Les visiteurs du soir du 11/03/2023

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Frédéric Taddeï et ses invités débattent des grandes questions du XXIe siècle dans les #VisiteursDuSoir
Transcript
00:00:00 Bonsoir, c'est Frédéric Taddeï. Les visiteurs du soir sont déjà autour de moi.
00:00:07 Ça va commencer dans un instant, mais d'abord, le rappel des titres.
00:00:12 À la une, la 7e journée de manifestation contre la réforme des retraites a réuni 300 000 personnes à Paris, selon la CGT,
00:00:23 48 000 d'après le ministère de l'Intérieur et 33 000 selon le cabinet occurrence. Des tensions ont eu lieu dans la capitale.
00:00:30 J'ai de projectiles contre les forces de l'ordre, poubelles incendiées et vitrines caillassées.
00:00:35 32 personnes ont été interpellées. Emmanuel Macron, mis au défi de convoquer un référendum sur la réforme des retraites.
00:00:43 Les deux principaux dirigeants syndicats se sont exprimés avant le départ du cortège parisien.
00:00:48 Puisqu'il est si sûr de lui, le président de la République n'a qu'à consulter le peuple, a déclaré Philippe Martinez.
00:00:54 Il faut aller vers une consultation citoyenne, a ajouté Laurent Berger.
00:00:59 Et puis dans le reste de l'actualité, en Méditerranée, plus de 1300 migrants au secours par les garde-côtes italiens.
00:01:06 Tous se trouvaient à bord de trois embarcations surchargées.
00:01:09 Les opérations de sauvetage ont été menées alors que trois corps ont été découverts.
00:01:14 Il s'agit de victimes du naufrage du 24 février qui avait eu lieu au large de la Calabre, dans le sud du pays.
00:01:21 (Générique)
00:01:35 Je suis heureux de vous retrouver. Je vous présente tout de suite les visiteurs du soir qui m'entourent.
00:01:40 Ce sont aujourd'hui Chloé Morin qui est politologue et qui publie "On aura tout essayé",
00:01:45 un livre enquête qui se demande si la France est devenue encore plus ingouvernable qu'avant.
00:01:50 Henri Guénot qui connaît les arcanes du pouvoir et qui a esquissé une réponse dans son dernier livre "De Gaulle, le nom de tout ce qui nous manque".
00:01:59 Philippe Forest qui publie un essai sur la querelle du Woke, déconstruire, reconstruire,
00:02:05 dans lequel il défend l'idée que sans s'en apercevoir, Woke et Anti-Woke ont le même projet.
00:02:10 On va voir si le linguiste Jean Slamovics, l'auteur des "Moutons de la pensée", partage le même point de vue.
00:02:18 Enfin l'économiste Pierre Bentata avec qui l'on commence tout de suite cette émission.
00:02:23 Pierre, vous êtes professeur d'économie à l'école supérieure de commerce de Troyes et vous publiez "Tous notés".
00:02:30 Les systèmes de notation se sont multipliés ces dernières années.
00:02:35 On peut noter les commerçants, les plombiers, les médecins, les chauffeurs.
00:02:40 On peut noter les films, les livres, on peut noter les professeurs.
00:02:44 Ça répond à quelle nécessité à votre avis ?
00:02:47 Alors avant de vous répondre juste une précision, non je ne suis plus à l'école supérieure.
00:02:51 Ah quel dommage, j'aurais dû vous demander avant.
00:02:53 Je suis à la faculté de droit et de sciences politiques d'Aix-en-Provence.
00:02:57 Mais bon, ça ne change pas grand chose pour le futur des nôtres.
00:03:00 Ça répond à une nécessité qui est qu'on a de plus en plus d'informations.
00:03:03 On doit traiter de plus en plus de données.
00:03:05 On est en permanence connecté sur internet et sur le web en particulier.
00:03:09 On a des informations de plus en plus abondantes et notre cerveau ne peut pas gérer ça.
00:03:13 Donc on s'est mis à inventer des indicateurs, on s'est mis à inventer des petits outils
00:03:18 qui nous permettent de synthétiser de l'information et de facilement la traiter.
00:03:22 Et vous le faites remarquer dans votre livre, mais il faut le rappeler en fait,
00:03:25 notre environnement social ne se réduit plus comme autrefois à quelques dizaines d'individus,
00:03:31 mais à des centaines, voire à des milliers.
00:03:34 C'est ce qui fait qu'aujourd'hui on a beaucoup plus de choix qu'avant,
00:03:38 y compris dans les rencontres et dans les rencontres amoureuses.
00:03:41 Avant c'était au lycée ou au bureau ou à la fac.
00:03:46 Maintenant ça peut être… le champ est beaucoup plus vaste.
00:03:49 Oui, c'est le bon côté d'être tous connectés.
00:03:52 Le fait d'être tous connectés fait qu'on a quelques estimations.
00:03:55 On s'aperçoit qu'avant internet, globalement, vous aviez un entourage qui était de l'ordre de 100 personnes
00:03:59 qui allaient vraiment vous influencer, avec qui vous allez avoir des interactions profondes.
00:04:03 Aujourd'hui potentiellement, si vous êtes présents sur plein de réseaux sociaux, ce sont des millions.
00:04:07 Donc ça a un impact dans tout, dans toute votre vie professionnelle,
00:04:10 l'influence que vous avez, mais aussi l'influence que vous recevez des autres,
00:04:13 les rencontres amoureuses et aussi tous les produits et tous les services,
00:04:16 toutes les opportunités que vous pouvez avoir.
00:04:18 Donc si nous sommes dans une société de l'évaluation, c'est le terme que vous employez,
00:04:22 vous n'êtes pas le seul, c'est que tout le monde est en vitrine
00:04:26 et la vitrine s'est considérablement allongée.
00:04:29 Oui, c'est le côté bénéfique, disons, de ces indicateurs.
00:04:34 C'est que quand vous êtes face à des milliers d'opportunités,
00:04:37 ou des centaines de milliers d'opportunités potentiellement,
00:04:39 il va bien falloir trouver un moyen de les gérer.
00:04:41 Il va bien falloir trouver un moyen d'hierarchiser.
00:04:43 Et comme vous ne pouvez pas tout tester et que vous n'avez pas d'informations,
00:04:45 vous allez vous en remettre aux gens qui ont déjà évalué
00:04:48 ou qui sont en mesure de vous donner une information dessus.
00:04:50 Donc ça, c'est le bon côté, c'est même le côté indispensable des indicateurs.
00:04:54 Voilà, on va se fier à l'avis général.
00:04:56 Mais alors, où est le mauvais côté du fait de se fier à l'avis général ?
00:05:00 Qu'est-ce que ça a changé ?
00:05:02 Ce que j'observe, moi, c'est que ça a en fait trois impacts qui sont négatifs.
00:05:06 Ça a un impact négatif dans nos interactions au quotidien,
00:05:09 où nos relations sont davantage motivées par de la défiance,
00:05:13 parce qu'il y a toujours la menace d'être mal noté, d'être évalué.
00:05:16 Et comme vous l'avez en permanence, votre avis nous intéresse,
00:05:18 c'est ce qu'on nous dit en permanence,
00:05:20 forcément, il y a cette crainte que s'il y a une mauvaise interaction qui se passe,
00:05:24 dans votre dos, après l'interaction, il y a une mauvaise note qui tombe.
00:05:28 Donc ça a l'air de rien, mais en soi, même si vous continuez à être gentil avec les autres,
00:05:32 c'est plus exactement pour les mêmes raisons.
00:05:34 On est gentil pour avoir une bonne note ?
00:05:36 On est surtout gentil par peur d'en avoir une mauvaise.
00:05:39 Et ça, c'est plus compliqué, parce que typiquement, vous êtes au restaurant,
00:05:42 ou auparavant, vous seriez plein au serveur,
00:05:44 vous dites "je lui mettrai une mauvaise note plus tard, et puis il verra bien ce qu'il va avoir".
00:05:48 La deuxième problématique, ou le deuxième inconvénient de ça,
00:05:51 c'est vis-à-vis de soi-même, c'est qu'on a tellement d'applications d'autosurveillance,
00:05:55 vous mesurez votre vitesse quand vous courez, vous évaluez votre QI,
00:05:58 vous regardez à quelle vitesse vous lisez,
00:06:00 en fait, toute la journée, vous êtes en train de vous auto-évaluer,
00:06:02 et plus vous avez ce genre d'application,
00:06:04 plus vous commencez à considérer que vous n'êtes qu'un agrégat de chiffres,
00:06:07 et ça peut aller très loin,
00:06:09 vous avez des applications de performance sexuelle, par exemple,
00:06:12 qui vont vous dire "est-ce que vous êtes un bon ou un mauvais coup ?"
00:06:15 peu importe ce que vous avez ressenti, ce que vous dira l'autre,
00:06:17 c'est l'application qui va vous le dire.
00:06:19 - Pour les footballeurs, c'est encore pire,
00:06:21 les statistiques sur les footballeurs, maintenant,
00:06:23 on compte le nombre de fois où ils ont touché le ballon,
00:06:25 chaque fois qu'ils l'ont passé à leur équipe...
00:06:27 - Mais encore à la limite, on pourrait se dire qu'il y a un enjeu qui est professionnel,
00:06:30 le problème, c'est qu'on se traite nous-mêmes comme des machines professionnelles
00:06:32 en train de faire de la performance en permanence,
00:06:34 et donc il y a un effet d'algénation, ou de déprise de soi.
00:06:37 Et puis le troisième effet, qui est à mon avis le plus grave,
00:06:39 c'est qu'à force de tout noter, dans une culture de l'évaluation
00:06:42 où tout ce qui a de la valeur est noté,
00:06:44 dès qu'on n'arrive pas à noter quelque chose, on considère que ça n'a plus de valeur.
00:06:47 Et donc les choses les plus importantes sont très souvent des choses
00:06:50 qui sont soit passées sous silence, soit mal évaluées.
00:06:53 - Mais la grande question, c'est quand même,
00:06:55 les notes que nous attribuons, sont-elles pertinentes ?
00:06:58 C'est-à-dire qu'est-ce qu'on est capable de noter tout le monde, tous les sujets ?
00:07:03 - Non, non, il y a des études d'ailleurs qui nous le montrent.
00:07:05 Quand vous notez un médecin par exemple, c'est le cas,
00:07:08 alors on le fait de plus en plus nous sur Google,
00:07:10 mais aux États-Unis, vous avez trois grandes plateformes où vous notez les médecins.
00:07:14 Et par définition, le médecin, vous ne pouvez pas le noter.
00:07:16 Vous allez lui mettre une note sur quoi ?
00:07:18 Si vous êtes allé le voir, c'est que vous n'êtes pas capable de faire le diagnostic vous-même.
00:07:21 Donc sa compétence, vous ne la connaissez pas.
00:07:23 Et pourtant, on voit bien qu'ils sont évalués,
00:07:25 et sur tout un ensemble de critères qui ne sont pas du tout pertinents
00:07:29 d'un point de vue scientifique,
00:07:31 est-ce qu'il a été sympa ? Est-ce que la rue était propre ?
00:07:33 Est-ce qu'il y avait des échafaudages dans la rue ? Est-ce que vous avez attendu ?
00:07:36 - Est-ce qu'il nous a donné des médicaments ?
00:07:38 - C'est ça. Le plus souvent, la mauvaise note, c'est parce qu'il ne vous a pas donné de médicaments.
00:07:42 Comme si le médicament était une sorte de droit ou une obligation de la part du médecin.
00:07:46 Et il y a des études qui ont été faites,
00:07:48 et on voit très bien que la note donnée par les gens qui notent une expérience évaluateur,
00:07:53 une expérience utilisateur, n'a aucun rapport avec la compétence jugée par les pairs.
00:07:58 Donc là, oui, c'est problématique.
00:08:00 Et ça va très loin, puisque je me suis aperçu qu'on note, par exemple, des montagnes.
00:08:04 Là, on se demande même sur quels critères.
00:08:07 Parce que, par définition, vous notez quelque chose sur lequel il faut bien avoir un idéal ou un repère pour noter quelque chose.
00:08:13 Donc là, vous dites, c'est le brouillon de quoi, la montagne, quand vous l'avez notée ?
00:08:16 Et pourtant, on le fait.
00:08:17 - Mais le problème, c'est qu'effectivement, normalement, on devrait noter sur des critères communs et des critères objectifs.
00:08:23 Or, la plupart du temps, on n'a pas de critères communs.
00:08:25 Je pense que les inspecteurs du guide Michelin, je n'en connais pas,
00:08:28 mais ils doivent avoir des critères communs et objectifs pour noter les restaurants.
00:08:33 D'ailleurs, c'est une véritable enquête.
00:08:35 Alors après, on peut ne pas être d'accord avec leur verdict, surtout quand il est injustifié, ce qui arrive souvent.
00:08:40 Mais je me demande toujours si tous les clients des restaurants ont l'expérience suffisante pour noter les restaurants.
00:08:46 - Non, parce qu'en fait, on s'aperçoit, quand on va fouiller dans la façon dont les gens vont noter,
00:08:50 les commentaires qu'ils laissent à côté, qu'en fait, on note tout.
00:08:53 C'est une expérience globale.
00:08:54 Mais donc, on agrège des notes qui n'ont aucun rapport.
00:08:57 Quand quelqu'un va mettre une mauvaise note, je ne sais pas moi, à son fournisseur ou à quelqu'un qui a un livreur,
00:09:02 parce qu'il a plu et que ça a mouillé le colis, un autre va vous dire, en fait, non, c'est qu'il n'est pas venu à la bonne heure.
00:09:07 On le voit dans les bouquins.
00:09:09 Je regardais la façon dont les livres sont notés sur Amazon et vous avez la livraison qui est notée.
00:09:13 Vous avez le contenu.
00:09:15 Vous avez, est-ce qu'il y a des coquilles ?
00:09:16 Vous avez, est-ce qu'il y a des notes de bas de page ?
00:09:18 Est-ce qu'il y en a trop ?
00:09:19 Est-ce qu'on a aimé ou pas l'œuvre ?
00:09:21 Mais tout ça est dans la même note.
00:09:22 Donc au final, elle nous apprend plus grand chose la note.
00:09:25 Sauf qu'on se dit, si vous avez 4,7, puisque c'est la note un peu standard à cause du système Uber,
00:09:30 ça veut dire que le livre est bon et si vous avez moins, c'est que le livre n'est pas bon.
00:09:33 Vous notez, Chloé Morin ?
00:09:35 Je note comme tout le monde, assez peu quand même, assez peu.
00:09:39 Mais est-ce que finalement, il y a un sujet d'agrégation de l'information comme vous l'avez dit ?
00:09:45 Est-ce que la multiplication des notes, ce n'est pas aussi le résultat de la société de défiance ?
00:09:51 C'est-à-dire le fait qu'on se méfie les uns des autres, particulièrement en France d'ailleurs,
00:09:56 et que du coup, on a tendance à avoir besoin de signaux pour faire confiance finalement.
00:10:02 Ce sont deux phénomènes qui vont s'auto-alimenter d'une certaine façon.
00:10:06 Oui, on fait ça parce que par définition, on n'a pas besoin de noter ses amis parce qu'on les connaît.
00:10:11 Donc là, quand on a une interaction avec un étranger, une note a un impact,
00:10:15 mais plus on note et plus il y a ce sentiment de défiance qui se développe.
00:10:19 Donc, on se retrouve dans… c'est pour ça que je trouve que le terme de société ou de culture de l'évaluation est bien trouvé,
00:10:25 parce que… il n'est pas de moi, c'est pour ça que je dis qu'il est bien trouvé,
00:10:28 mais parce que c'est vraiment un changement de paradigme.
00:10:32 Et ça change notre façon de percevoir les choses.
00:10:36 Tout ce qui a beaucoup de notes ou tout ce qui a beaucoup d'évaluations est quelque chose dans lequel on va avoir confiance,
00:10:40 et à l'inverse, quelque chose qui a peu de notes ou qui n'a pas une bonne note est quelque chose dont on se méfie,
00:10:44 même si on sait pertinemment que la note en soi ne nous dit pas grand-chose.
00:10:48 Jean Slamovics, on note les professeurs maintenant ?
00:10:52 Ce n'est pas encore tout à fait rentré dans les mœurs, mais effectivement, mon métier est de noter.
00:10:58 Mais justement, on a une différence entre une note pédagogique, indicative, et une note qui est un diplôme, un concours.
00:11:05 Justement, on a tout à fait conscience de ce que signifie une note qui est fondée sur des barèmes, sur un accord.
00:11:13 C'est-à-dire que la note est une sorte de résumé.
00:11:16 Elle a une efficacité professionnelle qu'on peut discuter, qu'on peut aménager,
00:11:20 mais c'est justement dans notre métier de le faire.
00:11:24 Or, la notation, il est question là, elle touche toute la société,
00:11:28 elle touche effectivement des sujets non notables, des sujets qui vont jusque dans l'intime,
00:11:32 et on a l'impression que cette notation est en fait une façon d'échapper au discours,
00:11:38 d'échapper au langage, d'échapper au dialogue, puisque la note remplace la verbalisation.
00:11:45 Et c'est en cela, effectivement, que ce sont des interactions qui n'ont plus cours
00:11:50 et qui passent par des applications.
00:11:52 C'est-à-dire que l'application va devenir le tiers de ce qui aurait autrement été un rapport humain.
00:11:58 Et là, ça se déshumanise.
00:12:00 - Henri Hénau, vous notez, vous ?
00:12:02 - Non.
00:12:04 J'ai arrivé à noter des élèves quand j'ai eu des activités d'enseignement, mais sinon, non.
00:12:10 - Les hommes politiques ne sont pas notés pour l'instant.
00:12:14 On sonde les gens sur leur avenir, sur leur capacité, mais on ne les note pas encore.
00:12:20 - On les note le jour des élections.
