• il y a 9 mois
Pierre Bellemare comme vous ne l’avez jamais entendu ! C’est la promesse de ce nouveau podcast imaginé à partir des archives exceptionnelles du Service Patrimoine Sonore d’Europe 1.
Affaires criminelles, true crime, crimes, enquêtes, crimes historiques ou plus récents, crimes crapuleux, crimes familiaux, crimes inexpliqués surtout : Pierre Bellemare est le pionnier des grands conteurs de récits radiophoniques. Dans les années 70, cette voix culte d’Europe 1 a tenu en haleine les auditeurs avec ses histoires extraordinaires. Des histoires vraies de crimes en tout genre qui mettent en scène des personnages effrayants, bizarres ou fous. Des phrases à couper le souffle, des silences lourds de suspense, un univers de polar saisissant et puissant.
Avec un son remasterisé et un habillage modernisé, plongez ou replongez dans les grands récits extraordinaires de Pierre Bellemare.

Émile Python est un homme sage, consciencieux voire un peu trop zélé selon son entourage... Enfant, c’est lui qui révèle les bêtises de ses camarades à l’instituteur. Lorsqu’il est au régiment, c’est encore lui qui dénonce les incidents à l’adjudant. Qu’il est énervant Émile... À 25 ans, cet homme à la silhouette impeccable et au teint rouge, se marie. Une femme, des enfants, un emploi : en théorie, tout va pour le mieux pour Emile Python. Mais au quotidien, il ne peut s’empêcher d’éplucher les comptes, vérifier les quittances de gaz et l’honnêteté de chacun… Qu’il est énervant Émile ! 
En 1926, alors qu’il a 40 ans, Émile Python réside avec sa famille au rez-de-chaussée d’un petit appartement parisien dont il paie scrupuleusement le loyer le premier de chaque mois. Mais il souhaite déménager au quatrième, pour cette fois-ci, disposer d’une habitation non meublée. À sa grande surprise, le propriétaire de l’immeuble en décide autrement : cet appartement, au quatrième, sera loué meublé, et avec les meubles de celui du rez-de-chaussée ! Une combine qui déplaît, évidemment, à Émile Python. Il se plaint auprès du Procureur qui mandate un expert pour savoir si le contrat a été falsifié. Non, affirme l’expert, ce qui provoque alors la colère du père de famille. Emile Python se met à l’espionner et compte bien se venger. Pour la première fois, il va commettre l’irréparable… pour se faire justice lui-même. Pierre Bellemare raconte cette incroyable histoire dans cet épisode du podcast "Les récits extraordinaires de Pierre Bellemare", issu des archives d’Europe 1 et produit par Europe 1 Studio.
Retrouvez "Les Récits extraordinaires de Pierre Bellemare" sur : http://www.europe1.fr/emissions/les-recits-extraordinaires-de-pierre-bellemare

Category

🗞
News
Transcription
00:00 Bienvenue dans les récits extraordinaires de Pierre Belmar.
00:07 Un podcast issu des archives d'Europe 1.
00:11 Émile a quelque chose comme une douzaine d'années.
00:14 Émile habite à Lyon, il va à l'école, il est très sage et très bien élevé.
00:18 Oh, il n'est pas comme les autres petits garçons de son âge.
00:22 Ce n'est pas lui qui oublierait de se laver les oreilles ou qui volerait les pots de confiture, ce sont des choses qui ne se font pas.
00:28 Émile travaille dur à l'école. Il n'est pas très intelligent, mais consciencieux.
00:33 Ses cahiers sont propres, son cartable bien rangé. Il ne marche pas dans les flaques et n'a jamais d'encre sur les doigts.
00:40 Ses petits camarades ne sont pas exactement comme lui.
00:44 Ils font des bêtises, ils mentent de temps en temps, ils cassent des choses,
00:48 et ils n'hésitent pas à lui faire des croche-pieds et à se battre pour la possession d'un ballon.
00:54 « Ce n'est pas bien, dit Émile. Ce ballon n'est pas à toi, il est à moi. Je vais le dire au maître.
