Avec Hervé Mazurel, maître de conférence.
Retrouvez "La question qui" sur France Inter et sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/burne-out
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AmusantTranscription
00:00 * Extrait de « Je suis votre pire cauchemar » de Jules Verne *
00:19 Bonjour Hervé Mazurel ! Vous êtes maître de conférence à l'université de Bourgogne,
00:24 co-directeur de la revue Sensibilité.
00:26 Vous êtes donc un historien un petit peu particulier puisque vous vous intéressez
00:30 tout particulièrement à l'histoire des corps et des imaginaires.
00:33 Pendant le confinement, vous avez eu cette idée saugrenue avec un groupe de chercheurs
00:36 et de psychanalystes de saisir à l'instant T, une matière bien spécifique pour prendre
00:41 le pouls de la France, les rêves des uns et des autres dans cette période troublée.
00:46 Alors pour commencer Hervé Mazurel, comment est-ce qu'est née justement cette idée
00:49 de collecte des rêves de confins comme vous l'appelez ? Et comment est-ce que vous avez
00:53 fait ? Comment vous avez procédé ?
00:54 Alors on n'était pas les premiers.
00:55 On avait entendu parler d'une collègue qui se préparait au Brésil.
00:58 Des collègues brésiliens nous avaient dit qu'ils étaient en train de faire ça.
01:02 Et puis j'ai travaillé surtout avec une collègue qui est psychologue, clinicienne
01:06 et psychanalyste qui elle voyait bien chez ses patients que le confinement perturbait
01:10 la vie onirique de ses patients au quotidien.
01:13 Il m'a dit « bon, n'est-ce pas le moment de faire quelque chose parce qu'il y a un
01:16 grand remuement psychologique, psychique qui est à l'heure ? »
01:18 Et puis moi, l'historien que j'étais, je me dis « bon, il faut qu'on archive ça
01:21 parce que l'historien de 2100 ou 2150 sera content d'avoir une trace de ce qui est
01:27 en train de se passer.
01:28 »
01:29 Et donc on s'est mis à archiver ces récits de rêve, ne sachant pas tout de suite ce
01:34 qu'on allait en faire.
01:35 Mais on se disait « il faut faire trace, il faut provoquer la trace et puis essayer
01:38 de comprendre comment un événement collectif, un événement historique aussi puissant allait
01:43 bouleverser la vie psychique la plus intime des sujets.
01:48 Peut-être aussi parce que nos nuits étaient plus passionnantes que nos jours à ce moment-là.
01:51 Sans doute aussi, c'était comme un grand refuge pour l'imaginaire et pour essayer
01:58 de sortir de chez nous.
02:00 Et notamment à la fin, les rêves érotiques se sont réinvités surtout sur les dernières
02:02 semaines comme une espèce de…
02:04 C'est pas la pire heure que les gens pouvaient avoir au début avant de vous raconter ?
02:08 Peut-être que c'est ça.
02:09 Au début, c'était surtout des rêves de mort, de pénurie, d'angoisse, du toucher
02:17 aussi.
02:18 Des rêves de joie finalement.
02:19 L'angoisse du toucher.
02:20 C'était les premiers rêves qu'on a eus.
02:21 C'était vraiment la grande anxiété.
02:23 Une fois, on se racontait des rêves avec des collègues et il y a une collègue qui
02:26 s'est retournée un peu choquée en nous disant que c'était pas Marina Bousson qui
02:29 nous raconte tous ses rêves, en nous disant qu'elle trouvait ça beaucoup trop intime
02:33 voire un peu exhibitionniste de faire ça, de raconter ses rêves en public comme si
02:37 tout d'un coup on s'était mis tout nu dans l'open space.
02:39 Vous l'avez rencontré cette pudeur ?
02:41 Oui, bien sûr.
02:42 Il y a des gens qui étaient un peu gênés de nous écrire en faisant « je suis désolé
02:45 de vous déranger avec mes petites vies intimes, mes rêves un peu banals ». Et puis il y
02:49 en a qui étaient au contraire complètement exhibitionnistes.
02:52 Donc ça fait drôle.
02:53 Parfois vous vous réveillez au matin, vous prenez votre café et vous recevez des rêves
02:56 plutôt corsés.
02:57 Les récits de rêve sans trop de précaution.
02:59 Vous les recevez comme ça dans votre boîte mail.
03:01 Ça fait un peu étrange.
03:02 Mais l'idée que c'est quelque chose d'intime, c'est une idée très européenne, très
03:05 occidentale.
03:06 Parce qu'en fait, quand on regarde dans d'autres cultures ou même à d'autres époques,
03:11 le rêve n'est pas nécessairement le refuge de l'intime.
03:15 C'est pas nécessairement ce qui est le plus subjectif, ce qui est le plus individuel.
03:18 Il y a des époques justement, ou d'autres lieux, où quand on a rêvé, on doit le dire
03:24 aux autres.