00:12:24 Noter les professeurs, noter les hommes politiques, noter les journalistes, ça va être insensé.
00:12:32 Même si on peut en décortiquer toutes les raisons,
00:12:36 c'est insensé d'abord parce que ça appauvrit totalement la pensée.
00:12:40 Le problème de la note synthétique qui a été soulevée est un vrai sujet.
00:12:46 Mais c'est un sujet qui ne date pas de la notation.
00:12:48 C'est un sujet qu'on trouve dans toutes les statistiques.
00:12:50 Par exemple, nous vivons dans l'univers de la moyenne.
00:12:52 Mais une moyenne, parfois, ça veut dire quelque chose.
00:12:54 Très souvent, ça ne veut absolument rien dire.
00:12:56 Mais ça ne fait rien.
00:12:58 C'est-à-dire que des gens les plus intelligents, les plus cultivés, les plus formés
00:13:02 viennent vous déverser des moyennes toute la journée, sur toutes les chaînes de télé,
00:13:06 mais parfois même dans les amphithéâtres d'universités.
00:13:10 Comme si en soi, une moyenne disait une vérité.
00:13:16 Un indice synthétique, ça ne dit pas la vérité non plus.
00:13:18 Ça demande un travail très important pour savoir ce qu'il signifie réellement.
00:13:24 Pour un indice des prix à la consommation, il signifie quoi ?
00:13:28 Il faut travailler pour savoir comment il est construit, ce qu'il exclut,
00:13:32 comment le panier de consommation est pondéré.
00:13:36 Il y a une science des indices.
00:13:38 Justement, on dirait que le numérique, c'est le règne de la statistique.
00:13:41 Et les algorithmes, ce sont des statistiques.
00:13:44 Le numérique, c'est le règne de la moyenne.
00:13:46 Parce que dans les algorithmes, ce qu'il y a essentiellement, ce sont des moyennes pondérées.
00:13:50 Et ce qui est frappant dans notre société, qui se veut de plus en plus scientifique,
00:13:55 qui pense savoir de plus en plus de choses, c'est que cette utilisation systématique
00:14:02 des indices synthétiques pour traiter des masses de données de plus en plus importantes,
00:14:06 que ce soit dans la vie sociale, scientifique ou autre,
00:14:09 elle nous rend de plus en plus hermétiques les sources de notre connaissance.
00:14:14 C'est-à-dire que nous n'avons plus les moyens de critiquer la connaissance
00:14:19 qui découle de ces indices synthétiques.
00:14:21 Et ça, ce n'est pas une avancée, c'est une régression intellectuelle très importante.
00:14:27 Pierre Bentata, vous dites d'ailleurs dans votre livre que la statistique,
00:14:30 c'est une invention politique pas du tout scientifique.
00:14:33 Oui, oui. Olivier Ray le montre quand le monde s'est fait nombre.
00:14:38 Moi-même, alors que j'enseigne la statistique, je ne savais pas.
00:14:41 Mais oui, quand on fait la généalogie statistique, ça vient de Statista,
00:14:44 et c'est en fait l'officier.
00:14:46 L'objectif de la statistique au début était pour des États d'être capables
00:14:49 de calculer quelles étaient leurs forces et quelles étaient leurs ressources
00:14:51 par rapport aux voisins.
00:14:52 Donc dès le début, l'indicateur n'est pas neutre.
00:14:55 Aucun des indicateurs qu'on a, par essence, est neutre.
00:14:59 Et vous le voyez dans tout un tas d'indicateurs.
00:15:01 On parle des indices des prix, mais le PIB, c'est la même chose.
00:15:04 On n'intègre pas tout dans le PIB.
00:15:06 D'ailleurs, certains le font.
00:15:07 L'Angleterre prend en compte, par exemple, la prostitution.
00:15:10 Nous, on ne le fait pas.
00:15:11 Le trafic de drogue, ça crée de la valeur.
00:15:13 On ne peut pas l'intégrer.
00:15:14 On ne fait pas la prostitution, mais on fait le trafic de drogue.
00:15:16 On ne prend pas les services non marchands, qui servent pourtant.
00:15:19 Donc ce sont des façons.
00:15:22 Alors, on peut les critiquer, mais il faut savoir que ce n'est pas neutre
00:15:25 et que ce n'est pas objectif.
00:15:26 Tous les indicateurs ont une part d'ombre.
00:15:28 Ça, c'est très important.
00:15:30 C'est-à-dire qu'on a besoin de statistiques.
00:15:33 Il ne s'agit pas de jeter, de faire milliner, de jeter toutes les statistiques
00:15:37 à la poubelle, mais encore, faut-il savoir de quoi on parle,
00:15:42 ce qu'elles signifient.
00:15:44 Quand on avait, il y a quelques années, la France avait été à l'initiative
00:15:49 de ce qu'on appelait le rapport Stiglitz,
00:15:51 qui était une commission d'économistes internationales
00:15:54 avec quatre prix Nobel, sur la mesure de nos performances.
00:15:58 Essayer de rentrer un peu dans le fond du sujet pour montrer les limites.
00:16:03 Et quelqu'un avait dit dans cette commission,
00:16:06 une chose qui m'avait beaucoup frappé, il m'avait dit,
00:16:08 vous savez, lorsque la plupart des gens pensent que nous mentons
00:16:15 avec nos chiffres, il ne faut pas se dire que c'est eux qui sont stupides,
00:16:19 mais il faut se dire qu'il y a peut-être un problème avec nos statistiques.
00:16:22 Parce que cette histoire-là, loin d'accroître la confiance,
00:16:26 au contraire, elle la diminue à proportion de la distance
00:16:31 qui se crée petit à petit entre l'expérience quotidienne de chacun
00:16:36 et les chiffres qu'on leur jette à la figure.
00:16:39 - Qui sont des moyennes.
00:16:41 - Donc il y a une part de subjectivité, et puis il y a une part de manipulation aussi,
00:16:46 non pas forcément du statisticien, mais de celui qui utilise la statistique.
00:16:51 Vous parliez du PIB tout à l'heure, c'est très connu,
00:16:55 c'est une banalité pour un statisticien,
00:16:57 mais un tremblement de terre, ça a fait monter le PIB.
00:17:00 Si vous ne dites pas ça, si vous ne réfléchissez pas à ce que ça signifie,
00:17:06 quant à la signification même du PIB, vous vous moquez des gens.
00:17:10 Et à un moment donné, les gens ne savent pas pourquoi,
00:17:13 mais ils ont le sentiment très profond que vous vous moquez d'eux,
00:17:15 et ils n'ont pas tort.
00:17:16 - De toute façon, cette notation généralisée,
00:17:19 elle procède aussi de la démocratisation de la parole.
00:17:22 Ce qui a été permis par Internet, tout le monde est devenu émetteur,
00:17:26 donc tout le monde peut donner son avis,
00:17:28 et cette démocratisation, je doute qu'elle régresse un jour.
00:17:32 On a ouvert la porte, et tout le monde s'est engouffré,
00:17:36 et tout le monde a envie de donner son avis, puisqu'aujourd'hui il le peut.
00:17:39 - Non seulement il le peut, mais sur les réseaux sociaux, il le doit.
00:17:43 Sinon il n'existe pas, c'est le principe du fonctionnement du réseau social.
00:17:47 Si vous ne faites pas de bruit, si vous ne générez pas des réactions,
00:17:50 vous n'existez pas, vous êtes un fantôme sur le réseau social.
00:17:52 Donc mécaniquement, il faut avoir du jugement.
00:17:56 Ce sont des machines à juger, et si vous avez beaucoup de commentaires,
00:17:59 si vous êtes capable de beaucoup retweeter, ou d'être beaucoup liké,
00:18:02 ou si vous avez des followers,
00:18:04 votre crédibilité augmente simultanément.
00:18:06 Donc il y a quelque chose qui est étonnant, c'est qu'on aboutit à un résultat,
00:18:10 c'est ce qu'on a entendu pendant le Covid,
00:18:11 où les gens qui racontaient n'importe quoi disaient
00:18:13 "mais je ne peux pas raconter n'importe quoi,
00:18:14 regardez le nombre de fois où j'ai été liké,
00:18:16 ou le nombre de personnes qui me suivent, ça c'est bien un indicateur."
00:18:19 Et donc on voit bien que plus on a de followers, d'une certaine manière,
00:18:21 moins on a de profondeur sur les réseaux sociaux.
00:18:24 Mais c'est bien ce qui marche.
00:18:26 Et on a des études en neurologie qui nous montrent que
00:18:29 le chiffre rend crédible un discours.
00:18:32 Donc on n'en sortira pas, ça c'est sûr,
00:18:34 il faut voir comment on va le gérer,
00:18:36 mais ils sont là pour durer ces indicateurs,
00:18:38 et tous les chiffres qu'on a, peu importe leur crédibilité, ils sont là.
00:18:41 On va faire une pause, et on se retrouve juste après.
00:18:43 *Musique*
00:19:10 - Et les visiteurs du soir reprennent avec Philippe Forest,
00:19:13 qui est professeur de littérature à l'université de Nantes.
00:19:17 Vous publiez un nouvel essai,
00:19:20 "Déconstruire, reconstruire", sur la querelle du Woke.
00:19:23 C'est le terme que vous employez comme sous-titre,
00:19:26 vous auriez pu dire "la bataille du Woke" ou même "la guerre du Woke".
00:19:30 Vous pensez que c'est une simple querelle ?
00:19:33 - C'est une querelle comme la querelle des anciens et des modernes,
00:19:35 donc c'est pour ça que j'ai choisi ce mot,
00:19:37 mais c'est vrai qu'elle est tellement violente
00:19:39 qu'on finit par se demander où elle va nous conduire.
00:19:41 Et mon ambition, c'était de prendre un peu de recul
00:19:44 par rapport à tous ces débats,
00:19:46 pour essayer de proposer peut-être un point de vue un peu différent,
00:19:48 ou un peu décalé.
00:19:50 - Jean Slabovitz, vous êtes linguiste, professeur à l'université de Bourgogne,
00:19:54 et vous êtes l'auteur des "Moutons de la pensée",
00:19:56 sur les nouveaux conformismes idéologiques.
00:19:58 C'est votre sous-titre.
00:20:00 Alors justement, Philippe Forest, vous dites dans votre livre
00:20:03 que partisans et adversaires du Wokisme
00:20:06 partagent un même mot d'ordre. Lequel ?
00:20:09 - Reconstruire. J'ai été frappé en me penchant un peu
00:20:12 sur les textes des uns et des autres,
00:20:14 par le fait que malgré tout ce qui oppose ces gens,
00:20:17 et la violence de ce qui les oppose,
00:20:19 ils sont d'accord au moins sur un point,
00:20:21 il faut en finir avec la déconstruction,
00:20:23 et reconstruire, au lieu de continuer à déconstruire.
00:20:26 Et c'est ce point-là que j'ai voulu un peu interroger,
00:20:29 parce qu'il me semble mettre en évidence justement
00:20:32 ce qu'ont en commun, en dépit de leur divergence,
00:20:35 les gens qui sont en train de se taper dessus.
00:20:37 - Alors c'est vrai que la déconstruction,
00:20:39 c'est un mot qui revient des deux côtés,
00:20:41 et vous avez participé à un ouvrage collectif
00:20:43 qui s'appelle "Après la déconstruction".
00:20:45 Alors justement, c'est quoi la déconstruction ?
00:20:48 Il s'agit de remettre en cause les croyances,
00:20:51 les valeurs, les normes, les vérités,
00:20:54 auxquelles on était attaché jusqu'à présent.
00:20:57 Et ça, c'est effectivement l'entreprise des Wok, au départ.
00:21:01 - Au départ, oui, mais ce que je montre,
00:21:04 c'est qu'en fait, il y a eu ce qu'on appelle une mutation,
00:21:06 un renversement, un retournement,
00:21:08 et qu'à partir de ce point de départ qui était le leur,
00:21:11 et qui était emprunté effectivement à toute notre tradition philosophique,
00:21:14 il y a eu à un moment quelque chose qui s'est passé,
00:21:17 qui fait que ce principe de la déconstruction,
00:21:20 il a été abandonné en faveur précisément de cette idée de reconstruction.
00:21:24 La déconstruction, on a un peu l'impression
00:21:26 qu'aujourd'hui c'est un peu le grand méchant loup
00:21:28 pour faire peur aux enfants,
00:21:30 quelque chose qui menace la civilisation occidentale,
00:21:32 qui sable ses fondements, qui réduit à néant l'autorité.
00:21:35 Mais la déconstruction, c'est simplement le dernier nom qu'on a donné
00:21:38 à toute une tradition critique qui remonte très loin dans le passé,
00:21:41 qui remonte à Socrate, qui remonte à Montaigne,
00:21:43 qui comprend Descartes, qui comprend Kant,
00:21:45 et qui effectivement s'est développée d'une manière un peu radicale
00:21:48 du côté de ce qu'on appelle la French Theory dans les années 60 et 70.
00:21:52 Mais il n'y a pas lieu d'avoir peur de la déconstruction,
00:21:55 au contraire, à mon avis, il y a lieu de rester fidèle à elle
00:21:58 et de se protéger justement contre ce reconstructionnisme
00:22:01 un peu fanatique et dogmatique qui nous menace
00:22:04 aussi bien du côté des woke que du côté des anti-woke.
00:22:07 - Jean-Slavovitz ?
00:22:09 - Je dirais qu'il y a déjà un piège dans l'incantation de ces termes,
00:22:14 que ce soit "wokees", "déconstruction",
00:22:16 "critical social justice",
00:22:21 à plein de noms, "postmodernisme".
00:22:24 Et le problème de tous ces noms, c'est que ça désigne
00:22:26 des configurations qui sont variées, variables,
00:22:29 avec des degrés de radicalisation qui ne portent pas sur les mêmes sujets.
00:22:34 Donc on court vite le risque, effectivement, de tout confondre.
00:22:40 Et le mot "déconstruction" lui-même joue de ça,
00:22:42 parce qu'aujourd'hui on voit bien que "déconstruire",
00:22:45 ça veut tout dire et rien dire, c'est un terme très courant maintenant.
00:22:48 On va intituler un article "Déconstruire, le mythe de la statistique, des indices".
00:22:54 On peut tout déconstruire, si "déconstruire", ça veut juste dire "critiquer",
00:22:58 la déconstruction n'est rien du tout, sur le plan philosophique
00:23:02 ou sur le plan méthodologique.
00:23:03 Si "déconstruction" a un sens historique et philosophique,
00:23:07 à ce moment-là, on est dans l'affiliation de Heidegger, repris par Derrida,
00:23:12 et ça a un sens précis, et ce sont des discours précis.
00:23:16 Mais justement, la confusion vient de ce que "déconstruire"
00:23:20 peut être vaguement inoffensif, ou peut aussi avoir un projet
00:23:24 d'éradication culturelle très heideggerien, pour le coup.
00:23:28 - Philippe Faurès ?
00:23:29 - Oui, mais justement, je reviens au texte de Heidegger et de Derrida,
00:23:32 pour bien montrer qu'ils ne ressemblent en rien aux discours actuels
00:23:35 qui sont ceux que tiennent les wokistes.
00:23:37 Il y a plein de textes d'Heidegger ou de Derrida,
00:23:40 qui sont des textes assez célèbres, dans lesquels Heidegger, d'une part,
00:23:43 dit "la déconstruction, ça n'est pas la démolition de la civilisation
00:23:47 ou de la tradition", il y a beaucoup de textes d'Errida aussi,
00:23:51 où il dit sensiblement la même chose.
00:23:54 Donc en fait, on jette le discrédit sur cette grande tradition philosophique,
00:23:58 dont Heidegger, Derrida et d'autres sont aussi les héritiers,
00:24:01 même si à titre personnel, je ne suis ni heideggerien, ni derridien,
00:24:04 donc je ne les défends pas de manière intéressée,
00:24:07 on jette le discrédit sur toute cette tradition,
00:24:10 en raison des contresens qui ont été commis du côté du wok,
00:24:14 et des excès auxquels ces contresens se donnent lieu.
00:24:17 – Ça va être le rappel des titres, donc on s'interrompt provisoirement,
00:24:22 évidemment, mais on va revenir sur les constructions sociales
00:24:27 qu'il faudrait déconstruire, notamment pour les partisans du wok,
00:24:32 et on verra comment veulent reconstruire les anti-wok par la suite,
00:24:36 mais d'abord le rappel des titres, Isabelle Piboulot.
00:24:40 [Musique]
00:24:43 Alors que le vote est imminent au Sénat sur la réforme des retraites,
00:24:46 mobilisation a un net recul partout en France,
00:24:49 dans cette 7ème journée d'action, que ce soit à Paris, Marseille
00:24:52 ou encore Saint-Etienne, la CGT revendique plus d'un million
00:24:55 de manifestants dans le pays, d'après le ministère de l'Intérieur,
00:24:59 il n'était que 368 000, à titre de comparaison, toujours selon Beauvau,
00:25:04 la manifestation de mardi avait réuni 1,28 million de personnes.
00:25:09 Aux Etats-Unis, une tempête en Californie a fait au moins 2 morts
00:25:14 en raison d'importantes inondations, des milliers de personnes
00:25:17 ont été contraintes d'évacuer, alors qu'une digue sur la rivière Pararo
00:25:21 a cédé, jusqu'à 23 cm de précipitations sont attendues par endroit,
00:25:26 l'hiver a été particulièrement pluvieux.
00:25:29 En Californie, en janvier, une série de tempêtes
00:25:32 avaient causé la mort de 20 personnes.
00:25:34 Et puis dans le reste de l'actualité, un peu de légèreté,
00:25:37 avec du rugby à Twickenham, exploit pour le 15 de France,
00:25:41 qui surclasse l'Angleterre, 53 à 10, un succès historique
00:25:45 en cette quatrième journée du tournoi des 6 nations.
00:25:48 Les Bleus, armés d'une défense solide, ont inscrit sept essais,
00:25:52 ils n'avaient plus gagné en Angleterre depuis 2005.