01:00 Monsieur, il m'a pris mon ballon, monsieur il copie, monsieur il a triché. »
01:05 Il est énervant, Émile. Énervant.
01:09 Émile a quelque chose comme une vingtaine d'années. Émile est au régiment.
01:13 C'est une recrue sérieuse. Oh, il n'est pas comme ses camarades de chambret.
01:17 Ce n'est pas lui qui chercherait à éviter une corvée ou à faire le mur, ce sont des choses qui ne se font pas.
01:22 « Ce n'est pas bien, dit Émile. C'est défendu de fumer après le couvre-feu. Je vais le dire à l'adjudant. »
01:28 Il est énervant, Émile. Énervant.
01:32 Émile a quelque chose comme vingt-cinq ans. Émile est marié. C'est un bon mari.
01:37 Il est énervant. Il a des enfants, il a un emploi, des voisins. Il est toujours aussi énervant.
01:43 Il épluche les comptes, vérifie les quittances de gaz, minute son temps de travail, surveille le concierge.
01:48 Dans la vie, dit-il, il faut de l'ordre, de l'honnêteté et de la justice.
01:53 Moi, Joseph Émile Piton, je respecte ces principes et j'exige que les autres les respectent.
02:00 Nous l'appellerons Joseph Émile Piton. Il ne s'appelait pas Piton.
02:05 Mais il n'aurait pas aimé que l'on parle de lui en ces termes.
02:09 Il ne supportait pas la critique, ni la contradiction, ni le désordre de l'injustice.
02:14 En fait, il ne supportait pas non plus et avant tout d'être Joseph Émile Piton, tout simplement.
02:38 Bonjour, Monsieur. Je suis Joseph Émile Piton, votre locataire du rez-de-chaussée, pour un loyer mensuel de 430 francs.
02:47 Monsieur, j'ai cru comprendre que vous disposiez présentement d'un appartement alloué au quatrième étage de cet immeuble.
02:54 Je désire m'entretenir avec vous de cette possibilité.
02:58 Joseph Émile a 40 ans. Nous sommes en 1926. Il a les cheveux rares, mais bien peignés.
03:05 Une moustache blonde et mince, comme un trait dédaigneux sur une bouche pincée.
03:09 Double menton, col cassé, habit noir, l'air d'un bourgeois avantageux et bien pensant.
03:15 La seule chose qui détonne dans cette silhouette stricte et impeccable, c'est le teint.
03:20 Presque rouge. Un teint de coléreux, à la limite de la poplexie. Un teint qui fait désordre.
03:26 Tout ce qui est bien rangé chez cet homme, du binocle à la pochette de soie, de l'épingle de cravate aux manchettes,
03:33 semble prêt à exploser à chaque minute à cause de ce teint-là.
03:37 M. Dichant, propriétaire de l'immeuble 6 au 82 rue Rochechouart à Paris, connaît relativement peu ce locataire.
03:45 Joseph Émile Piton est parisien depuis 1925.
03:48 Depuis 1925, il habite avec sa famille un petit appartement meublé dont il paie scrupuleusement le loyer, le premier de chaque mois.
03:56 Selon son habitude, il remet à M. Dichant une enveloppe contenant 430 francs et attend le reçu qu'il vérifie soigneusement avant de saluer.
04:07 Mais la conversation s'arrête là, si j'ose dire.
04:09 C'est donc la première fois que les deux hommes ont un entretien.
04:13 M. Dichant est disposé, en effet, à louer cet appartement du quadrille.
04:19 « Puis-je visiter les lieux, je vous prie ? »
04:22 L'appartement est vide, non seulement d'occupants mais de meubles.
04:26 Et c'est cela qui intéresse Piton car depuis cinq ans, son mobilier personnel est en garde meubles.
04:31 Contraint d'occuper à son arrivée à Paris une location meublée, il n'est pas satisfait de cet état de chaud.
04:37 « L'appartement me convient. Je dois vous prévenir que je loue cet appartement meublé. »
04:45 Meublé ? Mais il est vide.
04:47 « Si je consens à vous céder cette location, cher monsieur, c'est à la condition que vous l'acceptiez meublé. »
04:55 Joseph-Emile Piton devient rouge.
