'époque, a été finalement
25:52 très fragile.
25:53 Et finalement, on en est sorti de cette répartition.
25:55 C'est aussi ça, une des leçons de l'histoire.
25:56 Mais alors, sur les déterminismes du vote erraine, il y a, dans le JDD de ce dimanche,
26:02 une interview de Jérôme Saint-Marie qui est, disons pour faire vite, le politologue
26:08 du Rassemblement national.
26:09 Et celui-ci explique qu'à son avis, Cagé et Piketty, donc vous deux, êtes dans le
26:16 déni sur l'immigration.
26:17 C'est-à-dire que votre discours, c'est en quelque sorte le discours que la NUPES
26:21 veut entendre en expliquant qu'il y a encore un vote de classe et qu'il suffit d'aller
26:25 chercher ce vote de classe, que la gauche redevienne la gauche finalement pour l'emporter.
26:30 Alors que vous oubliez, dit-il, tout simplement le fait que l'immigration est le déterminisme
26:38 essentiel du vote erraine.
26:39 Julia Cagé.
26:40 Toutes les analyses ne sont pas d'accord, a priori, sur la lecture de notre livre, puisque
26:44 Le Point a écrit qu'on avait écrit un livre anti-mélenchoniste.
26:46 Donc a priori, nos conclusions ne vont pas pour tout le monde dans le même sens.
26:51 Sur l'immigration, soyons extrêmement précis.
26:53 Quand on regarde les déterminants du vote de droite, de gauche et du vote Rassemblement
26:58 National, que vous prenez les facteurs géosociaux, vous expliquez 70%, on l'a dit.
27:02 Quand vous rajoutez l'immigration, le pourcentage d'étrangers, la religion, vous montez à
27:07 un pouvoir explicatif de 72-73%.
27:10 Ça ne veut pas dire que ça n'explique rien, ça veut dire que ça explique une toute
27:13 petite partie des votes.
27:14 Le deuxième point extrêmement important, c'est que ça n'a pas toujours été le
27:17 cas.
27:18 On remonte, Thomas l'a rappelé par exemple, pour les présidentielles à 1965, Tixier
27:21 Vignes en cours, vous avez une corrélation extrêmement forte entre le vote Tixier Vignes
27:26 qui était le candidat d'extrême droite en 1965 et qui avait, comme directeur de campagne
27:32 à l'époque, Jean-Marie Le Pen, qui se préparait là bien pour sa première candidature à
27:36 Rennes en 1974.
27:37 Et ensuite, il ne peut pas se présenter en 1981, il n'a pas assez de signatures, on
27:40 le retrouve en 1988.
27:41 Et dans nos données systématiquement, 75, 74, 81, 88, encore en 95, on voit une relation
27:50 très forte entre le pourcentage d'immigrés et le vote à l'extrême droite.
27:53 Et ça, ça s'inverse petit à petit en 2002, 2007, 2012, 2017, et là la relation
27:58 a complètement disparu dans les données.
28:01 On voit presque le contraire.
28:03 Et ce qui est important, en fait, c'est de voir que c'est dû en partie à un changement
28:07 du programme de la droite, qui est aussi la droite traditionnelle.
28:10 C'est-à-dire que le basculement se fait en partie en 91 avec Chirac, qui va chercher
28:13 cet électorat anti-immigrés avec son discours sur le bruit et l'odeur.
28:17 Ça se fait avec Sarkozy en 2007, qui va chercher cet électorat anti-immigrés avec
28:22 le Karcher, "je vais nettoyer les banlieues".
28:24 Et finalement, le RN se retrouve avec un électorat différent, qui est beaucoup moins urbain
28:28 par rapport à ce qu'on observait dans les années 60, 70, 80, qui est en ruralité et
28:33 qui va se tourner vers le RN pour des raisons différentes, et notamment des raisons d'abandon
28:37 sur les territoires, de non-accès aux services publics, etc.
28:40 Frédéric Dabier, rapidement.
28:41 Je pense qu'on est un fait complémentaire.
28:42 Il y a le pourcentage d'immigrés dans les villes.
28:44 Il y a aussi ce que les électeurs RN nous disent.
28:46 Et quand on compare dans des échelles d'attitude ce que nous disent l'ensemble des Français
28:52 et les gens qui ont voté au moins une fois pour le Rassemblement national, il y a toute
28:55 une série de thématiques où il n'y a plus de différence.
28:58 Par contre, il y a deux thématiques où il y a vraiment un surchoix RN.
29:03 C'est un mixte insécurité culturelle-immigration.
29:07 C'est l'électorat qui fait puceauiller entre l'insécurité et l'immigration.
29:11 Et par exemple, sur le fait tout simplement de donner le droit de vote aux personnes d'origine
29:15 étrangère, il y a 25 points d'écart entre une personne qui n'a jamais voté RN et un
29:21 électeur RN.