00:25:55 Le 15 affrontera le Pays de Galles samedi prochain
00:25:58 pour la dernière journée du tournoi.
00:26:06 - Les visiteurs du soir, c'est jusqu'à minuit,
00:26:09 et l'on est avec Philippe Forest, qui dans son livre
00:26:13 "Déconstruire, reconstruire" prétend que à la fois les WOK
00:26:19 et les anti-WOK, au fond, poursuivent le même projet.
00:26:21 Il va nous expliquer pourquoi. Alors d'abord,
00:26:23 quelles sont ces constructions sociales qu'il faudrait déconstruire
00:26:26 pour les WOK ?
00:26:28 - L'idée de départ, elle est assez simple, j'essaie de l'expliquer
00:26:31 le plus clairement possible, c'est qu'en fait, bien sûr,
00:26:34 il y a des réalités qui sont biologiques, culturelles, etc.
00:26:37 Mais à partir de ces réalités, se construisent des représentations
00:26:40 ou des constructions sociales. Donc ce sont ces constructions sociales
00:26:44 que... - Sur le sexe, la religion...
00:26:47 - Voilà, personne ne nie pas les différences biologiques
00:26:50 entre les hommes et les femmes, mais on ne peut pas déduire
00:26:53 de cette différence biologique, forcément, des rôles sociaux
00:26:56 ou culturels qui seraient complètement indexés
00:26:59 sur ces différences qui sont finalement des différences génitales.
00:27:02 Donc personne, enfin, sauf les plus excités
00:27:05 ou les plus radicaux des WOK, personne ne nie qu'il y a
00:27:08 une base, un substrat biologique, une réalité.
00:27:12 Mais après, il s'agit de ne pas forcément
00:27:15 indexer les considérations sociales, politiques, etc.
00:27:19 sur ce substrat biologique ou naturel
00:27:23 dont personne ne nie l'existence, comme je disais.
00:27:26 - Au fond, il y aurait des stéréotypes, et il faut renverser ces stéréotypes.
00:27:29 - Ça, c'est la grande idée du WOK, oui. A l'origine, c'est de ne pas
00:27:32 se laisser enfermer dans des représentations,
00:27:35 mais au contraire, s'en émanciper. Sauf que la mutation que j'analyse,
00:27:39 le renversement que j'analyse, et que beaucoup d'autres ont analysé
00:27:42 avant moi, il a conduit la plupart des théoriciens du WOK,
00:27:45 et notamment Crenshaw, qui est l'inventrice du concept,
00:27:48 si c'est un concept d'intersectionnalité,
00:27:51 à se réapproprier ces catégories en argant du fait que,
00:27:56 même si ces catégories n'existent pas,
00:27:59 elles sont vides de sens, elles ne correspondent à rien,
00:28:02 malgré tout, elles produisent des effets sociaux,
00:28:05 et notamment des effets discriminants. Donc il y a un renversement qui s'opère.
00:28:08 Le WOKisme, qui à la base contestait les réalités,
00:28:12 les représentations sociales, finalement se les réapproprie
00:28:16 pour en faire une arme d'émancipation tournée contre l'aliénation
00:28:20 dont les populations discriminées faisaient l'objet.
00:28:23 Ce qui se tient d'ailleurs, mais bon, après, ça contribue à la naissance
00:28:26 d'un nouvel essentialisme, d'un nouvel identitarisme,
00:28:29 qui lui est tout à fait condamnable.
00:28:31 - Et au fait qu'on accuse les antiracistes d'être en fait
00:28:35 les promoteurs d'un nouveau racisme. - Voilà, c'est ça.
00:28:38 - Parce qu'en fait, d'après ce que vous dites, à force de vouloir
00:28:41 renverser tous les stéréotypes, on devient soi-même un identitaire.
00:28:44 - Voilà, c'est ça. L'anti-essentialisme qui était à la base
00:28:48 du déconstructionnisme, et qui a d'abord été repris à son compte
00:28:52 par le wokisme, l'anti-essentialisme se transforme en un nouvel essentialisme.
00:28:56 L'anti-identitarisme se transforme en un nouvel identitarisme
00:29:00 où on exalte sa différence, sa singularité, et où on s'enferme
00:29:04 soi-même dans une nouvelle catégorie, alors même qu'on prétendait
00:29:07 vouloir s'en émanciper. C'est ça le côté un peu ironique de la chose.
00:29:11 - Vous êtes d'accord, Jean Slabovics ?
00:29:13 - C'est effectivement... Enfin, je pense que ce qui caractérise
00:29:16 ce que vous avez appelé le wokisme, c'est justement le fait
00:29:19 que c'est une dérive, une radicalisation. Ce qui caractérise
00:29:23 le wokisme, c'est d'abord qu'il se présente comme progressisme,
00:29:27 comme quelque chose en réalité de consensuel.
00:29:31 On ne peut pas être contre l'égalitarisme et la perspective critique
00:29:36 dont il semble partir, sauf que très rapidement,
00:29:40 c'est là où je parle d'une vraie imposture conceptuelle,
00:29:44 c'est que le diagnostic social est toujours le même,
00:29:47 c'est toujours une domination, c'est toujours quelque chose
00:29:50 de très agonistique, c'est toujours une lutte.
00:29:53 Il n'y a plus, notamment on le voit dans le champ universitaire,
00:29:56 de plus en plus, les recherches ne sont plus des recherches,
00:29:59 mais des luttes, des combats. On va parler du langage
00:30:03 comme lieu de lutte, etc. Et on va substituer cette dynamique
00:30:07 en fait accusatoire, là où on avait avant une perspective
00:30:12 authentiquement critique. D'autant que si, encore une fois,
00:30:16 la déconstruction c'est juste voir qu'il y a dans les sociétés
00:30:19 des normes, c'est la définition même d'une société.
00:30:23 Donc on se demande, quand on dit déconstruire des stéréotypes,
00:30:27 très souvent, ce que ça signifie, c'est expliquer le sens des mots,
00:30:31 le sens des choses, des catégories que nous utilisons,
00:30:35 et c'est parfaitement tautologique. Et il ne reste en fait
00:30:38 de la déconstruction que le préfixe, qui est authentiquement
00:30:42 destructeur dans certains discours, parce que, quand vous dites
00:30:46 "personne ne nie que la différence sexuelle", si, justement.
00:30:50 C'est là la grande dérive moquiste. Et c'est là où on n'est plus
00:30:54 dans l'analyse, par exemple, des rôles sociaux selon les genres.
00:30:59 On est dans la contestation même, c'est le vocabulaire du planning
00:31:03 familial qu'on a vu, qui dit qu'en fait, homme et femme,
00:31:06 ça n'existe pas, c'est les médecins patriarcaux qui vont mesurer
00:31:09 les pénis pour voir si on dit c'est un garçon ou c'est une fille,
00:31:13 et qui attribue un sexe. C'est un discours qui est de plus en plus
00:31:16 institutionnalisé. Donc, ce n'est pas du tout quelque chose
00:31:20 qui serait juste quelques excités. Ça devient aujourd'hui
00:31:24 une nouvelle norme idéologique et qui prend de plus en plus
00:31:28 sa place dans la recherche, avec une politisation de la science,
00:31:33 c'est-à-dire que la science doit être engagée, et une scientisation
00:31:37 du politique, c'est-à-dire qu'il faut que la morale, la bonne morale,
00:31:41 le combat, soit assis sur des sciences sociales.
00:31:45 Mais, et je parle d'imposteurs intellectuels, parce qu'la plupart
00:31:48 de ces concepts ne proviennent pas de données, ne proviennent pas
00:31:51 d'observables, mais proviennent uniquement d'accusations morales
00:31:54 envers le système. Parce que finalement, qu'on soit en sociologie
00:32:00 et en histoire, dans quelques domaines que ce soit, on a à chaque fois
00:32:03 une perspective qui est accusatoire et qui aboutit non pas à une remise
00:32:08 en cause critique, mais à de vrais ostracismes, y compris institutionnels,
00:32:13 avec de la censure, avec des actions, même coups de poing,
00:32:21 et puis tout simplement des choses plus discrètes, comme le fait
00:32:23 de ne financer que certains types de recherches. On sait qu'aujourd'hui,
00:32:28 on va financer, par l'Europe par exemple, il y a beaucoup
00:32:32 de financements européens qui vont privilégier les études de genre,
00:32:36 etc., et va se développer un nouveau savoir, de nouvelles normes
00:32:41 qui dépassent largement la vocation critique, mais qui visent,
00:32:46 et ça encore une fois, ce sont des universitaires qui maintenant
00:32:48 tiennent ce discours, qui visent à remettre en cause la rationalité
00:32:52 et l'objectivité comme étant nécessairement coloniales, patriarcales,
00:32:57 etc., et qui nous le disent très doctement, dans un jargon universitaire
00:33:03 absolument impeccable, très déconstructeur, très inspiré par la rhétorique
00:33:08 du flou de Derrida, qui lui-même disait que la déconstruction n'est rien,
00:33:12 qu'on ne peut pas la définir comme méthode intellectuelle.
00:33:15 Justement, là, on est au-delà du chiffrage, on est dans l'enfumage,
00:33:19 et c'est bien ce qui explique cette dégénérescence aussi
00:33:22 de la déconstruction dans l'accusation, en fait. Et de fait, il y a dans
00:33:28 la déconstruction une volonté affichée de faire table rase en matière
00:33:36 de sociologie, d'histoire, de langue également. On dit la langue française
00:33:42 est sexiste, elle a été masculinisée. On va inventer des faits que j'ai
00:33:46 largement dénoncés, qui sont complètement imaginaires, par des gens
00:33:53 qui ne sont pas du tout spécialistes de linguistique, et qui vont imaginer
00:33:57 une histoire de la langue, une histoire conjecturale, qui correspond
00:34:00 à l'idéologie du moment. Sauf qu'elle s'enseigne, elle se diffuse
00:34:03 institutionnellement, et on va avoir bientôt une élite intellectuelle
00:34:09 qui sera persuadée que c'est l'accord des adjectifs qui est responsable
00:34:14 de la situation sociale des femmes en France.
00:34:17 - Philippe Forest, vous dites que c'est une guerre culturelle qui aurait
00:34:20 succédé à la lutte des classes. Une guerre culturelle ou une lutte des classes
00:34:26 entre les plus privilégiés, c'est-à-dire les mâles, blancs, hétérosexuels,
00:34:30 et tous les autres, que le système, pas seulement les gens, que le système
00:34:34 a discriminé en fonction de leur sexe, de leur couleur de peau, de leur religion
00:34:40 ou de leur orientation sexuelle, au fond.
00:34:43 - Je ne suis pas du tout un partisan ou un défenseur du wokeisme.
00:34:46 D'ailleurs, je le critique très largement dans mon livre, mais en d'autres termes
00:34:50 que ceux que vous employez, et termes dont je constate qu'ils occupent
00:34:54 l'espace médiatique d'une manière absolument hégémonique aujourd'hui,
00:34:58 sans que pour autant cela corresponde à une réalité.
00:35:02 Je veux bien qu'il y ait des cas qu'on puisse citer.
00:35:05 Moi, je suis universitaire, je suis écrivain, j'ai quand même une situation
00:35:11 qui me permet d'observer ce qui se déroule autour de moi,
00:35:14 et je peux vous dire que ce dont vous parlez, même si cela existe,
00:35:18 reste encore très marginal, sauf au titre, et là vous avez raison,
00:35:22 de l'institutionnalisation d'un certain nombre de problématiques
00:35:26 au sein de l'université française, et j'en parle également dans mon livre,
00:35:29 j'en parle dans la conclusion, et notamment en ce qui concerne
00:35:32 l'enseignement de la littérature.
00:35:34 Mais en même temps, il y a bien des contradictions dans la société française,
00:35:38 il y a bien des contradictions dans toute société,
00:35:41 et ce sont ces contradictions sur lesquelles il ne faut pas fermer les yeux.
00:35:44 On ne peut pas jeter le discrédit sur toute pensée critique,
00:35:47 au titre des excès auxquels cette pensée critique donne lieu
00:35:51 auprès de ceux qui s'en inspirent d'une manière inacceptable.
00:35:54 Donc moi, je conteste très fortement ce flou dont on entoure le terme
00:35:59 de déconstruction, pour disqualifier finalement toute pensée critique
00:36:03 aujourd'hui, au titre des excès auxquels ce livre, c'est vrai, certains,
00:36:07 mais ces excès ne sont pas institutionnels.
00:36:10 Ils existent, mais ils sont loin d'être aussi massifs qu'on l'entend dire partout.
00:36:14 Henri Guédo, vous avez envie d'intervenir ?
00:36:17 Oui, je serais prêt à souscrire à votre discours,
00:36:21 mais je crois que ce qu'on appelle le hockeyisme,
00:36:25 ce qui fait l'objet du débat aujourd'hui, ce n'est pas le procès d'Heidegger
00:36:29 ou de Socrate, on n'est pas du tout dans ce registre,
00:36:32 on est dans un registre du point de vue intellectuel et pathétique,
00:36:35 ça n'a rien à voir. Je pense que personne ne veut détruire la pensée critique.
00:36:40 Je pense que c'est une des conquêtes de l'intelligence occidentale au départ,
00:36:44 et que vraiment, c'est la chose la plus précieuse que nous ayons
00:36:48 en dépôt dans notre civilisation. Moi, pas du tout au contraire,
00:36:52 et je passe mon temps d'ailleurs à critiquer, même si je ne suis ni Socrate
00:36:57 ni Heidegger. Mais vous dites qu'il y a une guerre, mais qui a déclaré cette guerre ?
00:37:03 Qui a déclaré cette guerre, sinon un certain nombre de gens
00:37:06 qui ont décidé d'imposer à tout le monde leur pensée ?
00:37:10 Vous avez sûrement vu ce petit film qui circule sur Internet depuis longtemps
00:37:18 à propos de ce qui s'est passé il y a quelques années dans une université américaine.
00:37:22 - Oui, bien sûr. - Mais ce que vous voyez là n'a rien à voir
00:37:26 avec Heidegger, ce que vous voyez là, c'est la naissance d'un totalitarisme.
00:37:29 - Non, mais ce que vous voyez là n'a rien à voir avec ce que vous voyez
00:37:31 dans les universités françaises, notamment l'université de Nantes
00:37:33 où j'enseigne, je peux vous assurer que ça n'a rien à voir avec ce qu'il y a
00:37:36 depuis longtemps. - Quand vous voyez des gens
00:37:39 qui obtiennent l'interdiction de jouer une pièce d'Échile avec des masques
00:37:44 parce que les masques sont noirs et que le professeur ou l'universitaire
00:37:48 qui a monté cette pièce essaye de retrouver la représentation antique
00:37:54 de la pièce. Mais vous appelez ça comment ?
00:37:57 - Arjen Lijtgine au Canada n'a pas pu monter une pièce sur ce qu'on appelle
00:38:06 les natifs maintenant parce qu'elle ne faisait pas jouer le rôle des natifs
00:38:11 par des natifs. - Non, non, mais je suis bien à tout ça,
00:38:15 je suis d'accord avec vous. Mais il n'y a pas une journée maintenant
00:38:18 où on ne sorte pas des cas de ce type. Et les provocations des uns
00:38:23 suscitent l'indignation des autres et l'indignation des autres
00:38:27 suscite en retroit la provocation des autres. - Ça ne fait pas de victimes,
00:38:30 mais ça fait des professeurs qui sont obligés de quitter leurs universités,
00:38:35 ça fait des gens qui se suicident dans certains pays, aux États-Unis en particulier,
00:38:39 ça fait des traducteurs blancs qui ont interdit de traduire un auteur noir,
00:38:46 ça fait la réécriture de livres d'auteurs qui sont noirs.
00:38:49 Voilà, c'est de ça dont on parle. Je ne vous dis pas que pour l'instant
00:38:52 ça a envahi toute l'université. Je vous dis que c'est un phénomène
00:38:56 qui monte, qui n'est pas acceptable, qui n'a rien à voir avec un grand débat
00:38:59 intellectuel, qui est un débat idéologique, mais dans ce qu'il a de pire.
00:39:03 Les anciens et les modernes, mais c'est un magnifique débat,
00:39:06 c'est un débat dialectique dans l'histoire de la pensée.
00:39:11 - Pour clarifier la position de Philippe Forest, il n'est pas wookie.
00:39:16 - Non, j'ai bien compris qu'il n'était pas wookie.
00:39:21 - Et qu'il dénonce les mêmes pervers.
00:39:25 - Mais ça n'entraîne pas à dénoncer ces dérives que je trouve quand même dangereuses.
00:39:29 Vous savez, en 89, il y avait trois jeunes filles dans un lycée qui portaient un voile.
00:39:35 Bon, ça a fait le scandale que vous connaissez, qui a fini par aboutir
00:39:39 à la loi sur le voile en 2004. Il faut voir les débats de l'époque.
00:39:42 Mais trois pauvres jeunes filles, c'est rien, sauf que c'est épidémique.
00:39:47 Il y a quelques années après Nasser, vous alliez au Caire,
00:39:51 il n'y avait pratiquement pas de femmes en burqa dans les rues.
00:39:54 Et puis, vous y alliez au milieu des années 2000, il y en avait partout.
00:39:58 Et ce phénomène-là, qui utilise les méthodes les plus terroristes qui soient,
00:40:03 sous l'apparence d'une bienveillance, d'une blessure profonde,
00:40:08 ça commence à se répandre dans toute une génération, ça fait des victimes.
00:40:15 Et c'est de ça dont il s'agit. Sur votre analyse, encore une fois,
00:40:19 je pourrais tout à fait signer votre analyse, mais quand on parle du wokisme,
00:40:23 en réalité, on ne parle ni de Derrida ni de Heidegger.
00:40:27 Vous voyez ce que je veux dire ? Il y a peut-être des gens qui le font.