04:58 Mais le propriétaire est inébranlable.
05:00 Son raisonnement est simple.
05:02 Il ne court pas après les locataires.
05:04 C'est la crise, comme on dit. Il y a sur-enchères.
05:07 Si Piton veut passer du rez-de-chaussée au quatrième étage, il y passera avec les meubles du rez-de-chaussée.
05:12 C'est ainsi qu'un appartement vide peut se louer meublé.
05:16 D'ailleurs, ajoute le propriétaire, je loue l'appartement, mais je vends les meubles.
05:20 C'est à prendre ou à laisser.
05:22 « Mais vous n'avez pas le droit. Mais, cher monsieur, je ne vous oblige pas à accepter. »
05:28 Ah ben oui, évidemment, c'est facile.
05:31 Quand on est propriétaire, on a tous les droits.
05:33 C'est odieux. C'est de l'escroquerie pure et simple.
05:36 On profite du besoin des autres sans vergogne.
05:39 Joseph-Emile Piton n'est plus rouge. Il est violé.
05:43 « Mais, monsieur, si je reste locataire de mon rez-de-chaussée meublé avec les meubles que vous voulez me vendre, vous serez bien obligé de louer celui-là vide à quelqu'un d'autre. »
05:52 C'est possible.
05:54 Mais je ne suis pas pressé.
05:56 Et d'ailleurs, vide, je le louerai plus cher, si ça se trouve.
06:00 D'ailleurs, j'ai des propositions. Je n'ai qu'à choisir.
06:03 Finalement, si je vous donne la priorité, c'est que vous êtes déjà mon locataire. Je n'y suis pas obligé.
06:10 Ah, il faut reconnaître qu'il est tentant d'étrangler ce monsieur.
06:14 C'est du chantage, ni plus ni moins.
06:17 Joseph-Emile Piton préfère sortir. Il lui faut de l'air.
06:22 Mais il lui faut aussi cet appartement.
06:25 Trois enfants et une femme dans un rez-de-chaussée minuscule, ça ne peut plus durer.
06:30 Ce désordre permanent, les récriminations, la promiscuité sont insupportables.
06:35 Tout est insupportable, y compris l'existence de Joseph-Emile Piton.
06:39 La terre en tirait contre lui. En réalité, il a tout raté.
06:43 Une entreprise d'import-export à Lyon, un premier mariage, une installation en Indochine,
06:48 et ces deux dernières situations.
06:50 Il ne le sait pas, il ne le comprend pas, mais il a énervé tout le monde.
06:55 Avec sa manie de justice, d'intégrité, l'orgueil de ses opinions, l'intransigeance de ses idées,
07:01 il n'a pas cessé, depuis qu'il est né, de se heurter de front contre des murs de difficultés.
07:06 Un exemple, qui ressemble étrangement à sa situation présente d'ailleurs.
07:10 En rentrant d'Indochine, il achète des meubles d'occasion vendus 2400 francs.
07:15 Il fait un chèque de 2400 francs au vendeur, puis fait opposition sur ce chèque,
07:20 et il en fait un autre, de 698 francs 0,05 centimes.
07:24 Ça ne valait pas plus, j'ai fait moi-même l'estimation.
07:28 Au tribunal, le juge est d'un autre avis, enfin M. Piton de deux choses l'une,
07:33 ou il ne fallait pas accepter, ou il fallait faire expertiser le lot.
07:37 Il y a des gens compétents pour cela, mais je suis compétent pour estimer la valeur d'une table façon citronnier,
07:42 de quatre chaises et d'un buffet, et je n'ai pas à perdre mon temps avec des escrocs,
07:46 il y a les gens honnêtes, comme moi, et les autres.
07:50 Voilà. Quelqu'un d'autre que Joseph-Emile Piton n'aurait pas acheté les meubles,
07:55 et on n'en parlait plus, lui, si. On veut le voler ?
07:59 On va comprendre, Piton ne discute pas avec les escrocs.
08:03 Piton démontre, on a sa fierté, et il y a des choses qu'on ne peut pas laisser passer,
08:09 et il faut que quelqu'un mette le haut là autrement, où irions-nous, je vous le demande ?