29:22 Par contre, là où je vous rejoins complètement, c'est que dans les petits bourgs, la question
29:26 du pouvoir d'achat, la question du départ des services publics, la crainte du déclassement
29:31 et du déclin a été un moteur du vote RN par rapport aux votes émours qui étaient
29:35 très sur l'immigration.
29:36 J'ai un petit souci.
29:37 Les maris.
29:38 Je pense à tous les politiques qui vont lire votre livre s'ils n'ont pas déjà commencé
29:41 à le faire et qui vont se dire "mais alors, alors, comment unir les urbains et les
29:45 ruraux, ce que vous définissez finement à travers l'évolution des dernières décennies
29:50 ? Qui a la clé aujourd'hui ? Thomas Piketty.
29:52 Écoutez, il y a plusieurs candidats à gauche possibles, parle de ça.
29:57 C'est un sacré débat à gauche, notamment en ce moment.
29:59 Tout le monde pense à Ruffin, mais il y a évidemment plein d'autres personnes à gauche.
30:02 Nous, on n'est pas sur les personnes.
30:03 Dans notre analyse, on essaye de se focaliser sur les électorats et de montrer qu'il y
30:07 a des coalitions sociales qui se forment, qui se déforment.
30:11 Historiquement, ça a été difficile, mais finalement ça s'est fait.
30:14 Cette union des classes populaires rurales et urbaines, au début du XXe siècle, les
30:19 radicaux socialistes et les socialistes, puis après les communistes, après la Première
30:22 Guerre mondiale, ont réussi, tant bien que mal, à rassembler, en tout cas à rapprocher
30:28 beaucoup les comportements entre le monde ruraux et urbain.
30:30 C'est aussi la salarisation du monde rural a rendu, au cours du XXe siècle, plus facile
30:34 pour la gauche de s'adresser à des salariés modestes qu'à des personnes qui voulaient
30:38 accéder à la propriété et auxquelles la gauche, alors les radicaux socialistes y
30:42 arrivaient mieux que les socialistes et les communistes, mais la gauche avait quand même
30:44 du mal à s'adresser à eux.
30:46 Aujourd'hui, on a toujours la salarisation, donc il n'y a plus ce problème-là, mais
30:48 il y a toujours, notamment face à la propriété, chez les électeurs ruraux, une volonté d'accéder
30:54 à la bita pavillonnaire qui va souvent être regardée par les parties de gauche qui s'occupent
30:58 des urbains locataires, disons avec moins de proximité que ce qu'il faudrait.
31:02 Donc vous voyez, il y a des enjeux socio-économiques qui sont l'attitude face à la concurrence
31:06 internationale, l'accès au service public, l'accès au transport, l'accès à la propriété.
31:10 Donc il y a tous ces enjeux concrets qui, nous, vraiment, dans nos données, dans notre
31:14 analyse historique, jouent vraiment le rôle essentiel.
31:18 Frédéric Dhabi ?
31:19 Oui, alors sur la question du monde rural, je dis toujours qu'il n'y a pas une ruralité,
31:24 il n'y a pas des ruraux, il y a des ruralités.
31:26 Il y a la proximité d'un grand centre urbain et l'accès au service public.
31:31 Il y a des ruralités extrêmement heureuses et il y a eu un effet cofide, même en termes
31:36 d'attractivité et en même de repeuplement, mais il y a aussi des ruralités isolées
31:41 où là, c'est vrai que le premier comportement électoral, ce n'est pas un vote Le Pen,
31:46 ce n'est pas un vote de gauche, c'est un non-vote, c'est une abstention.
31:50 N'oublions pas qu'en dehors de l'élection présidentielle, les Français ne votent plus.
31:55 Et si je change de sujet, on a parlé énormément de vote de classe.
31:58 Moi, ce qui m'a quand même frappé dans le vote du 10 avril 2022, le premier tour
32:02 de la dernière élection présidentielle, c'est un vote générationnel, complètement
32:06 partagé entre les trois forces.
32:08 Les personnes âgées ont voté Emmanuel Macron massivement.
32:11 C'était la première fois qu'un candidat, pas LR, UMP, RPR, n'arrivait pas en tête
32:16 chez les personnes âgées.
32:17 Les primo-votants, ceux qui votaient pour la première fois à la présidentielle, ont
32:20 voté massivement pour Jean-Luc Mélenchon quand ils ont voté.
32:23 Et les catégories charnières, les plus en souffrance, 25-34 la génération de l'insertion,
32:29 50-64 la génération maudite sur toute une série de sujets, et d'abord le fait de
32:33 prendre en pleine figure la prochaine réforme des retraites, ont voté massivement Marine
32:37 Le Pen.