00:40:30 - Oui, absolument. - Non, mais il y a un courant.
00:40:33 - Et d'ailleurs, ce qu'on entend par "wokisme" en France,
00:40:35 n'est pas exactement ce qu'on entend par "wokisme" aux États-Unis.
00:40:38 - Non, parce que je montre justement ce qu'on appelle la "French theory".
00:40:41 Moi, j'ai vu ça en première ligne, j'allais dire,
00:40:43 parce que j'ai commencé ma carrière universitaire en Grande-Bretagne,
00:40:46 à Cambridge, à Londres, dans les années 80.
00:40:49 C'était au moment où ce qu'on n'appelait pas encore la "French theory"
00:40:51 était en train de s'installer.
00:40:53 Donc, j'ai même signé à l'époque un grand article dans Le Monde
00:40:55 pour dénoncer justement les ravages d'une certaine interprétation
00:40:59 de la pensée de Derrida dans l'université britannique.
00:41:02 Et c'est précisément parce que j'avais assisté à ce phénomène
00:41:05 il y a maintenant longtemps, il y a 30 ou 40 ans,
00:41:07 que j'ai voulu comprendre un peu mieux ce qui se passait.
00:41:09 Donc, la "French theory", elle a été importée,
00:41:12 effectivement, aux États-Unis et en Grande-Bretagne,
00:41:14 mais elle a été complètement réinterprétée d'une manière
00:41:17 qui est aberrante, erronée, et que je condamne.
00:41:20 Il n'y a pas du tout d'hésitation ou d'ambiguïté dans mon esprit.
00:41:23 - Chloé Morin, vous voulez intervenir ?
00:41:25 - Oui, je suis parfaitement d'accord avec ce que disait Henri Guénaud.
00:41:29 En fait, ce que je trouve redoutable dans la méthode employée,
00:41:32 c'est que tout le monde est victime.
00:41:35 Et en fait, le fait d'avoir un statut de victime,
00:41:38 victime de quelqu'un, victime de quelque chose,
00:41:40 ça vous donne une forme d'immunité.
00:41:42 Vous ne pouvez rien faire contre une victime.
00:41:44 Vous êtes obligés de souscrire à sa vision du monde, à sa cause,
00:41:47 et d'être en empathie face à sa souffrance.
00:41:51 Et du coup, la société se divise de plus en plus
00:41:54 en victime d'un côté, bouc émissaire de l'autre.
00:41:57 Alors, les boucs émissaires, nous, on en a dans notre société des favoris.
00:42:01 Donc, il y a évidemment l'étranger, il y a les médias,
00:42:04 il y a les politiques, il y a les assistés, etc.
00:42:07 Et donc, en fait, ça simplifie à l'extrême tous les débats.
00:42:11 Il y a des gens qui ne peuvent plus parler
00:42:13 parce qu'ils ne sont plus audibles parce que c'est le grand méchant loup.
00:42:16 Donc, typiquement, les politiques,
00:42:18 les hommes sur les questions du féminisme, etc.
00:42:22 Et puis, des gens qui, du coup, peuvent dire n'importe quoi
00:42:28 sans être mis en cause parce que vous ne pouvez pas les critiquer
00:42:31 parce que ce sont des victimes.
00:42:33 Et ça, c'est terrible pour le débat public.
00:42:35 - Pour qu'on prenne bien ce que voulait dire Philippe Forrest,
00:42:38 en quoi est-ce que le wokisme et l'anti-wokisme aboutit au même projet ?
00:42:45 Vous nous avez expliqué qu'en fait, le wokisme, sans le vouloir au départ,
00:42:49 aboutit à un nouvel essentialisme, à un nouvel identitarisme.
00:42:53 - C'est ça.
00:42:54 - Normalement, on luttait contre les stéréotypes
00:42:56 et puis, finalement, on s'est laissé enfermer
00:42:58 dans de nouveaux stéréotypes, dans une nouvelle identité.
00:43:01 Mais en quoi est-ce que c'est la même chose chez les anti-wok ?
00:43:03 - Effectivement, du côté des wokistes,
00:43:06 tout a commencé par une déconstruction de l'idée d'identité
00:43:09 qui a conduit paradoxalement, par un renversement, par un retournement,
00:43:12 à une réappropriation militante du concept d'identité,
00:43:15 à une revendication identitaire.
00:43:18 Mais l'anti-wokisme, qui se prétend dépositaire
00:43:22 d'une vision universaliste de l'homme,
00:43:24 elle finit en vertu de ce contexte d'hystérisation qui est le nôtre.
00:43:28 L'universalisme, donc, des anti-wokistes,
00:43:31 il se prévaut d'une autre vision identitaire de l'homme
00:43:34 qu'il va opposer à la vision identitaire que mettent en avant les wokistes.
00:43:38 Alors, on dit l'homme avec un grand H,
00:43:40 mais cette vision de l'homme, elle est indexée sur quoi ?
00:43:43 Sur une vision fixe et fossile de la nature, de la culture,
00:43:48 de la tradition, quand ce n'est pas de la religion.
00:43:51 Et donc, au bout du compte, on arrive à cette guerre des cultures
00:43:54 à l'intérieur de laquelle on est pris.
00:43:57 Et moi, je ne veux me ranger ni dans un camp ni dans l'autre,
00:44:00 parce que cette guerre des cultures, elle contribue justement
00:44:03 à faire s'affronter ces deux identitarismes adverses
00:44:05 qui sont comme deux images en miroir l'un de l'autre, en fait.
00:44:10 C'est ça qui est très grave, en fait.
00:44:12 La question n'est pas que intellectuelle, ce n'est pas qu'un débat de salon.
00:44:17 Pour revenir sur ce que disait Clément Morin,
00:44:20 il y a ce que j'appelle la violence victimaire,
00:44:23 c'est-à-dire qu'on peut se revendiquer de son statut victimaire
00:44:26 pour exercer soi-même la violence.
00:44:29 Cette violence peut être symbolique,
00:44:32 elle peut être celle, effectivement, de la censure, de l'empêchement.
00:44:36 Aujourd'hui, on voit des effets qui sont internationaux.
00:44:41 Dans la recherche, par exemple, justement aux États-Unis maintenant,
00:44:45 il est courant d'avoir au Canada et en Grande-Bretagne également
00:44:50 des postes qui sont réservés à des profils ratios.
00:44:53 Au Canada, il faut être autochtone.
00:44:56 Il y avait une université qui interdisait l'emploi des majuscules
00:45:00 sur son site parce que les majuscules, c'est de la hiérarchie.
00:45:03 Donc, il ne fallait aucune majuscule nulle part, sauf pour le mot indigène,
00:45:07 qui avait droit, par compensation symbolique, à un I majuscule.
00:45:12 Donc, non seulement on va avoir ça,
00:45:15 mais on va avoir maintenant des soumissions d'articles.
00:45:17 Vous savez, dans la tradition scientifique,
00:45:19 on soumet des articles anonymement, justement,
00:45:21 pour qu'on ne puisse pas, par piston, par sympathie, vous identifier.
00:45:26 Maintenant, certains magazines scientifiques,
00:45:28 certaines revues scientifiques demandent à ce qu'on s'identifie
00:45:32 à quelle minorité on appartient pour pouvoir être sélectionné
00:45:36 indépendamment du contenu de votre travail.
00:45:40 – Mais, pardon de vous interrompre,
00:45:41 mais est-ce que le problème ne s'est pas posé justement vis-à-vis des femmes ?
00:45:44 On veut tous, je me plains, moi, qu'il n'y a qu'une femme, par exemple.
00:45:47 – Ça c'est vrai qu'il y en a plus.
00:45:49 – Ça c'est de votre faute.
00:45:50 – Voilà, on se plaint aussi qu'il n'y a pas assez de femmes à l'Assemblée,
00:45:53 on se plaint qu'il n'y a pas assez de femmes qui ont appris au Festival de Calme.
00:45:57 Est-ce que ça ne nous ouvre pas la voie ?
00:45:59 On est tous très motivés là-dedans.
00:46:02 Est-ce qu'on n'ouvre pas la voie à tout ce que vous dénoncez ?
00:46:04 – Exactement, on retombe sur la problématique du chiffrage,
00:46:08 c'est qu'on ne raisonne plus que par quota,
00:46:11 et on en est en toute bonne foi, avec tout le progressisme,
00:46:17 le cœur sur la main, à établir des quotas ratios, des numerus clausus.
00:46:21 – Donc je ne devrais pas mettre des quotas sexistes non plus ?
00:46:24 – En effet, à Harvard, ils sélectionnent,
00:46:29 pour promouvoir le affirmative action, la discrimination positive,
00:46:35 eh bien, il faut un tri, et donc les étudiants d'origine asiatique,
00:46:39 ils sont trop nombreux, donc il faut les écarter.
00:46:42 Voilà, donc on a aujourd'hui un racisme institutionnel, mais gentil.
00:46:48 – Comme on écarte des hommes au moment des élections,
00:46:51 parce qu'on dit "ils sont trop nombreux, il faut mettre des femmes à la place".
00:46:53 – C'est un effet de la déconstruction, et j'avoue ne pas apprécier,
00:47:01 disons, la posture déconstructrice,
00:47:03 comme si le philosophe de la déconstruction, lui, était habilité à comprendre.
00:47:07 C'est un initié, vous comprenez, les autres sont trop stupides
00:47:10 pour comprendre la société, comme si l'histoire de l'humanité,
00:47:15 de pensée critique, de science humaine, n'avait pas fait le décentrement
00:47:19 du monde occidental depuis déjà très longtemps.
00:47:22 Donc c'est une politisation de cette dimension-là.
00:47:24 – Pierre Bentata ?
00:47:25 – Je trouve ça fascinant, parce que je trouve que c'est…
00:47:30 on est vraiment ici, alors vous le disiez, au départ,
00:47:33 sur une approche philosophique qui ensuite est américanisée
00:47:36 avec la culture américaine, et donc l'aspect communautaire
00:47:38 qu'il y a aux États-Unis, et qui nous revient en boum ronde
00:47:40 dans le visage, dans une société qui n'est pas prête pour ça,
00:47:43 parce qu'elle ne fonctionne pas comme ça, par définition,
00:47:46 et avec des effets qui sont très étonnants.
00:47:49 Vous avez raison, moi ce que je trouve le plus fascinant chez les WOC,
00:47:51 c'est que leurs meilleurs alliés sont les plus violents conservateurs.
00:47:55 Et d'ailleurs ils ne se critiquent jamais, on ne voit jamais de WOC critiquer
00:47:58 ou nous dire ce qui se passe en Iran, c'est très bien.
00:48:00 Parce que finalement on a un focus paradoxalement entre les WOC
00:48:04 et les anti-WOC qui est profondément centré sur l'Occident,
00:48:07 qui ne peut pas fonctionner sans, et qui se nourrit que du ressentiment
00:48:10 vis-à-vis de l'Occident.
00:48:12 Moi je pense, on peut en débattre longtemps, mais le vrai problème
00:48:17 c'est qu'on fasse croire que c'est une science,
00:48:19 ou que c'est une approche qui est scientifique.
00:48:21 Mais la question c'est de sortir de ce cercle un peu hystérique
00:48:24 où on tourne de manière de plus en plus excitée avec chaque semaine qui passe.
00:48:29 Donc moi je propose en fait de ne pas opposer à l'identitarisme WOCiste
00:48:35 un autre identitarisme qui consiste simplement à restaurer de vieilles valeurs
00:48:42 qui nous permettraient d'en revenir autant d'avant la déconstruction.
00:48:45 Mais il y a dedans la tradition française,
00:48:47 et je le dis dans l'avant-dernier chapitre de mon livre,
00:48:49 avant de parler de littérature, parce que c'est quand même...
00:48:52 étant romancier c'est aussi un livre qui parle de littérature,
00:48:54 je le dis dans l'avant-dernier chapitre de mon livre,
00:48:56 dans la tradition française, et même dans le catholicisme,
00:49:00 dans l'idée que nous nous faisons de la nation avec Renan,
00:49:03 dans l'idée que nous nous faisons de la République avec Montesquieu,
00:49:08 dans l'idée que nous nous faisons de l'humanisme avec Montaigne
00:49:11 qui d'une certaine manière était déjà à sa façon un déconstructeur,
00:49:15 dans l'idée qu'on se fait de la démocratie telle que la pense par exemple quelqu'un comme Claude Lefort,
00:49:19 donc dans notre propre tradition, il y a de quoi s'opposer à l'identitarisme WOCiste
00:49:24 sans pour autant tomber dans le piège de cet autre identitarisme.
00:49:29 Vous allez me dire si je me trompe, mais j'ai l'impression que dans tout ce que vous nous rappelez
00:49:33 de ce qu'y fait la France, il y avait l'idée aussi que l'antiracisme,
00:49:36 comme l'antisexuisme, comme à peu près tous les anti-ismes qu'on peut imaginer,
00:49:41 proclamaient que nous étions tous pareils.
00:49:44 Et en fait, si vous étiez féministe en France, ça consistait à dire que les hommes et les femmes, c'était la même chose.
00:49:50 Aujourd'hui, l'antiracisme, l'antisexisme, le WOCisme en général, nous dit que non, on n'est pas tous pareils,
00:49:56 on est tous différents, et c'est ça qui nous perturbe.
00:49:59 Ce qui nous semblait, c'est que le progressisme, l'avenir, c'était "Oh, on est tous pareils".
00:50:04 Et il n'y a pas de raison de discriminer qui que ce soit.
00:50:07 Et qu'aujourd'hui, au contraire, c'est de dire "Nous sommes tous différents"
00:50:11 et que nous avons droit donc à des traitements différents en fonction de ce que nous sommes.
00:50:15 Et que c'est ça qui nous perturbe.
00:50:17 Oui, mais enfin, j'ose à peine citer à nouveau Derrida, on finit par croire que je suis un grand lecteur de Derrida,
00:50:21 ce qui n'est pas le cas, mais il y a un très beau texte de Derrida qui s'appelle "L'autre cap sur l'identité culturelle européenne"
00:50:26 où il dit en substance "Pas d'identité sans différence", c'est vrai, mais pas de différence non plus sans identité.
00:50:32 Donc il s'agit de penser les choses de manière un peu dialectique,
00:50:35 mais sans tomber dans ces deux travers opposés que je dénonce dans mon livre.
00:50:39 Oui, mais vous venez, en citant Derrida, de dire l'essentiel, c'est-à-dire que d'abord, tout le monde a besoin d'une identité.
00:50:47 L'essentialisme, tant que c'est limité, contenu, etc., c'est aussi indispensable.
00:50:55 Par exemple, il y a une essence des civilisations.
00:50:58 Et comme disait Brodel, les civilisations sont les personnages de l'histoire qui durent le plus longtemps.
00:51:06 Certains lui ont reproché, mais je pense qu'il avait parfaitement raison.
00:51:09 Il y a une essence des cultures, elle se modifie lentement, elle ne se modifie pas par décret.
00:51:18 Et dans notre civilisation, dans la notre, la civilisation occidentale, pour prendre au sens large,
00:51:23 il y a la pensée critique, mais elle est incluse dans une civilisation.
00:51:26 Et ce qui me frappe dans le wokisme, encore une fois, je ne parle pas de la philosophie critique française,
00:51:33 je vous parle de ce dont on parlait tout à l'heure, c'est-à-dire de ses excès.
00:51:37 L'essence de ce wokisme, c'est l'anti-occidentalisme.
00:51:42 C'est tout ce que l'Occident a fait doit être défait.
00:51:45 Tout ce que l'Occident a fait est mal.
00:51:47 Ça m'a rappelé un passage du premier homme de Camus, vous savez, où à un moment donné,
00:51:52 il y a un viticulteur, qui est déjà un peu âgé, qui est à la veille de partir d'Algérie.
00:52:02 Il voit ce viticulteur prendre son tracteur et détruire sa vigne.
00:52:07 Il détruit sa vigne, il casse les cuves.
00:52:11 Alors les gens sont un peu affolés, ils appellent l'officier du coin qui vient voir.
00:52:16 "Pourquoi vous faites ça ?"
00:52:17 Il dit "mais on nous dit que tout ce que nous avons fait ici est mal.
00:52:21 Alors il n'y a pas de raison de laisser quoi que ce soit."
00:52:24 Vous voyez, c'est un cri du cœur.
00:52:26 On est chez Camus, on n'est pas dans le courant le plus conservateur et réactionnaire de France.
00:52:31 Et c'est exactement ça.
00:52:33 Il y a une espèce d'envie de tout arracher et de détruire ce que nous pouvons appeler la civilisation occidentale.
00:52:42 Et ça, ça n'est pas supportable.
00:52:45 Et c'est une imbécile, en plus c'est une ânerie parce qu'elle résistera.
00:52:49 Et elle résistera exactement comme vous le dites, mais en pire.
00:52:52 C'est-à-dire qu'on va avoir un conflit qui sera de pire en pire, de plus en plus violent.
00:52:57 Et qui finira peut-être pas par la victoire des bouquistes, mais par quelque chose qui sera peut-être encore pire.
00:53:03 Parce que vous ne pouvez pas assassiner une civilisation de cette manière-là.
00:53:09 C'est tout.
00:53:11 D'autant que toute civilisation, et particulièrement la nôtre, contient en elle ce principe de remise en question.
00:53:16 Bien sûr, mais il s'est inclut dans une...
00:53:18 Et là, ce n'est pas de ça dont il s'agit.
00:53:21 Oui, je suis d'accord.
00:53:23 Mais si ça n'a pas encore contaminé toute la société, il y a quand même quelque chose d'assez angoissant.
00:53:28 Et ça touche, c'est-à-dire qu'on est sortis du débat intellectuel, universel, traditionnel.
00:53:33 Ça touche la société tout entière.
00:53:35 Moi, je me souviens d'un exemple, c'est une anecdote,
00:53:38 mais quand un député, il y a quelques années, s'adresse à la vice-présidente de l'Assemblée,
00:53:43 qui est sur la tribune, et qui lui dit "Madame, le Président..."