08:14 On peut aller très loin, en réalité, et ce qui vient de se passer rue Rochechouart,
08:19 entre M. Dichamp, propriétaire abusif, et son locataire susceptible, ira très loin.
08:25 Ne croyez pas, cependant, que l'un va étrangler l'autre, ou l'autre étrangler l'un, non.
08:31 Bien qu'il en meurde envie, en ce qui le concerne, Joseph-Emile Piton est un homme consciencieux,
08:37 qui aime faire les choses dans les règles.
08:39 Étrangler M. Dichamp serait prématuré.
08:42 Vous allez voir comment un petit dossier comme celui-là, une broutille,
08:47 un misérable litige entre particuliers, comme on dit,
08:51 peut devenir un dossier extraordinaire, pour peu que l'on ait affaire à un redresseur de tort comme Joseph-Emile Piton.
08:57 Donc, fidèle à ses principes, Joseph-Emile Piton ne refuse pas de conclure l'affaire.
09:09 D'ailleurs, il estime être dans son bon endroit.
09:11 Il a besoin de cet appartement. Cet appartement est vide, donc il a droit à cet appartement.
09:15 Vide, bien sûr.
09:17 Ici, je suis obligé de vous soumettre deux dialogues représentant deux versions différentes,
09:21 celles de Joseph-Emile Piton, en premier, honnêteté oblige.
09:25 M. Dichamp, j'accepte votre marché, mais je ne peux payer comptant.
09:30 Parfait, cher monsieur.
09:31 Vous me devrez donc 30 000 francs.
09:34 Nous allons signer un contrat de location-vente avec 12 % d'intérêt pour le crédit que je vous consente.
09:39 Vous signez là.
09:40 Piton signe.
09:42 Le propriétaire ne lui donne pas de double du contrat dont il conserve l'unique exemplaire.
09:48 Autre version, celle de M. Dichamp.
09:51 Je consente à vous offrir une location-vente pour la somme de 12 000 francs et 10 % d'intérêt pour le crédit.
09:57 Piton signe.
09:58 Mais dans cette version non plus, il ne lui a pas remis le double du contrat.
10:03 Le lendemain, 4 janvier 1927, Joseph-Emile Piton, de sa plus belle plume,
10:08 adresse une lettre circonstanciée au procureur de la République.
10:12 J'ai l'honneur de déposer une plainte, entre vos mains, contre M. Dichamp, propriétaire,
10:18 propriétaire avec une majuscule, 82 rue Rochechouart, Paris 9e,
10:22 pour infraction à l'article 17 de la loi sur les loyers du 31 mars 1922,
10:28 confirmée par l'article 13 de la loi du 1er avril 1926, ayant le même objet,
10:33 veuillez agréer, M. le procureur, l'assurance de matériaux de considération.
10:38 La bagarre va durer près de 3 ans et se dérouler en plusieurs actes jusqu'au drame final,
10:43 le 16 septembre 1929, en plein palais de justice.
10:47 Premier acte.
10:49 M. Braque, juge d'instruction, instruit le dossier Piton contre Dichamp
10:53 et nomme un expert chargé d'examiner l'unique exemplaire du contrat.
10:57 Il y est mentionné la somme de 12 000 francs.
11:00 Piton dit « c'est un faux ! » Dichamp a falsifié la somme,
11:04 il y avait 30 000 francs quand j'ai signé,
11:06 et il dépose une nouvelle plainte pour faux et usage de faux.
11:10 Le juge demande donc à l'expert d'examiner le faux en question.
11:14 D'après l'expert, la somme a été grattée, ou plus exactement lavée.
11:20 On distingue nettement la trace d'un 3 remplacé par le chiffre 1.
11:25 Bien entendu, Dichamp nie.
11:27 Pour tenter d'arrêter ce petit contentieux,
11:30 le juge essaie de raisonner Piton.
11:32 Qu'il y ait faux, c'est possible,
11:34 mais vous étiez d'accord pour 12 000 francs,
11:37 pourquoi voulez-vous prouver à tout prix que ce contrat est de 30 000 francs ?
