Notre débat du jour : "Européennes, bilan de la campagne". Avec Thomas Legrand, éditorialiste à Libération et producteur de l'émission "En quête de politique" sur France Inter, Nathalie Schuck, grand reporter au Point et Jérôme Jaffré, politologue, chercheur associé au Cevipof. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10/le-debat-du-7-10-du-jeudi-06-juin-2024-5277969
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00:00Débat ce matin en forme de bilan de la campagne des européennes, elle s'achèvera demain
00:05soir à minuit précise.
00:07Dynamique, rapport de force, recomposition, quelles analyses tirées des semaines qui
00:13viennent de s'écouler ? On en parle avec Nathalie Chuc, grand reporter politique au
00:17point, autrice des Naufrageurs, comment ils ont tué la politique, chez Robert Laffont.
00:23Avec Thomas Legrand, chroniqueur politique au quotidien Libération, producteur d'enquêtes
00:28de politique, tous les samedis sur France Inter, et avec Jérôme Jaffray, politologue,
00:34chercheur associé au Cevipof.
00:35Bonjour à tous les trois.
00:37Bonjour Nicolas.
00:38Et merci d'être là.
00:39Avant d'entrer dans les détails, un mot Jérôme Jaffray sur le sentiment que vous
00:43avez souvent exprimé à ce micro, celui de vivre une campagne dont les temps forts auront
00:49été marqués par les sondages, et uniquement les sondages.
00:53Alors, aujourd'hui que la campagne s'achève, êtes-vous toujours d'accord avec vous-même
00:58ou avez-vous vu des thèmes, des débats, des confrontations émerger ?
01:03Écoutez, évidemment, comme les sondages ont dominé la campagne, les sondages seront-ils
01:08la vérité du scrutin ? C'est la première question qu'on peut se poser.
01:12Et évidemment, du coup, ils modifient la lecture des résultats du 9 juin.
01:17Des mouvements in extremis par rapport aux sondages vont finalement tenir la vedette
01:21de la soirée.
01:22On peut s'imaginer que c'est 2 ou 3 points de moins que prévu dans les sondages pour
01:27le Rassemblement National, que la liste de la France Insoumise fasse un peu plus que
01:32prévu et on décordera cela une importance extrême.
01:36Qu'est-ce qui a dominé dans cette campagne en dehors des sondages ? Pas grand-chose.
01:40Pas grand-chose car la vérité c'est qu'aucun des thèmes européens, proprement dit, n'a
01:47emporté les choses, le Rassemblement National a évité soigneusement tout risque de lancer
01:54un débat qui pourrait se retourner contre lui et les tentatives macronistes pour lancer
01:59des débats se sont terminées dans le vide absolu, il faut bien dire, c'est-à-dire
02:05que rien n'a accroché sur tout cela.
02:07Derrière cela, derrière tous ces éléments, ce qui intéresse les observateurs politiques
02:12et pas forcément les électeurs, c'est les recompositions partisanes qui se dessinent
02:18en vue de la suite et qui vont, à partir du 9 juin, beaucoup nous occuper.
02:22Même sentiment chez vous Nathalie Chuc d'une campagne où aucun thème n'a pris ni n'a
02:28véritablement émergé ?
02:30S'agissant du Rassemblement National, c'est tout à fait volontaire.
02:33C'est-à-dire que dans l'entourage de Marine Le Pen, les gens qui travaillent avec
02:36Marine Le Pen nous disent que la dernière fois qu'on a fait un programme hors présidentiel
02:39et législatif, j'entends, la dernière fois qu'on a conçu un programme, on a bu le bouillon.
02:43C'était les régionales de 2021.
02:45À ce moment-là, le RN était persuadé de récupérer une à trois régions, bilan, zéro.
02:49Là, ils se sont dit, on ne va pas faire un programme, vote sanction, vous voulez mettre
02:52une baffe, vous voulez mettre une claque à Emmanuel Macron, votez Bardella, très efficace.
02:57Cela a permis à Bardella de dérouler toute la stratégie de banalisation, de normalisation
03:02du Rassemblement National, ce qui fait qu'on n'a pas parlé de fonds, malgré les tentatives
03:08de listes qui sont créditées de moindre score, je pense à Raphaël Glucksmann, les Verts,
03:13les Républicains aussi, mais vous voyez bien qu'il y a eu une confiscation du débat entre
03:17les deux favoris.
03:18Votre analyse sur cet aspect, Thomas Degrand ?
03:21Oui, le thème principal qu'a voulu imposer Emmanuel Macron, et à juste titre, c'était
03:28l'Europe puissance, l'Europe souveraine.
03:31Parce que l'idée de souveraineté, qu'on disait depuis toujours nationale, pouvait
03:37passer à l'idée d'Europe souveraine.
03:40Ce thème n'a pas marché parce que c'est très compliqué.
03:42Au moment où en même temps le Premier ministre nous parle de souveraineté nationale pour
03:46l'agriculture, souveraineté numérique, il y a des tas de souveraineté, et à chaque
03:51fois c'est national.