00:53:48 On lui connue d'un monde.
00:53:51 Or, à l'époque au moins, maintenant, les choses changent,
00:53:55 mais on pouvait considérer, quand on s'en référait à l'Académie française
00:53:59 et à ce qu'étaient les règles de la...
00:54:01 que "Madame, le Président" était parfaitement correct,
00:54:04 ne signifiait pas un mépris pour la femme.
00:54:07 Voilà, il colle une amende.
00:54:09 Une amende. Voilà, c'était anecdotique.
00:54:12 Ce sera le mot de la fin.
00:54:13 C'est l'institutionnalisation de cette folie.
00:54:15 Sur ce sujet, parce que ça va être le rappel des titres d'Isabelle Piblot.
00:54:19 Et juste après, on en viendra à la question que nous pose Chloé Morin dans son livre.
00:54:24 La France est-elle plus en gouvernable encore qu'avant ?
00:54:27 Oui ou non ?
00:54:28 Rappel des titres.
00:54:30 Ultime ligne droite au Sénat.
00:54:34 La Chambre haute s'apprête à voter le projet de loi sur la réforme des retraites.
00:54:38 Les débats sur les amendements se sont achevés.
00:54:40 Les sénateurs ont accéléré leur examen,
00:54:42 alors que le ministre du Travail avait annoncé un vote bloqué hier.
00:54:46 C'est la fin de ce marathon.
00:54:48 Fin de cette course législative, a déclaré Bruno Retailleau.
00:54:51 Le vote se tiendra donc avec une journée d'avance sur le calendrier prévu.
00:54:55 Et en attendant le vote, la 7e journée de manifestation contre la réforme des retraites a réuni 300 000 personnes à Paris,
00:55:02 selon la CGT, 48 000 d'après le ministère de l'Intérieur et 33 000 selon le cabinet occurrence.
00:55:09 Des tensions ont eu lieu dans la capitale.
00:55:11 G de projectiles contre les forces de l'ordre, poubelles incendiées et vitrines caillassées.
00:55:16 32 personnes ont été interpellées.
00:55:19 Et puis dans le reste de l'actualité, dans le sud de l'Ukraine,
00:55:22 une frappe russe a fait au moins trois morts et deux blessés près de l'autoroute qui relie Nikolaïv à Karsonne.
00:55:28 Des voitures ont été retrouvées calcinées sur le parking d'un supermarché
00:55:32 après avoir été touchées par un projectile.
00:55:35 Ce bombardement survient en deux jours après des tirs d'artillerie russes à Karsonne,
00:55:39 où trois personnes ont perdu la vie.
00:55:42 On va parler du Raymond Haron.
00:55:44 Et les visiteurs du soir, c'est jusqu'à minuit.
00:55:47 Chloé Morin, vous êtes politologue spécialisée dans l'analyse de l'opinion et de la communication publique.
00:55:54 On vous doit "On a les politiques qu'on mérite".
00:55:57 C'était paru l'année dernière.
00:55:58 Et vous publiez à présent "On aura tout essayé" sur la difficulté de gouverner un pays comme la France en ce début de 21e siècle.
00:56:07 Henri Guaino, je le rappelle, répond à sa manière à cette question dans son dernier livre "De Gaulle, le monde de tout ce qui nous manque".
00:56:20 Je rappelle que vous avez quand même contribué à faire élire deux présidents de la République.
00:56:24 Jacques Chirac en 1995, c'est vous qui lui avez soufflé le thème de la fracture sociale.
00:56:29 Et puis Nicolas Sarkozy, dont vous êtes devenu le conseiller spécial pendant les cinq ans qu'il a passé à l'Élysée.
00:56:35 Alors, Chloé Morin, vous avez fait cette enquête auprès d'une trentaine de politiques.
00:56:39 J'ai eu envie d'inviter Henri Guaino justement parce qu'il n'en fait pas partie de ces trente-là.
00:56:43 Est-ce que la France était plus facilement gouvernable avant qu'aujourd'hui ?
00:56:49 Alors c'est compliqué de comparer les époques parce qu'en réalité, il y a des réalités qu'on ne connaît plus aujourd'hui.
00:56:56 Par exemple, la décolonisation, la guerre d'Algérie.
00:56:59 C'est vrai que c'était extraordinairement compliqué.
00:57:01 Et que nous aujourd'hui, on a des problèmes qui sont bien différents puisqu'à l'époque, par exemple, on ne parlait pas de la crise du climat.
00:57:08 Donc c'est très compliqué de comparer.
00:57:12 C'est pour ça que j'ai posé la question à des gens qui ont gouverné ou aspirent à gouverner,
00:57:17 pour avoir leur perception à eux et essayer d'en tirer quelques enseignements.
00:57:22 Il n'y a pas vraiment de consensus sur cette question-là chez les gens que j'ai interrogés.
00:57:27 Néanmoins, tous disent que le pays est extraordinairement difficile à gouverner.
00:57:32 Et ça, c'est vrai.
00:57:33 Mais vous avez des gens qui peuvent vous dire que finalement, à toutes les époques, la France a affronté des crises et des difficultés majeures.
00:57:41 Et puis des gens qui, quand même, ont le sentiment qu'on est sur une pente qui n'est pas la bonne.
00:57:47 Et que pour un tas de raisons sur lesquelles on pourra revenir, la France aujourd'hui n'est pas ingouvernable mais quasi.
00:57:56 Je rappelle juste que le général de Gaulle avait dit "comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 246 ?"
00:58:02 Alors selon les versions, 246 ou 364 variétés de fromage.
00:58:07 Je rappelle aussi qu'en mai 68, alors que l'économie était au beau fixe, il y a eu quand même 10 millions de Français en grève.
00:58:12 À votre avis, Henri Guaino, c'était encore plus difficile de gouverner la France à l'époque ?
00:58:19 Ou au contraire, c'est aujourd'hui que c'est devenu ingouvernable ?
00:58:22 Alors d'abord, moi j'ai beaucoup aimé le livre de Chloé Morin, qui est la suite extraordinairement logique de "Nous avons les politiques que nous méritons".
00:58:34 Vous avez interrogé plusieurs dizaines de politiques qui ont gouverné comme ils ont pu, plutôt mal.
00:58:43 Alors moi je veux bien prendre ma part de responsabilité dans tout ça.
00:58:46 Mais qui vous disent "ah, on a échoué, c'est très difficile, c'est pas plus difficile aujourd'hui,
00:58:54 je croyais que c'était facile de gouverner la France juste à la veille de la Révolution française,
00:58:58 que c'était facile de gouverner la France après la Révolution française ou en 1848,
00:59:04 enfin pour rebâtir l'histoire, et c'est pas vrai que pour la France,
00:59:08 je croyais que c'était facile de gouverner l'Espagne, que c'était facile de gouverner l'Espagne en 1920,
00:59:14 enfin bon, je pense que le livre reflète d'abord le mieux,
00:59:22 c'est cet aveu terrible d'échec qui est masqué derrière,
00:59:28 dit que l'échec ne vient pas d'eux mais du pays.
00:59:32 Moi ça me rappelle toujours les explications qu'on me donnait à une certaine époque de l'effondrement de la France en 1940.
00:59:39 Les responsables disaient "oui mais ça c'est la faute des français,
00:59:44 voilà ils n'avaient pas envie de se battre, puis il y a eu le Front populaire,
00:59:49 comprenez les 40 heures, les congés payés et tout ça,
00:59:53 c'est M. Petain qui dit "les causes de notre défaite sont dans nos relâchements".
00:59:58 Et en fait c'était la faute des chefs, il suffit de relire "L'étrange défaite" de Marc Bloch,
01:00:04 qui a un réquisitoire terrible contre les chefs,
01:00:08 ce sont les chefs qui ont fait la stratégie militaire,
01:00:11 qui ont mené la bataille de façon absurde,
01:00:15 ce sont les chefs qui ont conduit le pays à cette situation.
01:00:19 C'est pareil aujourd'hui.
01:00:22 Moi je crois que ce n'est pas plus difficile,
01:00:25 et je crois qu'il y a d'autres réponses,
01:00:28 on va les explorer, bien entendu, à mes tourniques.
01:00:31 J'ai lu les réponses qui vous sont faites sur certains sujets.
01:00:35 On va y revenir.
01:00:37 Si ce n'est pas plus difficile et que les uns et les autres disent que c'est difficile,
01:00:41 c'est une des thèses qui est défendue quand même,
01:00:44 à laquelle je souscris au moins en partie,
01:00:46 c'est que le niveau des politiques a baissé.
01:00:49 Mais oui, mais il y a des époques.
01:00:52 D'abord, le niveau n'a jamais été extraordinaire.
01:00:57 Non, mais le niveau du politicien,
01:01:00 c'est une figure de l'histoire,
01:01:02 en tout cas de l'histoire des démocraties, des républiques.
01:01:05 Simplement, dans la plupart des époques,
01:01:08 il y avait quelques personnes qui sauvaient tout le reste.
01:01:12 Vous pouvez s'appeler De Gaulle, Napoléon, Nantes-France, ou Léon Blum.
01:01:21 Ils arrivaient à racheter tous les autres.
01:01:25 Et les autres suivaient finalement.
01:01:27 Ça a élevé tout le monde.
01:01:29 Après, il y a les périodes d'après-guerre
01:01:31 où vous avez des gens au pouvoir qui ont connu des épreuves,
01:01:34 qui ont sélectionné aussi des caractères.
01:01:37 Mais de façon générale, il n'y a pas de raison que le niveau ne soit très...
01:01:41 C'est vrai qu'il a encore baissé,
01:01:43 mais il a baissé pour des raisons que nous connaissons tous très bien,
01:01:46 qui sont d'ailleurs dans votre livre.
01:01:50 Aujourd'hui, d'abord, on a beaucoup limité la possibilité,
01:01:54 par exemple pour les parlementaires,
01:01:56 non seulement de faire leur métier, sauf quand ils sont notaires ou pharmaciens.
01:01:59 Donc ils doivent se contenter de ça, ils doivent abandonner leur métier.
01:02:02 Pourquoi il n'y a pas de cadre, très peu de cadres à l'Assemblée ?
01:02:05 Parce qu'un cadre qui va faire de la politique,
01:02:07 qui quitte son entreprise, son métier,
01:02:09 et qui pendant deux mandats, par exemple, fait le parlementaire,
01:02:13 puis après se fait battre, s'il commence à 40 ans, il finit à 50 ans,
01:02:16 il fait quoi après ?
01:02:18 Donc ils n'y vont plus, enfin ils n'y vont pas.
01:02:20 Il y a la question de la judiciarisation de la vie politique,
01:02:24 il y a le risque pénal,
01:02:26 les juges qui sont en guerre, il faut s'y dire,
01:02:30 contre la politique.
01:02:32 Il y a le non-cumul des mandats,
01:02:34 vous l'avez évoqué, qui est une erreur dramatique.
01:02:40 Ce que vous êtes en train de nous dire, Henri Guaino,
01:02:43 c'est qu'en fait on est à tuer les professionnels du métier.
01:02:49 Le président de la République avait même un jour
01:02:51 vanté les mérites de l'amateurisme.
01:02:53 On est servi, je pense que personne autour de ce plateau...
01:02:58 Donc on ne peut plus en faire un métier comme autrefois,
01:03:00 et que donc, fatalement, ça n'attire plus les meilleurs.
01:03:03 C'est ce que vous voulez dire ?
01:03:04 C'était presque les prisons, que ça soit un métier.
01:03:06 Un métier, ça veut dire juste professionnalisation.
01:03:09 Alors on ne peut pas dire que le monde est plus compliqué,
01:03:11 ce qui n'est probablement pas exact,
01:03:13 mais il faut être moins professionnel.
01:03:17 On fait comme si la politique, c'était la seule fonction
01:03:21 où l'expérience n'a pas de valeur.
01:03:23 Et au pire, c'est mal d'avoir accumulé de l'expérience
01:03:28 pendant deux mandats, voire trois mandats.
01:03:31 Et j'ajouterais à votre liste deux éléments.
01:03:33 Un, les rémunérations, parce que les Français font comme si
01:03:36 les politiques étaient tous extrêmement bien payés.
01:03:38 Non mais moi je ne le dis plus, parce que quand je dis ça un jour,
01:03:40 ça va provoquer...
01:03:41 Non mais je sais, c'est pour ça que moi je le dis,
01:03:43 parce que moi je ne suis pas élue, donc je peux le dire.
01:03:45 Pour le coup, quand vous donnez les chiffres de la réalité
01:03:48 des rémunérations des élus locaux,
01:03:51 l'élu d'une ville de 20 000 habitants,
01:03:54 ça fait quand même une grosse entreprise,
01:03:55 et que vous dites qu'en fait c'est 2 000 euros,
01:03:57 forcément les gens se disent "ah ben non, finalement,
01:03:59 ils ne se servent pas tant que ça".
01:04:01 Surtout quand vous dites qu'à côté, ils y consacrent tout leur temps
01:04:04 et qu'ils ne peuvent pas exercer de profession,
01:04:08 ne serait-ce que faute de temps, pour gagner plus.
01:04:11 Donc le fait que les élus ne gagnent pas tant que ça...
01:04:14 C'est ça.
01:04:15 Et le conflit d'intérêt.
01:04:16 Bien sûr.
01:04:17 Il y a aussi la transparence.
01:04:18 Parce que la transparence, elle n'est pas uniquement demandée aux élus
01:04:21 sur l'emploi des deniers publics, ce qui est à peu près normal,
01:04:25 mais elle est aussi demandée sur leur vie privée, de plus en plus.
01:04:28 Parce que ce sont des personnages publics,
01:04:30 et donc ils sont traités comme on traite les stars depuis longtemps déjà,
01:04:34 c'est-à-dire on regarde où ils mettent à l'école leurs enfants,
01:04:38 qui est leur compagne, leur compagnon,
01:04:40 quelle est la marque de leur voiture,
01:04:42 et puis où est-ce qu'ils partent en vacances, etc.
01:04:44 Ça, c'est le meilleur côté des choses.
01:04:46 Oui.
01:04:47 C'est pas le plus mauvais, je dirais.
01:04:49 Cette pression-là, tout le monde n'a pas nécessairement envie de s'y prêter.
01:04:54 Il y a des gens qui peuvent être exhibitionnistes
01:04:57 et être ravis qu'on raconte leurs aventures,
01:05:00 mais enfin, il y a aussi des gens pour qui l'engagement politique
01:05:05 ne doit pas être total,
01:05:07 et ils n'ont pas envie de vivre dans une cage de verre.
01:05:10 Et donc, ces deux facteurs-là, avec tous ceux que vous citez,
01:05:14 font qu'au final, on a quand même une classe politique
01:05:17 qui a tout un pan des talents qui sont dans ce pays,
01:05:24 qui ne veulent plus s'engager, en tout cas plus en politique.
01:05:27 Mais là, avec tout ce que vous nous dites,
01:05:29 en fait, on refait votre livre précédent.
01:05:31 On a les politiques qu'on mérite.
01:05:33 Mais c'est la suite.
01:05:35 Mais vous avez raison, c'est la suite, mais justement, venons-en à la suite.
01:05:38 Vous nous dites, et vous vous interrogez pour savoir
01:05:41 si la France est ingouvernable,
01:05:43 ou en tout cas s'il y a une difficulté particulière
01:05:46 à gouverner un pays comme le nôtre aujourd'hui, au XXIe siècle.
01:05:50 Alors, venons-en là.
01:05:52 On l'a dit, les politiques, effectivement,
01:05:55 sont généralement les boucs émissaires de ça.
01:05:58 Mais voyons ce qu'il en est des explications
01:06:02 qu'un certain nombre d'entre eux donnent dans votre livre.
01:06:04 Ils disent qu'on est de plus en plus divisés.
01:06:07 Les Français seraient de plus en plus divisés.
01:06:10 Alors, je rappelle que dans l'idée qu'on se fait de notre pays,
01:06:13 on a toujours été divisés.
01:06:15 On a été divisés entre catholiques et républicains,
01:06:18 entre tréfusards et anti-tréfusards,
01:06:20 entre résistants et collaborateurs,
01:06:22 entre gaullistes et pétainistes,
01:06:24 entre pro- et anti-Algérie française,
01:06:26 entre gauche et droite,
01:06:28 pendant les années 60-70, c'était terrible.
01:06:30 À l'arrivée de François Mitterrand et des socialistes au pouvoir,
01:06:33 on est très divisés aussi.
01:06:34 Il y a tous ceux qui l'acclament et tous ceux qui trouvent ça insupportable.
01:06:37 Donc, est-ce qu'on est véritablement plus divisés aujourd'hui que jamais ?
01:06:41 Puisque c'est une des explications qui est avancée dans votre livre.
01:06:44 Il y a deux choses à mon avis qui sont peut-être différentes.
01:06:47 Puisque vous avez raison, on est toujours extrêmement divisés.
01:06:51 D'abord, c'est la nature des divisions.
01:06:54 On vient d'en parler en fait.
01:06:55 À partir du moment où les divisions sont de plus en plus identitaires
01:06:58 et que le débat politique porte sur ce que l'on est,
01:07:02 il porte plus sur la répartition des richesses,
01:07:05 et qui paye quoi, etc.
01:07:08 Et de plus en plus sur qui est quoi, qui est légitime à parler.
01:07:11 Et ça, c'est très compliqué parce qu'on ne peut pas résoudre
01:07:14 un débat qui met en cause ce que l'on est,
01:07:17 ce que sont fondamentalement différents groupes sociaux.
01:07:22 Dès qu'on fait tourner une partie croissante du débat
01:07:28 sur l'identité des gens,
01:07:30 on se heurte à un blocage et à un débat qui n'est plus un débat,
01:07:34 mais un affrontement en fait.