11:40 Vous n'avez aucun intérêt à cela, sinon de vouloir absolument payer 30 000 francs.
11:44 C'est une question de justice morale, M. le juge.
11:46 Je maintiens ma plainte.
11:48 Mais comme Dichamp dit toujours, il faut une contre-expertise.
11:52 Le contre-expert, ce sera M. Bell.
11:55 Or, M. Bell n'est pas n'importe qui.
11:58 C'est le directeur de l'identité judiciaire,
12:01 le chef des laboratoires de la police,
12:03 une autorité incontestée en matière de microscope.
12:05 Toutes les expertises délicates,
12:07 celles des plus grandes affaires criminelles de son temps,
12:09 sont sorties de son laboratoire.
12:11 C'est l'expert avec un E majuscule.
12:13 Et il dit, rien ne prouve la falsification.
12:16 En résumé, son rapport est exactement le contraire de celui de son confrère.
12:21 Ah, c'est ça le problème avec les experts.
12:23 On dirait qu'ils sont nés pour ne pas être d'accord entre eux.
12:26 Jamais. Et à aucun prix.
12:28 Dans ces cas-là, c'est toujours le plus connu qui gagne,
12:32 le plus célèbre, le plus inattaquable.
12:34 Et Bell est directeur de l'identité.
12:36 On ne met pas sa parole en doute.
12:38 S'il dit blanc au nom de la justice,
12:41 c'est que c'est blanc pour la justice.
12:43 Non lieu.
12:45 Joseph-Emile Piton, le plaideur,
12:47 est sommé de payer les 12 000 francs
12:49 prié de rentrer chez lui et de mettre son mouchoir par-dessus.
12:53 C'est trop lui demander.
12:56 Non seulement il va vivre sous le même toit qu'un faussaire,
12:59 mais la justice est d'accord.
13:01 À qui se plaint-il maintenant ? Vers qui se retourner ?
13:04 Il n'y a rien au-dessus de la justice.
13:06 Piton est seul. Tout seul. Désespérément seul.
13:10 Ce conformiste intransigeant se prince du "ça ne se fait pas"
13:14 et est condamné à vivre dans le désordre de ses principes
13:16 sans pouvoir les faire triompher.
13:18 Il en est malade.
13:19 Son idée fixe l'empêche de dormir, de manger, l'empêche de vivre.
13:23 Pendant des mois, il tourne en rond dans sa cage
13:25 à tel point qu'il en perd son emploi
13:27 et fait fuir sa femme excédée des litanies qu'il débite à longueur de journée.
13:31 La justice est pourrie. Voilà maintenant que c'est moi le coupable.
13:34 C'est moi l'honnête homme que l'on méprise.
13:36 Moi qui suis le bafoué.
13:38 La société court à sa perte.
13:40 S'il n'y avait plus d'hommes comme moi,
13:42 les voleurs dormiraient moins tranquilles, etc.
13:45 Bien entendu, il ne perd pas espoir.
13:47 Le tribunal reçoit de sa part des kilomètres de lettres,
13:50 d'une petite écriture serrée, méticuleuse,
13:52 hostile, empoulée, bourrée d'expressions toutes faites.
13:55 Joseph-Emile Piton y expose la vérité sur son affaire.
13:59 On lui répond toujours la même chose.
14:01 Ce qui est jugé est jugé. Il n'y a pas à revenir là-dessus.
14:04 Pour le procureur, c'est "je n'ai pas à revenir sur la décision du tribunal civil souverain en la matière".
14:11 Pour le ministre, c'est "je transmets votre lettre au service compétent".
14:14 Pour la présidente, c'est "je transmets votre lettre au service de monsieur le ministre".
14:19 Alors...
14:21 Alors Joseph-Emile Piton, seul et abandonné de tous,
14:26 se met à suivre un homme.
14:30 Pendant des mois et des mois,
14:32 il va raser les murs derrière lui.
14:34 Il va le regarder rentrer chez lui, sortir de chez lui.
14:37 Il va guetter ses allées et venues, surveiller ses déplacements.