03:52Et le Président nous parle de souveraineté européenne, c'est compliqué à intégrer.
03:57Et en plus, sur ce thème-là, qui est d'accord avec la souveraineté européenne ? Les écologistes,
04:02les socialistes, et Renaissance, la majorité.
04:07Et c'est un clivage qui ne correspond pas au clivage national, où notre vie politique
04:13est scindée différemment, avec plutôt une majorité au centre-droit, et avec des accords
04:20ponctuels pour voter des choses avec la droite, et un discours plutôt de droite.
04:24Ça donne un paysage compliqué à appréhender, et on a l'impression que la population se
04:31dit « c'est un peu compliqué, je vais plutôt m'intéresser à autre chose jusqu'au dernier
04:35moment ». Et c'est là qu'on arrive au dernier moment, et c'est là qu'il ne faudra pas
04:41tomber sur les sondages s'ils se trompent, parce qu'ils ne se trompent pas, ils mesurent
04:47des volontés incertaines.
04:48Et la cristallisation va se faire dans ces trois jours.
04:52Elle n'a pas lieu encore, la fameuse cristallisation ?
04:55C'est maintenant.
04:56C'est en ce moment, Jérôme Jaffray ?
04:58Il n'est pas exclu que la cristallisation a eu lieu dès le premier jour de la campagne,
05:03en vérité.
05:04C'est-à-dire que l'installation du Rassemblement national au plus haut niveau se lie dans les
05:08enquêtes depuis le début.
05:10Mais comment vous l'expliquez, ce si haut niveau, Jérôme Jaffray ? Ça ne peut pas
05:14être simplement le fruit d'une campagne menée sur le mode référendum anti-Emmanuel Macron.
05:21Alors, ça pourrait nous entraîner très loin, je vais donc limiter mon propos.
05:25C'est l'erreur stratégique des macronistes a été complète sur cette affaire.
05:29C'est-à-dire vouloir refaire le second tour de la présidentielle, dans un scrutin
05:33européen à la proportionnelle, est une aberration politique.
05:38Proposer en permanence des débats entre la majorité et le Rassemblement national n'a
05:45fait que servir le Rassemblement national.
05:47D'y passer son temps à dire que voter Rassemblement national, c'est une catastrophe.
05:52C'est oublier que si l'électeur vote pour une autre liste, Glucksmann, Bellamy,
05:58Verre, LFI, il ne vote pas pour le Rassemblement national.
06:02Et donc, il entend ce discours comme étant, de quoi me parle-t-on ? Le Rassemblement national,
06:07il va peut-être faire un peu plus de 30%, ça veut dire qu'il a quand même encore
06:11près de 70% des Français qui ne votent pas pour lui.
06:14Deuxième erreur, et j'en termine, c'est l'erreur d'avoir considéré qu'on refaisait
06:20la campagne européenne de 2019, entre les pro-européens et Macron, et la liste macroniste
06:26s'affirmait la seule liste pro-européenne, contre les anti-européens et d'abord le
06:31Rassemblement national.
06:32Or, il n'y a pas qu'une seule liste pro-européenne.
06:35Par exemple, la liste Glucksmann, mort sur les pro-européens, les sondages le montrent
06:40très clairement, et le Rassemblement national, il a évolué sur la question européenne.
06:46Alors, on peut dire qu'il a évolué d'une façon contestable, mais il ne s'affirme
06:50plus anti-européen.
06:51Donc, c'est un double loupé.
06:53Nathalie Chuc, votre analyse du 30% du Rassemblement national, promis en tout cas par les enquêtes
07:01d'opinion ?
07:02Alors, changeons tout à fait sur le fait que, disons les choses, la Macronie est servie
07:05de tremplin au Rassemblement national, en le choisissant comme unique adversaire.
07:09Erreur stratégique totale, je suis tout à fait d'accord.
07:12Et après, c'est la poursuite de tout ce que je raconte dans mon livre que vous citiez.
07:17C'est 20 ans de politique, et puis depuis l'élection d'Emmanuel Macron en 2017,
07:22qui nous conduisent aussi à ce résultat, avec un Rassemblement national triomphant,
07:27dominateur, et dont on peut penser que cette élection européenne aura servi de tour de
07:31chauffe, non pas sur le fond, mais sur la stratégie de normalisation.
07:36C'est bien que Jordan Bardella continue à entretenir l'image d'un leader qui n'est
07:42pas pro-russe, qui n'est pas anti-européen.
07:45On essaye de lisser, de gommer toutes les aspérités, même si ce qui serait intéressant
07:48de voir, c'est en fonction de son score, c'est si ça commence à ouvrir un peu des
07:51tensions dimanche soir avec Marine Le Pen, parce qu'on voit bien qu'il y a une petite
07:57mélonide qui pousse.
07:58Thomas, sur les 30% éventuels de Jordan Bardella, moi depuis que j'analyse la politique, ça
08:05fait quelques années, un tout petit peu moins que Jérôme, en nombre d'années,
08:12le FN monte.