01:07:36 Une sorte de combat qui remet en cause la place des uns et des autres
01:07:42 dans la société et leur droit même à prendre la parole,
01:07:46 voire à appartenir au commun.
01:07:49 À faire partie du débat, oui.
01:07:50 Puisqu'on considère que ce sont eux le problème.
01:07:52 Ils ne peuvent pas nous aider à trouver une solution, c'est le problème.
01:07:55 Des débats sur est-ce que tel groupe ou tel autre
01:08:00 est légitime à appartenir au collectif par exemple.
01:08:04 C'est les débats qu'on a sur l'islam, sur les musulmans
01:08:07 et qui on voit bien, aboutissent à un engrenage
01:08:12 dont on a du mal à sortir.
01:08:15 Ça c'est la première chose sur la nature des divisions.
01:08:18 Et la deuxième chose c'est sans doute sur la classe politique
01:08:22 et sa capacité à la fois à susciter suffisamment de confiance
01:08:27 pour entraîner le collectif et à produire des visions
01:08:32 qui soient mobilisatrices et qui permettent à tous,
01:08:35 malgré leurs différences, de se mobiliser dans un objectif commun.
01:08:39 Finalement on a le sentiment que certes, sous de Gaulle,
01:08:42 il y avait des divisions et des difficultés,
01:08:46 mais il arrivait à fournir une sorte de vision,
01:08:49 de mythe mobilisateur qui faisait que les gens se disaient,
01:08:53 au-delà de leurs différences, on va se retrousser les manches
01:08:56 et on va aller dans le même sens.
01:08:58 Aujourd'hui vous n'avez pas du tout ça.
01:09:00 Vous n'avez pas un seul responsable politique qui parvient.
01:09:03 Et quand je dis ça, ce n'est pas uniquement une critique des politiques,
01:09:06 mais vous n'avez plus ce type de...
01:09:08 Et pourtant des défis on en a.
01:09:10 On pourrait se dire que le défi climatique,
01:09:12 c'est une chance aussi de proposer un chemin
01:09:17 pour réinventer la société, parce que c'est ça qu'on va devoir faire.
01:09:21 On va devoir réinventer la manière de se déplacer,
01:09:24 de consommer, de produire,
01:09:27 à l'aune de cette contrainte-là qui est assez nouvelle.
01:09:33 Mais ça n'existe pas.
01:09:35 Il n'y a pas de vision politique qui donne envie.
01:09:38 Il y a juste une espèce d'angoisse diffuse
01:09:42 où on nous martèle tous les jours,
01:09:45 "attention l'eau monte, les glaciers fondent", etc.
01:09:48 Et personne ne dit clairement "voilà comment on va s'en sortir",
01:09:53 "voilà à quoi ressemblera la société dans 50 ans",
01:09:56 "voilà comment nous allons y parvenir".
01:09:58 Pierre Bentata, alors à la fois sur est-ce qu'on est de plus en plus divisé,
01:10:01 et est-ce qu'il y a un manque terrible d'adhésion aux politiques
01:10:07 qui font qu'ils n'arriveront jamais plus à nous rassembler ?
01:10:12 Selon moi, au-delà de ce que vous avez évoqué,
01:10:16 il y a au moins trois autres causes,
01:10:19 ou en tout cas facteurs qui rendent ça compliqué.
01:10:22 D'abord, le centre du pouvoir s'est largement délocalisé.
01:10:26 On y reviendra, effectivement, c'est un des problèmes.
01:10:29 C'est difficile qu'ils fassent bien leur travail,
01:10:32 parce qu'en fait ils ont moins de moyens,
01:10:34 il y a des contre-pouvoirs beaucoup plus forts.
01:10:36 La deuxième chose, comment on fait du consensus dans une société
01:10:40 où quand on avait le ORTF c'était facile,
01:10:42 au moins on avait le même débat.
01:10:44 Aujourd'hui, il y a tellement de sources d'informations différentes
01:10:47 que vous pouvez être côte à côte avec quelqu'un
01:10:49 qui vit dans une société qui n'a aucun rapport.
01:10:52 Donc arriver à trouver, ne serait-ce que même un sujet d'entente,
01:10:54 devient compliqué.
01:10:56 C'est un truc sur lequel j'aimerais qu'on s'arrête,
01:10:58 parce qu'effectivement il n'y a plus de tube de l'été aujourd'hui,
01:11:01 puisque plus personne n'écoute la même musique.
01:11:03 Non, vous n'avez même plus de tableau.
01:11:05 C'est vrai, c'est-à-dire que plus qu'un pays où il y a 256 marques de fromage,
01:11:09 c'est un pays où chacun a sa vie,
01:11:11 mais comme tous les pays d'ailleurs aujourd'hui,
01:11:13 vous pouvez effectivement avoir votre culture à vous, dans votre coin,
01:11:17 et n'avoir aucun rapport avec la culture qu'on appelait encore récemment "menschwim".
01:11:22 On n'a même pas de définition commune aujourd'hui de ce qu'est une star.
01:11:25 Autrefois, vous saviez qui était quelqu'un de connu.
01:11:28 Non.
01:11:29 Selon la catégorie sociale, selon l'âge,
01:11:32 vous parlez de personnes dont moi je n'ai jamais entendu parler par exemple.
01:11:35 Donc ça, ça rend les choses plus compliquées.
01:11:38 Mais je pense que le fond du fond,
01:11:40 alors au-delà du fait qu'en France, on n'est toujours pas choisi
01:11:42 si nos politiques étaient censées nous représenter ou être l'élite,
01:11:44 mais bon, ça, il faudra un jour qu'on le gère.
01:11:48 Mais moi, en tant qu'économiste, je veux dire,
01:11:52 je ne regarde pas l'aspect offre politique,
01:11:54 mais je m'intéresse au côté demande.
01:11:56 Du côté demande, on a un vrai problème aussi.
01:11:58 C'est comment vous voulez gouverner des gens qui en attendent de plus en plus,
01:12:01 d'un État qui en fait de plus en plus ?
01:12:03 Il est nécessairement coincé dans des contradictions.
01:12:05 Comment vous voulez qu'il vous apporte en même temps la sécurité,
01:12:07 le climat, l'emploi, le bonheur ?
01:12:09 Puisque maintenant, on nous dit aussi que l'État est là pour garantir notre bonheur.
01:12:12 C'est injouable.
01:12:13 Et plus vous avez une demande qui est importante,
01:12:15 plus évidemment, vous allez être déçus vis-à-vis de ce que font les politiques.
01:12:19 Je ne pense pas qu'ils soient plus nuls qu'avant,
01:12:21 mais on leur en demande trop.
01:12:22 Et alors dans un pays où en plus on n'a plus de mythes communs,
01:12:25 on attend juste l'homme providentiel.
01:12:26 Donc on est condamné à être déçus tout le temps.
01:12:29 Je ne vois même pas comment on peut faire autrement,
01:12:31 mais moi je l'ai plein.
01:12:32 Je comprends bien que plein de gens ne se lancent plus dans la carrière politique.
01:12:35 On va vous dire en permanence, en fait vous n'aviez pas les épaules,
01:12:38 vous étiez trop petit pour le costume.
01:12:39 Évidemment, en fait, ce qu'on attend c'est une divinité qui est capable de réaliser tous nos rêves.
01:12:43 Donc ça, ce n'est pas faisable.
01:12:45 Et à quoi il faut ajouter qu'en plus aujourd'hui, on peut exprimer son mécontentement,
01:12:48 ce qui était quand même beaucoup plus facile autrefois.
01:12:50 Autrefois, vous écriviez une lettre à Télé 7 jours pour vous plaindre.
01:12:53 Aujourd'hui, vous allez sur les réseaux sociaux et vous trouvez 1000, 2000, 5000,
01:12:56 10 000, 100 000 personnes qui sont d'accord avec vous.
01:12:58 Ça n'aide pas non plus.
01:13:00 D'abord, il y a les mutations de la société, des mentalités.
01:13:05 Si vous comptez gouverner contre les mutations de la société ou des mentalités,
01:13:10 c'est l'échec assuré.
01:13:13 Donc laissons ça de côté.
01:13:17 Ce qui est certain, c'est que nous avons tout fait,
01:13:20 mais pas seulement en France, dans tous les pays occidentaux,
01:13:23 pour détruire l'imaginaire commun.
01:13:25 A partir du moment où l'imaginaire commun disparaît,
01:13:28 il faut que les gens comprennent que c'est une société qui est en guerre.
01:13:31 J'ai vu un historien spécialiste de la Grèce antique
01:13:35 parler de l'esprit invisible de la cité,
01:13:38 sans lequel il n'y a pas de démocratie.
01:13:41 S'il n'y a pas le sentiment d'appartenir à une communauté de destin,
01:13:47 s'il n'y a pas la conscience d'être un peuple,
01:13:51 vous ne pouvez pas avoir de politique.
01:13:54 Vous n'avez plus que des groupes ou des individus
01:13:57 pour s'approprier la richesse, le pouvoir.
01:14:00 Donc là on a un vrai problème, et on a démoli l'école.
01:14:04 On ne peut pas arrêter les évolutions de la société,
01:14:07 mais on n'est pas obligé de démolir l'école.
01:14:10 On n'est pas obligé de démolir l'université.
01:14:13 - Quand vous dites ça, je suis parfaitement d'accord.
01:14:16 Sauf que quand on a essayé, parce que la société s'est sécularisée
01:14:19 et qu'on a perdu du sacré,
01:14:21 nous ce qu'on a recréé, la dernière image du père, c'est l'État.
01:14:24 Il a tellement de rôles différents qu'il faillit en permanence.
01:14:28 On rentre dans un cercle vicieux.
01:14:31 - Je pense qu'on traverse une période de crise
01:14:35 où il y a beaucoup de crises qui se superposent les unes aux autres.
01:14:38 On n'a pas géré la sortie des Trente Glorieuses de façon correcte.
01:14:43 Je suis rentré dans la vie active à la fin des Trente Glorieuses,
01:14:49 mais j'ai vécu dans ce monde-là toute mon enfance.
01:14:52 Il y avait une espérance, pas un optimisme.
01:14:55 La vie serait meilleure demain et elle l'était.
01:14:58 La vie de mes enfants serait meilleure que la mienne.
01:15:01 C'était vrai.
01:15:03 Il régnait une atmosphère de paix après beaucoup de crises.
01:15:06 Une fois la guerre d'Algérie derrière nous, la décolonisation,
01:15:09 les adultes de l'époque avaient vécu les privations de la guerre,
01:15:13 les bombardements.
01:15:15 Il y avait un espoir.
01:15:18 Ça a été d'ailleurs une période extraordinaire,
01:15:21 de la laissez, de la pollution.
01:15:24 Cette génération a commis des fautes,
01:15:27 mais elle avait réussi quelque chose aussi,
01:15:30 à montrer qu'on pouvait canaliser le capitalisme,
01:15:33 sans détruire le capitalisme, mais on pouvait le canaliser.
01:15:36 On pouvait lui imposer des normes sociales,
01:15:39 des protections sociales, on pouvait canaliser le capital,
01:15:42 on pouvait canaliser la bourse.
01:15:45 Tout ça a volé en éclats.
01:15:47 Ça me fait toujours sourire et presque pleurer
01:15:50 quand on parle du nouveau monde.
01:15:53 Ce nouveau monde qu'on a commencé à construire
01:15:56 à la fin des années 70, début des années 80,
01:15:59 celui de la déréglementation, il ressemble étrangement
01:16:02 au monde d'avant, le monde de mon enfance.
01:16:05 C'est extraordinaire.
01:16:07 La déréglementation boursière, c'est exactement ce qui régnait
01:16:10 avant la crise de 1929.
01:16:13 C'est ce qui régnait aussi à la fin du 19e siècle.
01:16:16 C'est extraordinaire de voir à quel point
01:16:19 on ne se répète pas, nous nous efforçons d'en refaire
01:16:22 toutes les erreurs du passé.
01:16:25 C'est peut-être une loi de refaire sans arrêt,
01:16:28 mais la mondialisation, regardez l'histoire de la monnaie unique.
01:16:31 On dirait que c'est fantastique, ça va nous apporter la paix,
01:16:34 la prospérité, etc.
01:16:37 Avant la guerre de 1914, il y avait une monnaie unique
01:16:40 qui s'appelait l'étalon or.
01:16:43 On n'empêche pas la guerre de 1914, on n'empêche pas la guerre
01:16:46 de 1914, l'USSR n'a pas empêché la guerre, l'ONU n'empêche pas
01:16:49 toutes les guerres qu'il y a eu depuis.
01:16:52 Elle a eu un rôle beaucoup plus positif qu'on ne le dit.
01:16:55 Quand vous écoutez les gens qui vous expliquent
01:16:58 que le Conseil de sécurité ne marche pas parce qu'il y a des droits
01:17:01 de veto, mais s'il n'y avait pas eu ce droit de veto,
01:17:04 le Conseil de sécurité n'avait pas fonctionné comme une sorte
01:17:07 de disjoncteur, mais on aurait eu la guerre bien plus tôt.
01:17:10 C'est un disjoncteur.
01:17:13 Evidemment, ça n'empêche pas, ça ne fait pas que les hommes
01:17:16 seraient aujourd'hui très différents de ce qu'ils étaient hier
01:17:19 ou avant-hier.
01:17:22 Vous parliez de l'essentialisme tout à l'heure, mais il y a
01:17:25 deux choses qui ne changent pas, la nature elle-même
01:17:28 et la nature de l'homme.
01:17:31 - Mais ce qui change, c'est la manière dont on fait la guerre.
01:17:34 - Oui, d'accord, mais la nature humaine ne change pas.
01:17:37 Ce que je veux dire, c'est que si vous enlevez les barrières
01:17:40 de la nature humaine, la violence de l'homme au sort,
01:17:43 la violence animale, elle est là dans l'homme d'aujourd'hui
01:17:46 comme dans l'homme d'il y a deux siècles.
01:17:49 C'est ce qui s'est passé, en fait.
01:17:52 Ce n'est pas la première fois dans l'histoire, dans les années 30,
01:17:55 c'était la même chose.
01:17:58 Ce qui s'est passé dans la politique, c'est qu'on a considéré,
01:18:01 comme dans une bonne partie de la société, que nous étions
01:18:04 très différents de tous ceux qui nous ont précédés.
01:18:07 On a eu des barrières de la destruction, de l'éducation,
01:18:10 qui ne sont pas des garanties absolues que la violence ne ressortira pas.
01:18:13 Mais la civilisation, c'est un effort sur soi-même
01:18:16 pour éviter autant qu'on le peut de faire sortir cette violence.
01:18:19 - Philippe Faurès ?
01:18:22 - Je voulais juste dire, oui, l'esprit de la cité,
01:18:25 mais j'ai envie de parler un peu aussi en faveur de la division
01:18:28 parce que les divisions, elles existent, non seulement elles existent,
01:18:31 mais elles sont indispensables.
01:18:34 Je vous ai évoqué tout à l'heure considération sur les causes
01:18:37 de la grandeur et de la décadence des Romains.
01:18:40 Chaque fois qu'on verra tout le monde tranquille dans une république
01:18:43 ou dans un pays qui se donne une république, on peut être assuré
01:18:46 que la liberté n'y est pas.
01:18:49 Donc le problème, et je pense que c'est ce que vous évoquez
01:18:52 dans votre livre, c'est plutôt de trouver des mécanismes institutionnels
01:18:55 qui fonctionnent pour permettre que ces divisions s'expliquent.
01:18:58 - On va y venir dans quelques minutes.
01:19:01 - Non, non, non, non, non, non, non.
01:19:04 - Il faut s'y opposer en rappelant le caractère indispensable des divisions.
01:19:07 - Le problème n'est pas le consensus, surtout pas le consensus en réalité.
01:19:10 Le problème de la politique, c'est le consentement.
01:19:13 C'est-à-dire que si vous avez une partie de la société qui ne consent plus
01:19:16 parce qu'elle n'a plus du tout les mêmes principes, les mêmes valeurs,
01:19:19 le même imaginaire, le sentiment d'avoir la même histoire
01:19:22 et un avenir commun, à ce moment-là, vous ne pouvez plus gouverner.
01:19:25 - Oui, donc on a la gestion institutionnelle des divisions.
01:19:28 - Et même, il suffit d'ailleurs d'une toute petite partie de la société
01:19:32 qui ne consent plus pour que vous ne puissiez plus gouverner.
01:19:35 On a vu avec les Gilets jaunes, on a vu avec les Bonnets rouges,
01:19:38 c'est extraordinaire, ils se sont opposés à une loi
01:19:42 qui avait été votée à l'unanimité au Parlement.
01:19:45 Les Cotax étaient votés à l'unanimité.
01:19:48 Bon, eh bien, ils ne consentaient pas.
01:19:51 Eh bien, ils ne consentaient pas, il a fallu reculer,
01:19:54 et je pense que le gouvernement à l'époque n'a pas fait preuve de lâcheté,
01:19:57 les Gilets jaunes, la sagesse n'a pas prévalu assez tôt,
01:20:02 parce qu'on sentait très bien monter le manque de consentement,
01:20:06 rien qu'au début avec les premiers Gilets jaunes,
01:20:09 qui étaient des gens ordinaires de classe moyenne,
01:20:12 qui n'en pouvaient plus se livrer.
01:20:15 Il y a eu 11 morts par accident sur les ronds-points,
01:20:19 parce qu'on ne prenait pas des mesures de sécurité,
01:20:21 on ne prévenait pas les gens assez tôt, 11 morts.
01:20:24 Et ça a continué jusqu'à un sommet de violence
01:20:28 qu'on atteint le jour du pillage de l'Arc de Triomphe.
01:20:31 Mais ce jour-là, on ne se rend plus compte,
01:20:33 la République a vacillé.
01:20:35 On a senti qu'on ne maîtrisait plus rien.
01:20:39 C'est-à-dire que même la police n'arrivait pas.