14:41 Planté sur le trottoir pendant des heures,
14:44 il l'observera assis à son bureau, parlant, riant, discutant, faisant son métier.
14:50 Sous la fenêtre de son appartement, il écoutera sa vie privée,
14:54 comme s'il voulait tout savoir de cet homme, les moindres détails,
14:57 comme s'il avait besoin de s'imprégner de son existence pour mieux la supprimer.
15:03 Une telle préméditation est rare.
15:06 Pensez qu'elle a duré presque deux ans.
15:09 Dix fois, le justicier Piton eut l'avis de cet homme à portée de sa main,
15:14 sur le trottoir, au restaurant, devant sa porte.
15:17 Dix fois, il ne fit rien, ou ce n'était pas de l'hésitation,
15:21 mais plutôt une façon de savourer son pouvoir sur cet homme.
15:25 Ayant décidé de le tuer, sa patience était sans limite.
15:28 Il est certain qu'il se sentait une âme de révolutionnaire,
15:31 convaincu de la nécessité de supprimer l'oppresseur.
15:33 Et comme tout révolutionnaire, il valait à son geste une certaine emphase,
15:38 un certain décorum.
15:40 Pas question d'assassiner cet homme en douce, ou de le faire tomber dans un piège.
15:44 Pas question de l'empoisonner, ou de le poignarder la nuit sans témoin.
15:47 Non, ce qu'il faut, c'est une exécution publique.
15:53 Le 16 septembre 1929,
15:58 M. Bell, directeur de l'identité judiciaire,
16:03 homme éminent et respectable, sort de chez lui.
16:06 Le front haut.
16:08 Le binocle dort, l'air ôta et souriant.
16:11 Il dit au revoir à sa femme et à ses trois enfants.
16:15 Les vacances judiciaires sont terminées.
16:17 L'expert en chef reprend son service.
16:21 Voici la lettre de Joseph-Emile Piton, expliquant le crime qu'il va commettre.
16:27 Cet expert se moquait des juges.
16:29 J'en avais la conviction, et la confiance illimitée
16:32 qui lui était dévolue m'effrayait quand je songeais aux conséquences
16:36 que cet état de chose pouvait avoir envers mes semblables,
16:39 plaideurs malheureux par sa faute,
16:41 ou envers ceux qui auraient pu être victimes de son absence de scrupule.
16:45 Il me restait une ressource.
16:47 Déposer une plainte contre cet expert pour faux témoignages et complicité de faux.
16:52 J'étais certain que cette plainte m'aurait mené tout droit au cabanon
16:56 où j'aurais pu finir mes jours.
16:58 L'appréciation de M. le juge m'a confirmé pleinement dans cette idée.
17:01 Entre lui et moi, il n'y avait donc plus à hésiter.
17:04 Et le dimanche 15 septembre, j'étais heureusement angoissé
17:09 quand je vis aux fenêtres ouvertes de son appartement qu'il était rentré.
17:13 Le lendemain, le drame s'accomplirait.
17:17 Quand je vis ma victime, je n'eus pas la force de bouger.
17:20 Puis tout à coup, une force irrésistible s'empara de moi
17:23 quand je me trouvais tout près de lui, et je tirais.
17:26 Châtiment de l'honneur et du devoir méconnu.
17:29 Jamais personne ne pourra savoir le bien-être moral et physique
17:34 que j'éprouvais alors.
17:36 Après une telle lutte dont la description n'est qu'un pâle tableau,
17:42 aucune phrase ne pourrait donner l'étendue du bonheur de la libération.
17:47 Depuis, dans le calme, ma conscience ne m'a jamais rien reproché.
17:51 Elle est heureusement calmée, mais il est triste d'être obligé d'en arriver là.
17:55 En arriver là.
17:58 En arriver là, c'est attendre que M. Bell descende de voiture devant le palais de justice,
18:03 salue ses confrères et monte les premières marches du grand escalier.
18:06 De trois balles de revolver, le justicier Piton soulage sa conscience,
18:11 comme au théâtre, sur les lieux mêmes où le traître a commis son forfait.
18:17 Devant les assises de la scène pendant trois jours, en janvier 1930,
18:21 Joseph-Emile Piton défendra son point de vue.