08:13Et à chaque étape, 8%, 10%, 12%, on se pose la grande question, à ce niveau-là, ce n'est
08:19plus un vote de protestation, c'est un vote d'adhésion.
08:21Protestation ou adhésion ? À 30%, on se repose la question, à 30% ça ne peut pas
08:25être que de la protestation.
08:26Moi je pense que c'est de l'adhésion à la protestation, en fait, et quand on n'est
08:34pas content de la majorité, on utilise des élections dont on sait que le résultat ne
08:39changera pas grand-chose à nos vies le lendemain matin, à notre pouvoir d'achat, etc., pour
08:43protester.
08:44Et quand l'élément de protestation le plus évident, et en plus désigné par celui qu'on
08:53veut sanctionner comme le pire de tous, se présente dans un univers désidéologisé,
09:02de désaffiliation générale, il n'y a aucun risque à voter pour Jordan Bardella, surtout
09:11qu'il est tout à fait lisse et qu'il ne dit rien, et que ses débats ratés n'ont
09:14aucune incidence.
09:15Ça explique ça, ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'adhésion à une idée xénophobe
09:22quand même.
09:23Si Valérie Heillet arrive en deuxième ou troisième position dimanche, ça change quoi
09:27pour le macronisme en France, lundi matin ?
09:31La deuxième position finira par provoquer un ouf de soulagement extrêmement puissant
09:36dans la macronie.
09:37Même à 15 ?
09:39A 15, le ouf sera un petit ouf, à 18 ce sera un grand ouf, on voit bien là combien les
09:48sondages pèsent.
09:49Il faudra comparer dimanche soir les scores des listes aux européennes de 2019, on doit
09:57comparer au même scrutin et non plus aux sondages, oublions les sondages.
10:01Macronisme et UDI, puisqu'il y avait une petite liste UDI qui aujourd'hui est avec
10:05les macronistes, c'est 25% en 2019, c'est ça le point de référence.
10:09Et ça veut dire, allez, disons entre 15 et 18 en gros, c'est une chute quand même
10:14considérable, qui signifie à la fois qu'au-delà de la sanction, il n'y a plus l'assise
10:20sociologique du vote, il n'y a plus la base sociale et la base politique, or c'est
10:25une majorité qui gouverne, majorité relative, mais une majorité qui gouverne sans base
10:29sociale et sans base politique suffisante, ça aggrave le problème politique français.
10:34Quelles conséquences pour le macronisme en France, Nathalie Chuc ?
10:37Rien, c'est-à-dire que dimanche soir vous allez avoir une réunion politique comme à
10:41chaque soir électorale à l'Elysée, et à ce stade, les échos qu'on en a sur ce
10:45que pourrait faire le Président de la République, c'est rien, on ne change rien, quel que
10:48soit le score du Rassemblement National.
10:50Est-ce qu'on pourrait se poser la question, évidemment, vous allez avoir Marine Le Pen,
10:52Jordan Bardella qui vont exiger une dissolution, je n'en ai pas du tout question, du moins
10:57à ce stade, éventuellement en riposte à une motion de censure qui serait adoptée
11:01à l'Assemblée Nationale, mais c'est vraiment très hypothétique, remaniement du gouvernement,
11:05pas du tout envisagé non plus, sortir Gabriel Attal, pas du tout envisagé non plus, après
11:10je sais que Gabriel Attal réfléchit de son côté à reprendre la main politiquement,
11:16il cherche une offensive, quelque chose pour essayer d'envoyer un signal, faire des propositions
11:22peut-être à la rentrée, mais dans la foulée des élections, il ne se passera, a priori, rien.
11:27Une dernière question, Thomas Legrand, sur la recomposition à gauche, est-ce que ces
11:33Européennes l'amorcent ou non ?
11:36Certainement, on ne sera plus, après ces Européennes, sur le rapport de force avec
11:41des insoumis hyper puissants et un parti socialiste qui n'existe plus, on ne sait pas quels
11:47sont les chiffres, mais il y a trois surprises possibles, soit les écologistes disparaissent
11:53en dessous de 5%, soit ils sont un petit peu rassérénés parce qu'il y aura l'effet
11:57sauver le soldat Toussaint, soit la dynamique stable depuis quelques semaines de Raphaël
12:06Glucksmann arrive, et donc ça remplit le trou qu'il y avait au centre de la gauche,
12:12au centre, au point d'équilibre de la gauche, et ça pète un espoir pour la gauche, et
12:15soit, et ça c'est possible aussi, les insoumis arrivent à déjeuler une partie
12:21des abstentionnistes, notamment dans les quartiers où la jeunesse, et ça, ça peut avoir aussi
12:26des effets politiques.
12:27Merci à tous les trois, Nathalie Chuc, les naufrageurs, comment ils ont tué la politique
12:32chez Robert Laffont, merci Thomas Legrand, et merci Jérôme Jaffray, on retiendra le
12:36concept du « petit touffe » et du « grand touffe » en sciences politiques, 9h21.