01:20:41 Vraiment ?
01:20:42 Oui, vraiment, rappelez-vous,
01:20:44 même le président de la République d'Argentine,
01:20:46 il a senti, c'était extraordinaire.
01:20:48 Les images étaient d'une telle violence,
01:20:50 et l'impuissance des forces de l'ordre à gérer cette violence
01:20:53 était telle qu'il s'est passé quelque chose.
01:20:57 Et on a fini.
01:20:58 Mais c'est intéressant de voir comment ça s'est terminé.
01:21:02 Après, il y a quelques dizaines de milliers,
01:21:04 mais ça devenait intenable.
01:21:06 Donc le gouvernement s'est dédié,
01:21:07 beaucoup trop tard à mon sens.
01:21:09 C'est toujours une très mauvaise idée de gouverner
01:21:11 en se disant que les manifestants vont s'user sur la police,
01:21:14 les gendarmes, ça finira par passer,
01:21:17 de toute façon, ils se fatigueront.
01:21:19 Ça arrive souvent, mais parfois...
01:21:21 - Philippe, il faut rester terminé.
01:21:23 - Juste une chose sur cette histoire.
01:21:25 Comment on s'en est sorti ?
01:21:27 D'abord en supprimant la taxe,
01:21:29 puis ensuite en distribuant 17 milliards.
01:21:31 Mais je pense qu'on s'en est sorti de la pire façon,
01:21:36 et c'est une leçon à garder.
01:21:39 Le grand débat, on a fait le grand débat.
01:21:41 On a eu des tonnes de remontées.
01:21:44 Et comment on a traité cette information ?
01:21:47 On a pris un logiciel qui faisait de l'analyse sémantique.
01:21:54 On a passé tout ça là-dessus.
01:21:56 Et puis on a dit, voilà ce qu'attendent les gens.
01:21:59 Et moi, ça m'a rappelé, je m'adresse à l'économie,
01:22:01 ça m'a rappelé quelque chose que j'ai appris
01:22:03 quand j'étais tout jeune.
01:22:05 Un prix Nobel d'économie, qui s'appelait John Kenneth Arrow,
01:22:08 a analysé de façon logique
01:22:12 la possibilité d'agréger toutes les préférences individuelles
01:22:17 pour construire une fonction d'utilité collective.
01:22:21 Ce qui est exactement la démarche qu'on a essayé de faire
01:22:24 avec le grand débat.
01:22:26 Ce qui sortait du logiciel, c'était la fonction d'utilité collective.
01:22:29 Eh bien, c'est juste impossible.
01:22:31 C'est logiquement impossible.
01:22:34 Et tant qu'on résonnera comme ça,
01:22:36 c'est-à-dire que maintenant on essaye de substituer à la politique
01:22:39 l'analyse des données de masse,
01:22:42 les instruments de l'intelligence artificielle, etc.
01:22:45 On ne sait plus ce qu'est la politique.
01:22:48 – Mais le grand débat, c'était une formidable régression,
01:22:51 c'était le retour aux cahiers de doléances des États généraux.
01:22:54 C'est une honte pour la démocratie
01:22:56 que de substituer aux mécanismes institutionnels
01:22:58 ce type de confrontation.
01:22:59 – Les cahiers de doléances des États généraux,
01:23:01 ils étaient rédigés, ils étaient parés.
01:23:03 – La légitime révolte des Gilets jaunes,
01:23:06 elle est précisément le signe de ce que les mécanismes institutionnels
01:23:10 qui devraient nous permettre de gérer nos divisions
01:23:12 ne fonctionnent plus.
01:23:13 – Non, mais parce qu'on l'a créé, on a tout fait pour que ça…
01:23:17 C'est-à-dire, on a fait ce qu'il ne faut jamais faire,
01:23:19 c'est-à-dire dire, il n'y a pas de limite,
01:23:21 de toute façon, encore une fois, moi j'ai la loi, la police.
01:23:24 Et on est allé jusqu'à franchir la limite du consentement
01:23:28 pour laisser sortir la bête qui est dans chaque individu.
01:23:34 Je vous rappelle que cette violence terrible, pendant très longtemps,
01:23:37 elle a obtenu l'adhésion d'une grande partie des Français
01:23:41 dans les enquêtes d'opinion.
01:23:43 Donc elle a révélé quelque chose, mais elle était surtout ingérable.
01:23:46 Au début, moi je pouvais trouver ça normal,
01:23:49 mais ensuite beaucoup moins.
01:23:51 Mais ce qui était fascinant, c'était cette perte de contrôle
01:23:55 parce que la politique n'a pas fait son travail.
01:23:58 Parce qu'on ne s'interroge plus sur la question de savoir
01:24:01 ce qu'est la politique.
01:24:03 Alors, on ne va pas tout résoudre.
01:24:05 Vous parlez de l'État, mais on va en reparler, j'espère, très vite.
01:24:09 Mais moi je suis frappé par la manière...
01:24:13 Gouverner, c'est un art, ce n'est pas tout simplement une technique.
01:24:17 Justement, ça consiste d'abord à essayer de se mettre des limites.
01:24:20 C'est-à-dire, où est la limite au-delà de laquelle
01:24:23 j'ai le sentiment que je ne vais plus maîtriser les choses.
01:24:26 99% des responsables politiques ne se posent plus jamais cette question.
01:24:31 Alors que tout le monde se l'est posé.
01:24:33 De Gaulle a reculé en 1963 devant les mineurs
01:24:36 parce que ça ne marchait pas à la réquisition.
01:24:38 En 1968, ça a fini par les accords de Grenelle.
01:24:41 On m'a souvent dit "vous, Gaulliste, vous êtes pour..."
01:24:45 Mais oui, il y a des moments où il est plus courageux.
01:24:48 Et c'est prendre plus les responsabilités politiques de reculer
01:24:53 que de ne pas reculer, de négocier que de ne pas négocier.
01:24:56 - Je vous arrête là.
01:24:58 On rappelle des titres et on y revient juste après.
01:25:01 Effectivement, on parlera de l'impuissance publique ou pas.
01:25:05 - L'intersyndicale appelle à une 8e journée de manifestation
01:25:11 mercredi contre la réforme des retraites.
01:25:14 La mobilisation d'aujourd'hui était en net recul partout en France.
01:25:17 La CGT revendique plus d'un million de manifestants.
01:25:20 Le ministère de l'Intérieur en a comptabilisé 368 000.
01:25:24 A titre de comparaison, et toujours selon Beauvau,
01:25:27 la manifestation de mardi avait réuni 1,28 million de personnes.
01:25:32 Dans l'actualité internationale, manifestation également aux Pays-Bas.
01:25:36 Des milliers d'agriculteurs et militants écologistes se sont rassemblés
01:25:40 pour s'opposer au plan de réduction des emissions d'azote
01:25:43 portées par leur gouvernement.
01:25:45 Des drapeaux néerlandais à l'envers ont été brandis,
01:25:48 symbole d'opposition à l'exécutif.
01:25:50 Une mobilisation alors que le 15 mars se tiendront
01:25:53 des élections provinciales pour désigner les représentants au Sénat.
01:25:58 En Méditerranée, plus de 1 300 migrants ont secouru
01:26:01 par les gardes-côtes italiens.
01:26:03 Tous se trouvaient à bord de trois embarcations surchargées.
01:26:06 Les opérations de sauvetage ont été menées alors que
01:26:09 trois corps ont été découverts.
01:26:11 Il s'agit de victimes du naufrage du 24 février
01:26:14 qui avait eu lieu au large de la Calabre, dans le sud du pays.
01:26:19 La France est-elle ingouvernable ?
01:26:22 C'est la question que pose Chloé Morin dans son livre
01:26:25 "On aura tout essayé".
01:26:27 À la clé, il y a effectivement qu'on est un peuple ingouvernable,
01:26:31 que les Français sont divisés, qu'ils se sont radicalisés,
01:26:34 toutes choses qu'on a évoquées depuis quelques minutes.
01:26:39 Mais il y a aussi la question de la puissance publique
01:26:42 et ce qu'évoquait tout à l'heure Pierre Bentatta.
01:26:46 Est-ce que nos institutions sont dépassées aujourd'hui ?
01:26:50 C'est une des solutions, ou plutôt une des explications
01:26:55 que vous donnent les gens que vous avez interrogés.
01:26:58 Oui, il y a deux choses.
01:27:00 Il y a notre manière de décider,
01:27:02 donc c'est ce qui a été évoqué à l'instant sur les institutions
01:27:06 et effectivement leur capacité à nous permettre,
01:27:10 en nous affrontant d'ailleurs,
01:27:12 parce que je suis d'accord sur le fait que la société
01:27:16 ne devrait pas être consensuelle
01:27:18 et que la clé d'une démocratie, c'est l'affrontement des idées.
01:27:22 Ce n'est pas qu'on soit tous d'accord,
01:27:24 c'est qu'on arrive à vivre ensemble tout en n'étant pas d'accord.
01:27:27 Et nos institutions sont censées permettre ça,
01:27:30 elles sont censées donner le sentiment à chacun
01:27:33 d'avoir pu exprimer son point de vue
01:27:36 et concilier le mieux possible nos différences.
01:27:41 De manière, comment dire, temporaire.
01:27:45 Ces institutions-là sont en crise,
01:27:47 c'est-à-dire qu'on voit bien,
01:27:49 et l'exemple des Gilets jaunes est excellent,
01:27:51 qu'à un moment donné, un certain nombre de personnes
01:27:54 ont considéré que les règles du jeu ne leur convenaient plus
01:27:58 et que donc les décisions qui étaient prises
01:28:01 dans le cadre de nos institutions ne leur convenaient plus
01:28:04 et qu'elles allaient s'exprimer en sortant du lit des institutions
01:28:07 et donc en allant sur les ronds-points.
01:28:09 Ça, c'est la première chose.
01:28:11 Et ça suppose qu'on s'interroge du coup
01:28:14 sur la réalité de nos institutions aujourd'hui.
01:28:17 Et la deuxième chose, c'est l'impuissance publique,
01:28:20 c'est la capacité du politique à agir sur la vie concrète des gens
01:28:26 et donc essentiellement l'État.
01:28:30 Et la capacité de l'État à produire des services publics
01:28:35 en matière de sécurité, d'éducation, etc.
01:28:38 qui soient à la hauteur des difficultés et des maux de la société.
01:28:43 Et c'est vrai que sur ce point-là,
01:28:45 le constat de l'immense majorité des Français,
01:28:48 c'est que nos services publics se dégradent,
01:28:51 mais que par ailleurs, ils payent de plus en plus
01:28:54 pour les mêmes services publics.
01:28:56 Et cette espèce de paradoxe...
01:28:58 On a réglé cette question dans une émission récente,
01:29:01 ici même, en disant qu'en fait, l'État dépense de plus en plus d'argent,
01:29:05 mais ce n'est pas pour les services publics.
01:29:07 C'est pour les transferts.
01:29:09 Et que donc, les services publics,
01:29:11 on ne dépense pas plus d'argent aujourd'hui
01:29:13 au pro rata de la richesse de la France
01:29:15 que sous Valéry Giscard d'Estaing,
01:29:17 on est bien plus nombreux.
01:29:19 Mais donc vous avez d'un côté des services publics
01:29:21 qui sont affamés et qui sont à l'os, objectivement,
01:29:23 et des Français qui le savent,
01:29:25 mais un débat qui est biaisé,
01:29:28 puisque si on observe la manière dont les uns et les autres,
01:29:32 et essentiellement les candidats à la présidentielle,
01:29:34 puisque c'est quand même là où on est censé étaler les projets de chacun,
01:29:40 vous avez d'un côté...
01:29:42 Enfin, on ne débat pas de ça, on ne débat pas des transferts, en fait.
01:29:45 On ne donne pas les options réelles qui sont sur la table.
01:29:50 On dit, attendez, le débat, c'est entre ceux qui vont dire,
01:29:53 qui vont supprimer 100 000 fonctionnaires, ou 200 000,
01:29:56 et ceux qui vont rajouter de l'argent,
01:29:58 sans dire forcément comment ils payent.
01:30:00 Et donc on est constamment dans un faux débat
01:30:05 qui aboutit immanquablement à des solutions qui n'en sont pas.
01:30:10 Et donc pendant ce temps, les choses s'aggravent.
01:30:12 Et donc on voit...
01:30:14 C'est frappant, par exemple, je prends l'exemple des déserts médicaux.
01:30:18 Les déserts médicaux, c'est l'exemple typique du...
01:30:22 Comment dire ?
01:30:23 Ça fait 40 ans qu'on voit les choses arriver.
01:30:25 Ça fait 40 ans que tout le monde dit,
01:30:27 il va y avoir des déserts médicaux.
01:30:29 Et pourtant, les décisions...
01:30:31 Enfin, les personnes ne décident rien pour empêcher ça.
01:30:35 Et donc maintenant, on est dans le mur.
01:30:37 On prend des décisions pour essayer de...
01:30:41 Des décisions d'urgence dont on sait très bien
01:30:43 que même elles porteront leurs fruits dans 5 ou 10 ans.
01:30:47 Et on est incapable d'interroger le logiciel à la base.
01:30:50 – Mais alors là, on en revient à la question que vous posiez, Pierre Bendata,
01:30:53 parce que les politiques, et notamment ceux qui nous gouvernent,
01:30:56 se drapent toujours dans leur importance, ce qui est normal.
01:30:59 Il faut qu'on y croit à leur fonction.
01:31:01 Et on continue d'être dans une espèce d'idée
01:31:04 que le président de la République française a tous les pouvoirs.
01:31:07 Mais entre le général de Gaulle et Emmanuel Macron,
01:31:10 le clavier s'est considérablement rétréci.
01:31:13 Emmanuel Macron, du fait de l'Europe d'un côté
01:31:16 et de la centralisation de l'autre,
01:31:18 il a quand même beaucoup moins de pouvoir que le général de Gaulle.
01:31:21 Pierre Bendata ?
01:31:22 – Oui, c'est ça que je trouve génial.
01:31:24 Ça m'avait frappé, je pense que c'était il y a 2 ou 3 déjà présidentielles,
01:31:28 où j'avais reçu un tract pour Mélenchon,
01:31:31 qui disait "qu'est-ce que Jean-Luc Mélenchon va changer dans ma vie ?"
01:31:34 Et donc je me dis, il y a ce jeu de dupe, vraiment,
01:31:37 l'homme politique, le candidat, nous fait croire
01:31:39 qu'il va vraiment révolutionner notre vie.
01:31:41 Et puis de l'autre côté, nous on joue le jeu,
01:31:44 donc les cahiers de doléances pour moi c'est vraiment l'exemple typique.
01:31:47 On a essayé de tout péter, puis ensuite on a montré que si on a été aussi violent,
01:31:51 c'est pour en demander encore davantage à l'État.
01:31:53 Ok, j'avais appelé ça dans notre bouquin la désobéissance servile,
01:31:56 parce que c'est ça, vous désobéissez, mais comme un ado face à son père.
01:32:00 Et sur le fond, personne ne met le doigt sur le vrai problème,
01:32:03 qui est que oui, nos hommes politiques sont nus,
01:32:06 et tant mieux, parce que contrairement à ce que disait Henri Guaino,
01:32:08 la mondialisation ça a super bien marché.
01:32:10 – Ah bon ?
01:32:11 – Donc tant mieux.
01:32:12 – Ah c'est magnifique.
01:32:13 – Mais il faut que les politiques le disent honnêtement.
01:32:16 Un exemple typique, comment on voit que l'État est défaillant
01:32:19 et que ce n'est pas de la faute du marché ?
01:32:21 Là où il est le plus interventionniste que tout foire.
01:32:23 L'éducation, complètement administrée, carnage.
01:32:26 L'hôpital, entièrement administré et de plus en plus administré, catastrophe.
01:32:31 C'est uniquement sur les endroits où l'État est toujours présent,
01:32:34 mais parce qu'en fait, mis en concurrence avec le reste du monde,
01:32:37 et nous mieux informés, on s'aperçoit bien que ça ne marche pas finalement.
01:32:40 Mais moi ce que j'attends d'un homme politique du coup pour régler le problème,
01:32:44 c'est qu'il nous dise, mais il faut qu'on se recentre sur certaines missions.
01:32:47 Il n'y a que certaines choses, et disons-le honnêtement,
01:32:49 il y a des choses qu'on ne peut pas faire, et plein de choses d'ailleurs,
01:32:51 que le marché fait de mieux en mieux.
01:32:53 Et si on ne le fait pas, ce n'est pas grave.
01:32:55 Ça ne va pas se faire au détriment des gens.
01:32:58 Ce qui va se passer, c'est que des entreprises vont prendre le pas.
01:33:01 C'est ce qui se passe déjà aujourd'hui.
01:33:03 Vous ne voulez pas réformer l'éducation nationale, ce n'est pas grave.
01:33:06 Vous aurez l'école 42, vous aurez Amazon qui va faire ses écoles,
01:33:09 vous aurez l'école Google.
01:33:11 Vous ne voulez pas réformer l'hôpital, vous aurez un système privé
01:33:14 qui sera parallèle.
01:33:16 Et si nos hommes politiques ne veulent pas admettre et nous dire honnêtement
01:33:19 que l'État est trop gros et qu'il en fait trop dans un système
01:33:22 dans lequel les économies sont interdépendantes,
01:33:25 on n'en sortira pas de ce problème.
01:33:27 - Henri Guaido.
01:33:29 - Pardon, là c'est une caricature du débat politique.
01:33:34 C'est extraordinaire.
01:33:36 La situation actuelle, c'est parce que les hommes politiques
01:33:44 ont voulu maintenir à tout prix l'État.
01:33:47 C'est une blague.
01:33:49 Pour moi c'est hallucinant comme diagnostic.
01:33:53 Qu'est-ce qui s'est passé dans cette économie merveilleuse
01:33:57 qu'appelle la mondialisation, où on a mis en concurrence
01:34:00 des gens qui avaient des protections sociales, d'autres qui n'en avaient pas.