32:38 Le vote de classe, oui, mais le vote de génération a été un vote extrêmement marqué le 10
32:41 avril dernier.
32:42 Oui, c'est extrêmement important de revenir sur cette question de la participation.
32:46 Il y a deux choses qui apparaissent très clairement dans notre analyse.
32:49 La première, et ça on le savait d'une certaine manière, c'est que ce sont les
32:53 plus pauvres qui votent beaucoup moins par rapport aux plus favorisés.
32:56 Mais la deuxième, et ça on ne le savait pas parce qu'on n'avait pas le recul historique,
32:59 c'est que ça n'a pas du tout été toujours le cas.
33:01 Vous prenez les élections en 1960, 70, 80, les communes les plus modestes votaient plus
33:06 que les communes les plus riches.
33:07 Et ça, nous on pense que c'est l'une des conséquences de la tripartition et du fait
33:11 d'avoir un bloc central, libéral, progressiste, très favorisé, qui peut se maintenir au
33:15 pouvoir avec seulement 30% de l'électorat, ça va finalement décourager toute une partie
33:20 de l'électorat qui ne se sent pas représentée, de se tourner vers les urnes, et du coup ça
33:24 a non seulement parfois un coût socio-économique, mais ça a aussi un coût démocratique extrêmement
33:29 fort.
33:30 Et ça c'est quand même un point qu'il faut souligner.
33:33 Et du coup ça nous rapproche aussi de cette question de l'immigration.
33:36 Si la préoccupation principale de tous ces électeurs modestes, en ruralité, c'était
33:41 la question migratoire, on a eu votre billet tout à l'heure, alors ils se précipiteraient
33:44 tous aux urnes, vers le Rassemblement National, ils auraient tous voté Rassemblement National
33:48 à toutes les élections, et c'est pas du tout ce qu'on observe.
33:50 On observe avant tout, chez cet électorat aujourd'hui, une abstention extrêmement forte.
33:55 C'est 50% l'abstention au législatif sur l'ensemble de la population.
33:58 Ça va tomber à 20-25% dans les territoires les plus modestes.
34:02 Donc vous avez les trois quarts des gens qui ne vont plus voter, ce qui montre avant tout
34:05 qu'ils sont complètement insatisfaits de leur politique.
34:08 Pour résumer, il y a un vote par défaut pour le RN, mais qui est vraiment un vote par défaut.
34:12 C'est-à-dire qu'en fait, les personnes ne se font pas beaucoup d'illusions, simplement
34:15 sont tellement déçues par la droite et la gauche qui ont été au pouvoir, qu'ils
34:18 se disent "bon pourquoi pas faire ça, surtout pourquoi pas rester à la maison et ne pas
34:21 voter".
34:22 Mais ce que ça montre à nouveau, c'est que la thématique identitaire, qui est la
34:25 solution de facilité pour les responsables politiques, est complètement dépassée par
34:28 rapport à la réalité de la société française, qui a besoin de solutions socio-économiques
34:33 à ses problèmes de logement, d'emploi, de pouvoir d'achat, de transport, de concurrence
34:37 internationale, de désindustrialisation.
34:39 Et c'est là qu'on a besoin de débats, de solutions, et de sortir.
34:43 Et on a besoin d'alternance démocratique, parce que c'est ça le gros problème de la
34:46 répartition, c'est qu'on a cette espèce d'attitude consistant à dire "c'est moi
34:50 ou le chaos, c'est moi ou les extrêmes", qui d'un point de vue démocratique est absolument
34:54 catastrophique.
34:55 Parce que historiquement, nous vous l'avez dit, on vote plutôt à gauche, mais on ne
34:58 pense pas que la gauche doit être toujours au pouvoir, on veut des alternances gauche-droite,
35:01 et c'est ça qui historiquement, au cours du XXe siècle, a permis de construire la
35:04 sécurité sociale, l'investissement dans l'école, et de développer le pays.
35:09 Dernier mot, Frédéric Dhabi.
35:10 Oui, c'est vrai que la bipolarisation fait espérer le camp qui a perdu, quelques mois
35:16 après sa défaite cinglante à la présidentielle de 2007, présidentielle et piliégiative,
35:20 la gauche gagne massivement les élections municipales.
35:23 Sur les principes au sujet, oui, c'est vrai que les trois premières préoccupations des
35:26 Français à la rentrée, c'est santé, c'est d'abord la santé, pouvoir d'achat,
35:30 insécurité.
35:31 L'immigration compte quand même, je le répète, comme élément pour le vote Rennes
35:34 au global.
35:35 Merci Frédéric Dhabi, je rappelle que vous êtes directeur général de l'IFOP.
35:39 Merci Julia Cagé, Thomas Piketty.
35:41 Une histoire du conflit politique, élection et inégalité sociale en France, c'est
35:46 aux éditions du Seuil.