18:24 Maître Jean-Charles le Grand le soutient, mais c'est Joseph-Emile qui pérore.
18:29 Il s'intitule champion de l'honnêteté et il a écrit une longue déclaration
18:34 qu'il récite, la main sur le cœur, rouge, à la limite de l'apoplexie,
18:38 étouffée par son bon droit.
18:41 Il énerve tout le monde.
18:44 Les experts, encore eux, mais aliénistes ceux-là,
18:47 ont des conclusions qui le font sauter de rage.
18:50 En dépit d'un orgueil exacerbé qui fait de lui un paranoïaque,
18:54 cet homme est responsable de ses actes, bien qu'ayant un jugement faux.
18:58 Un juré qui s'inquiète de savoir si l'on peut avoir un jugement faux
19:02 et être sain d'esprit, les experts répondent doctement, bien sûr,
19:06 c'est possible et c'est le cas.
19:09 Quant à Joseph-Emile Piton, il tient d'abord à déclarer
19:12 qu'il n'a subi cet examen mental que par déférence envers le magistrat instructeur
19:16 qu'il avait ordonné et il s'acharne à remettre la justice sur le vrai problème.
19:20 Son contrat de location-vente était falsifié.
19:23 Non seulement M. Bell ne l'a pas reconnu, mais il a détruit par ses expériences
19:27 toute possibilité de le prouver.
19:29 Et ça, voyez-vous, c'est exact.
19:31 Curieusement, les moyens chimiques employés par M. Bell ont mangé le papier.
19:36 Ils ont même fait plus que manger.
19:39 L'endroit où est inscrite la somme est déchiré.
19:42 Et curieusement aussi, le premier expert, M. Vigneron,
19:45 celui qui affirmait que l'acte était falsifié, n'est plus expert.
19:49 Lorsqu'il parait à la barre, il explique.
19:51 « J'ai été convoqué par le président du tribunal civil,
19:54 qui avait trouvé étrange que j'aie communiqué mes conclusions
19:57 à la partie civile, Piton, avant le procès.
20:00 J'ai dû donner ma démission. »
20:03 Tout ça n'est pas clair, mais les jurés ne sont pas là pour ça.
20:07 Ils sont là pour condamner Piton aux travaux forcés
20:10 en lui accordant quelques circonstances atténuantes.
20:13 M. Dichon, lui, n'est là qu'en témoin, en propriété honnête,
20:17 injustement mêlé à ce crime odieux.
20:19 « Lui n'a rien fait de mal, il n'est pas responsable. »
20:22 Pensez donc. Il a eu la désagréable surprise
20:25 de se voir menacé de plainte pour spéculation illicite.
20:29 Piton ne voulait payer que 2000 francs la table, les chaises et le buffet.
20:34 Il a renvoyé un huissier. C'était son droit.
20:38 Pauvre justicier, pauvre Joseph-Emile Piton,
20:41 pauvre redresseur de torts, pauvre fou.
20:45 Un journaliste l'a rencontré à Cayenne des années plus tard.
20:50 C'était le pot de terre, matricule 50 835.
20:54 « Monsieur le surveillant, c'est un tel, le 50 836,
20:58 qui s'est emparé de la ration du 50 834 au mépris du règlement.
21:02 Je suis contraint de vous le signaler. »
21:04 « Il est énervant, Emile. Énervant ! »
21:07 [Musique]
21:25 Vous venez d'écouter les récits extraordinaires de Pierre Belmar,
21:29 un podcast issu des archives d'Europe 1 et produit par Europe 1 Studio.
21:34 Réalisation et composition musicale, Julien Taro.
21:38 Production, Sébastien Guyot.
21:41 Direction artistique, Xavier Joli.
21:44 Patrimoine sonore, Sylvaine Denis, Laetitia Casanova, Antoine Reclus.
21:49 Remerciements à Roselyne Belmar.
21:52 Les récits extraordinaires sont disponibles sur le site et l'appli Europe 1.
21:56 Écoutez aussi le prochain épisode en vous abonnant gratuitement sur votre plateforme d'écoute préférée.