01:34:03 - On a multiplié par 30 le niveau de richesse en un siècle,
01:34:05 on a doublé l'espérance de vie et pourtant la population a doublé deux fois.
01:34:08 - La mondialisation ça date d'un siècle ?
01:34:10 - Si vous comptez les années 60, vous m'avez dit les années 60.
01:34:12 Ça n'a rien à voir avec les progrès de la science.
01:34:14 C'est une blague.
01:34:16 - Sans globalisation, on n'aurait pas eu les vaccins aussi vite.
01:34:18 - Sûrement, oui.
01:34:20 C'est une pétition de principe.
01:34:22 Je constate que ceux qui ont eu les vaccins rapidement,
01:34:24 ce sont les pays où l'État a mis des milliards sur la table.
01:34:27 - Mais où la recherche était globalisée.
01:34:30 - Je suis entièrement d'accord avec Henri Guaido.
01:34:33 Le seul pays qui n'en a pas mis, c'est la France.
01:34:36 Elle a eu les vaccins en retard.
01:34:38 - Je pense que le problème, c'est qu'au contraire,
01:34:41 les services publics, on est depuis quelques années
01:34:44 en train de les transformer en prenant pour modèle le marché.
01:34:47 Et c'est là l'erreur.
01:34:49 - Mais pourquoi on fait ça ?
01:34:51 Parce qu'on est obligés de rationaliser quand l'État en fait trop.
01:34:54 - Mais ça n'est pas de la rationalisation.
01:34:56 D'abord, on a voulu que l'État fonctionne comme une entreprise.
01:35:00 C'est une ânerie.
01:35:02 Si il y a des services publics, c'est pas pour qu'ils fonctionnent comme des entreprises.
01:35:05 Les entreprises, je vais vous dire, moi, ça me fait rire.
01:35:08 C'est magnifique, le secteur privé.
01:35:10 Heureusement qu'il y a des entreprises privées.
01:35:12 Mais quand les banques nous ont plongé dans la crise de 2008,
01:35:19 qui est venu sauver les banques et les entreprises ?
01:35:23 Moi, j'ai vu les banquiers, 6 mois avant, dire au président de la République
01:35:28 "Laissez-nous faire notre métier, on sait ce qu'on a à faire, on sait mieux que vous."
01:35:31 6 mois après, ils étaient devant nous, devant lui.
01:35:34 "Si vous ne nous aidez pas, demain matin, on n'est peut-être plus là."
01:35:37 Tous les banquiers de Paris, fantastique.
01:35:40 On me disait "Mais les entreprises, elles n'ont plus de nationalité."
01:35:44 Eh bien, je vais vous dire, pendant la crise de 2008,
01:35:46 il n'y a pas eu une entreprise qui avait besoin de secours,
01:35:49 qui s'est trompée de porte.
01:35:51 Les entreprises américaines sont allées demander aux trésors américains,
01:35:53 les entreprises anglaises, autres.
01:35:54 Brusquement, elles avaient retrouvé une nationalité.
01:35:56 Elles ne se sont pas trompées.
01:35:57 Et les patrons qui tapaient le plus sur l'État,
01:35:59 par exemple les patrons de l'automobile en France,
01:36:01 je les ai vus venir un jour en disant
01:36:03 "On a un problème de trésorerie, on va faire faillite."
01:36:05 - Non mais vous avez raison, mais pourquoi on a fait ça ?
01:36:07 - Attendez, c'est quand même extraordinaire,
01:36:09 parce que c'est l'État qui a fait les subprimes,
01:36:11 ça c'est fantastique.
01:36:13 Non, l'État il a fait des bêtises, il a dérèglementé.
01:36:17 - Si c'est l'État en plus, c'est l'État qui fait les subprimes.
01:36:19 - Il a dérèglementé toute la finance.
01:36:21 - Pas du tout.
01:36:22 - Et après il a dit "On va faire l'État comme une entreprise."
01:36:24 Alors on a fait le management public sur le modèle du management privé.
01:36:28 C'est la pire des confusions.
01:36:30 Moi je ne suis pas du tout pour que l'État occupe tout l'espace,
01:36:33 mais je pense qu'il n'y a pas de société où il n'y a que du marché,
01:36:35 ça n'existe pas, ça n'a jamais existé.
01:36:37 Il n'y a pas de société où il n'y a plus du tout de marché,
01:36:40 enfin il y en a eu, mais on sait très bien ce que ça a donné,
01:36:43 donc il faut trouver un curseur intelligent au milieu,
01:36:45 et que cette idée que c'est la faute de l'État si on en est arrivé là,
01:36:49 non, c'est la faute de ceux qui ont démoli l'État.
01:36:51 - C'est son poids qui le rend inefficace.
01:36:53 - C'est ceux qui ont démoli l'État.
01:36:55 Ceux qui ont dit "On peut vivre sans frontières"
01:36:57 et qui maintenant nous racontent tous les jours
01:36:59 que l'intangibilité des frontières est un principe absolument sacré,
01:37:03 brusquement, on a des frontières,
01:37:05 brusquement on se rend compte que lorsque la fabrication de paracétamol s'en va en Chine,
01:37:12 c'est embêtant parce que quand les Chinois en ont besoin aussi...
01:37:14 - Si, je comprends bien ce qu'il vous divise,
01:37:16 c'est que Kermen Tata a l'air de trouver que c'est une très bonne nouvelle
01:37:19 que l'État ait de moins en moins de pouvoir,
01:37:21 vous, vous avez l'air de trouver que c'est une mauvaise nouvelle,
01:37:24 mais la question que moi je continue de poser,
01:37:26 c'est est-ce que réellement aujourd'hui,
01:37:28 un président de la République, un ministre,
01:37:30 a encore le pouvoir de gouverner ?
01:37:34 - Mais ce pouvoir, ce pouvoir qu'il a perdu,
01:37:36 c'est parce que les hommes politiques l'ont abandonné.
01:37:38 Donc ce que vous avez abandonné,
01:37:40 vous pouvez au moins en partie le reprendre.
01:37:42 Voilà, ça a été la grande erreur,
01:37:44 et c'est ce qui va se passer d'ailleurs,
01:37:45 c'est comme le libre-échange,
01:37:46 c'était extraordinaire,
01:37:47 tout le monde devait être libre-échangé,
01:37:48 sauf les États-Unis,
01:37:49 et puis maintenant les États-Unis sont en tête du retour
01:37:54 à un protectionnisme,
01:37:56 qui n'est pas un protectionnisme fou,
01:37:58 et l'Europe regarde ça en disant
01:38:00 "Ah, c'est pas bien du tout ce que vous faites".
01:38:02 Vous savez ce qu'a dit l'envoyé américain à Davos ?
01:38:06 Il a dit "Mais vous n'avez qu'à faire comme nous".
01:38:09 C'est exactement ce qui s'est passé à la fin du 19ème siècle,
01:38:12 exactement ce qui s'est passé,
01:38:14 où les républicains qui étaient tous des libre-échangistes
01:38:17 sont passés avec armes et bagages à un protectionnisme,
01:38:19 pas fou, pas un protectionnisme dramatique,
01:38:22 et vous savez la 3ème république,
01:38:26 elle a commencé dans une situation financière dramatique,
01:38:31 l'État était très endetté,
01:38:33 dans les années 1870-1880,
01:38:37 je crois que l'endettement de l'État,
01:38:39 le ratio c'est 110 à 115% du PIB.
01:38:43 Et pourquoi ? Parce qu'elle s'est mise à investir.
01:38:47 Elle s'est mise à investir,
01:38:48 on a construit des écoles,
01:38:49 on a construit des chemins de fer,
01:38:50 on a construit des canons,
01:38:52 on a construit des casernes,
01:38:53 parce qu'on a fait la loi des 3 ans,
01:38:55 et à l'arrivée de la guerre de 1914,
01:38:57 le ratio était redescendu à 60%.
01:39:00 Et on avait fait entre temps le plan Frécinet,
01:39:05 on avait fait une politique de protection de l'agriculture,
01:39:12 on avait fait...
01:39:13 Raisonnable, mais on avait dit
01:39:15 on ne peut pas laisser même ceux qui étaient
01:39:17 les plus intellectuellement et idéologiquement attachés
01:39:20 au libre-échange.
01:39:22 Eh bien on est exactement dans cette situation,
01:39:24 c'est-à-dire qu'on revient,
01:39:26 on ne parle plus que de relocalisation,
01:39:28 on ne parle plus que de remettre un peu d'État dans...
01:39:32 - Mais ça, ça consiste à vouloir récupérer...
01:39:34 - Le drame, c'est que pendant des décennies,
01:39:37 on a décidé de dépolitiser la société.
01:39:39 Ça ne servait plus à rien.
01:39:41 Il y a même un Français qui a eu le prix Nobel pour ça,
01:39:43 qui explique qu'en fait, c'est vrai,
01:39:44 le marché a des défaillances,
01:39:46 on va le remplacer par des institutions
01:39:48 qui vont mettre...
01:39:49 On va mettre en pilotage automatique la société,
01:39:51 on va faire des contrats optimaux,
01:39:54 comme on dit, en économie,
01:39:56 on va faire gérer tout ça par des autorités indépendantes.
01:39:59 Le seul rôle de la politique,
01:40:00 c'est d'opérer maintenant le transfert
01:40:02 de la puissance publique vers ces autorités indépendantes,
01:40:05 vers une régulation automatique,
01:40:06 non plus du marché, mais des institutions
01:40:08 qui vont corriger les défiances du marché,
01:40:10 et puis tout va fonctionner tout seul.
01:40:11 Voilà, ça nous a amené à couper en deux la SNCF,
01:40:15 à couper en trois EDF, etc.
01:40:17 Le résultat, il est extraordinaire,
01:40:19 c'est fantastique, c'est vraiment...
01:40:20 Il y a de quoi se féliciter.
01:40:22 La dépolitisation de la société,
01:40:24 qui a évidemment été la...
01:40:26 dont les instruments ont été
01:40:27 la construction européenne telle qu'elle s'est faite
01:40:29 à partir du milieu des années 80,
01:40:31 avec la déification du droit de la concurrence,
01:40:34 qui a été faite par la manière
01:40:37 dont on a fait la décentralisation,
01:40:39 très bien.
01:40:40 La manière dont on a abîmé la Constitution,
01:40:42 la manière dont on a fait le non-cumul des mandats,
01:40:44 la manière...
01:40:46 Plus la manière dont on a géré les services publics
01:40:49 et la fonction publique.
01:40:50 - Et à la fin, les hommes politiques...
01:40:51 - Mais ça se reprend.
01:40:52 - Ils ont plus de pouvoir.
01:40:53 On en revient toujours à...
01:40:54 - Je vous donne un exemple sur l'Europe.
01:40:56 Aujourd'hui, quel est le problème ?
01:41:00 Alors, on a un problème sans doute avec l'euro,
01:41:03 on n'aurait peut-être pas dû le faire,
01:41:04 mais c'est fait.
01:41:06 En sortir, ce serait prendre le risque
01:41:08 d'un cataclysme financier.
01:41:10 Quel est l'autre problème ?
01:41:12 L'autre problème, c'est ce qu'on appelle
01:41:14 la hiérarchie des normes.
01:41:15 Le problème, c'est que la loi française
01:41:17 se trouve de facto soumise à la loi européenne.
01:41:21 Ce qui veut dire que quand on va voter,
01:41:24 de plus en plus, puisque le texte européen,
01:41:27 et d'ailleurs c'est vrai aussi pour les traités
01:41:29 de libre-échange, rentre de plus en plus
01:41:31 dans le droit interne, de plus en plus
01:41:33 dans le pacte social, dans le pacte civique,
01:41:36 vous allez voter pour des raisons
01:41:40 qui sont de plus en plus petites.
01:41:42 C'est-à-dire qu'à la fin, ça ne sert plus à rien
01:41:44 d'aller voter.
01:41:45 Mais ça ne sert plus à rien,
01:41:46 pas parce que c'est la nature des choses,
01:41:49 mais parce qu'on a laissé s'installer
01:41:53 cette hiérarchie des normes,
01:41:55 qui d'ailleurs n'est nécétée dans aucun traité.
01:41:57 On n'a jamais ratifié aucun traité
01:41:59 en disant que la loi française est inférieure,
01:42:01 c'est le fruit d'une jurisprudence
01:42:02 de la Cour de justice.
01:42:04 Qu'est-ce qui nous empêche de remettre
01:42:06 dans la Constitution un principe
01:42:08 sur lequel nous avons vécu pendant très longtemps,
01:42:11 pour le droit public, jusqu'en 1989,
01:42:14 l'Europe ne s'est pas arrêtée pour autant,
01:42:16 qui consiste à dire que ce qui l'emporte
01:42:23 c'est la dernière expression de la volonté
01:42:25 du législateur.
01:42:26 Donc, quand c'est le traité ratifié par le Parlement,
01:42:29 c'est le traité qui s'applique.
01:42:31 Quand c'est la loi, donc postérieure au traité,
01:42:34 c'est la loi qui s'applique.
01:42:36 Qu'est-ce qui nous empêche de réformer
01:42:38 l'article 55 de la Constitution
01:42:40 pour écrire ce principe qu'on appelait
01:42:42 de jadis, quand j'étais jeune,
01:42:44 de la loi écrans dans la Constitution,
01:42:46 et ça rétablira un principe de responsabilité politique,
01:42:49 c'est-à-dire qu'au lieu de venir devant les Français
01:42:51 après leur avoir promis, là je suis d'accord,
01:42:53 la veille des élections, qu'on allait tout changer,
01:42:55 et le lendemain, pour leur dire le lendemain
01:42:57 "oui mais je ne peux pas, ce n'est pas moi",
01:42:59 les hommes politiques viendront devant les Français
01:43:03 en disant "j'ai décidé", soit de faire une loi
01:43:07 sur un sujet précis parce que je pense que,
01:43:10 je ne sais pas, par exemple, les travailleurs détachés,
01:43:12 "j'ai décidé, puisque j'ai demandé à nos partenaires
01:43:15 de la renégocier, ils ne veulent pas la renégocier,
01:43:18 donc j'ai décidé de faire voter une loi
01:43:21 pour faire appliquer la loi française
01:43:25 sur le territoire français".
01:43:28 Au lieu de dire "je ne peux pas", il dit "je veux",
01:43:32 ou bien "je ne veux pas, je ne le ferai pas".
01:43:35 Donc il prend la responsabilité de faire ou de ne pas faire.
01:43:39 Si vous ne rétablissez pas ce principe de responsabilité,
01:43:42 la crise de la démocratie ne va pas cesser,
01:43:44 elle va s'aggraver sans cesse.
01:43:46 - Ou l'autre solution, c'est de mettre en place,
01:43:49 et je vous avoue que ce n'est pas du tout le chemin qu'on prend,
01:43:51 les conditions d'une vraie démocratie au niveau européen.
01:43:54 - Mais ça, ça suppose qu'il y ait un peuple européen.
01:43:57 Mais non, ça ne s'invente pas.
01:43:59 Ça ne s'invente pas.
01:44:01 - Ça s'invente pas.
01:44:03 - Je vous avoue qu'on est mal parti.
01:44:05 - Ça ne s'est jamais inventé.
01:44:07 Vous citez des phrases d'hommes politiques qui vous ont dit
01:44:11 "ah oui, c'est vrai, il faut reformer la Constitution".
01:44:14 Quand les intérêts vitaux sont en jeu,
01:44:16 il faut que la loi française s'applique.
01:44:18 Ce qui ne veut rien dire, parce que ça veut dire
01:44:20 que c'est le juge qui va décider
01:44:22 si les intérêts sont vitaux ou pas vitaux.
01:44:24 Donc quand vous mettez "postérieur ou antérieur au traité",
01:44:28 là vous avez une date.
01:44:30 Le gouvernement des juges sait aussi le problème.
01:44:33 Chaque fois que vous remettez quelque chose
01:44:35 entre les mains du juge, vous, le politique se défausse.
01:44:38 - Jean Slabovic, on n'a pas entendu sur cette question.
01:44:41 - On comprend aussi que dans cette situation-là,
01:44:44 une des solutions à court terme pour le monde politique,
01:44:47 c'est de choisir le clientélisme.
01:44:49 C'est de choisir des thématiques sociétales,
01:44:53 celles dont on parlait, identitaires, catégorielles,
01:44:57 qui représentent justement cet oubli du commun.
01:45:01 C'est vrai sur le plan économique comme sur le plan culturel.
01:45:07 Effectivement, on est dans une situation
01:45:11 où les clivages semblent être,
01:45:13 pour revenir sur la thématique dont on parlait,
01:45:16 les clivages sont culturels, idéologiques, démographiques,
01:45:20 et ils prennent le pas sur des questions de souveraineté
01:45:26 qui devraient être au coeur du projet commun
01:45:30 de toute la population.
01:45:33 Et on n'en est pas là.
01:45:35 - Vous dites... - C'est le mot de la fin.
01:45:38 - On disait les transferts.
01:45:40 Pourquoi il y a tant de transferts ?
01:45:42 Parce qu'on a fait des politiques économiques,
01:45:45 qui ont détruit l'économie, l'emploi,
01:45:47 ont multiplié les victimes.
01:45:49 Plus on fait de victimes, plus on est obligés de secourir les victimes.
01:45:53 - Il y a les retraites, les sécurités sociales...
01:45:56 - Ce n'est pas ça qui a plombé.
01:45:58 Les retraites, c'est pareil.
01:46:00 Plus les salaires sont bas, moins elles sont financées.
01:46:04 - Je vous remercie tous les cinq d'avoir participé à cette émission.
01:46:08 Je vous donne rendez-vous demain à 22h.
01:46:11 Les visiteurs du soir, c'est 2 fois par semaine le week-end.
01:46:15 Bonne nuit.
01:46:17 *Musique*