03:25 Parce qu'en fait, c'est le destin de la communauté tout entière qui dépend du rêve.
03:28 Et en fait, pour l'Europe, c'est au XIXe siècle que les choses changent.
03:33 Avec Freud notamment, qui nous font penser que le rêve permet la résurrection de passé
03:40 infantile, traumatique, vraiment très personnel.
03:43 Mais jusque-là, dans ce qu'on appelle l'ancien régime du rêve, le rêve c'était avant
03:47 tout l'annonce de l'avenir, un présage historique, quelque chose qui nous projetait
03:51 dans le futur.
03:52 - J'aime bien que vous appuyez ça "l'ancien régime du rêve", comme si c'était vraiment
03:54 un truc historique vraiment très...
03:56 Pour vous, il y a une proche d'Anna Arendt qui s'était déjà lancée dans une collecte
04:01 de rêves sous le régime hitlérien.
04:03 C'est consigné dans le livre "Rêver sous le IIIe Reich".
04:06 Ça racontait quoi les rêves ?
04:08 - C'est un livre important, je l'avais en tête quand j'ai lancé la collecte.
04:11 C'est le livre de Charlotte Berhardt.
04:12 Et Charlotte Berhardt a imaginé cette collecte dans les années 30.
04:16 Je crois qu'elle en a collecté entre 33 et 39.
04:18 Donc avec l'arrivée d'Hitler au pouvoir, c'était comme un acte de résistance.
04:20 Et elle a réussi à collecter des rêves à travers toute la société allemande du
04:23 temps.
04:24 C'est-à-dire qu'il y a des rêves de femmes de ménage, de grands patrons, d'ouvriers,
04:27 etc.
04:28 Enfin, elle a réussi à...
04:29 300 récits, c'est pas énorme, mais c'est déjà quelque chose.
04:31 Et ça témoigne surtout de la manière, du retentissement émotionnel du politique au
04:35 fond.
04:36 Les gens rêvaient que les murs de leur maison s'effondraient, qu'ils étaient sur écoute
04:40 en permanence.
04:41 Et donc la terreur, au fond, du régime hitlérien venait s'insinuer jusque dans la vie onirique
04:46 des Allemands de ce temps-là.
04:48 Et ça témoigne de ça.
04:49 C'est très précieux comme livre.
04:50 - Est-ce qu'il y avait des tendances récurrentes dans les rêves qu'on vous a confiés ?
04:54 Genre, Sibeth Ndiaye disait que c'était bien trop compliqué de mettre un masque et
04:58 qu'elle le ferait jamais.
04:59 Roselyne Bachelot qui hurlait, elle lui avait dit qu'il fallait garder du stock.
05:02 - Oui, c'est ça qui est amusant.
05:03 C'est à la fois toujours très singulier.
05:05 Il y a la partie la plus intime, l'histoire qu'a fait chacun d'entre nous, qui est différente.
05:09 Et en même temps, il y a des airs de famille, des résonances entre les rêves.
05:12 Il y a eu pas mal de choses.
05:13 Je vous en parlais.
05:14 Les rêves de l'angoisse du toucher, très fort.
05:16 Les rêves des anciens qu'on n'a pas pu accompagner dans le deuil.
05:18 Les âgés sont très présents, les vieux sont très présents dans les rêves.
05:21 Parce que ça a été quand même des grandes ruptures.
05:24 Beaucoup de gens n'ont pas pu accompagner leur mort sereinement.
05:26 Donc ça, c'est très présent.
05:27 - Vous avez aussi des gens qui viennent voir aussi, peut-être des gens décédés, qui
05:30 viennent voir les gens...
05:31 - Absolument.
05:32 Vous avez aussi des rêves, ça c'est très intéressant, c'est la catastrophe de référence,
05:36 ça a resté la seconde guerre mondiale.
05:37 La seconde guerre mondiale est très présente dans les rêves.
05:40 Des hôpitaux, alors la plupart des gens ne l'ont pas connue, mais c'est une mémoire
05:42 filmique en fait qui est à l'oeuvre.
05:43 Et donc les gens rêvent de beaucoup d'hôpitaux, mais les hôpitaux se transforment en camps
05:47 de concentration.
05:48 Ou alors, beaucoup de rêves de trains.
05:49 Il y a un rêve qui m'a vraiment bouleversé, d'une femme qui se retrouve dans un train
05:53 avec sa valise.
05:54 Et puis, il y a une voix qui dit "pas d'arrêt jusqu'à la destination finale, elle ne sait
06:00 pas où elle va".
06:01 Et à chaque station, le train ne prend personne, elle voit un membre de sa famille.
06:04 Sa mère d'abord avec une valise, puis sa fille, puis son fils.
06:07 Et elle ne peut pas ouvrir les fenêtres, elle est bloquée dans son train et elle sait qu'elle
06:10 ne les reverra pas.
06:11 Et ça c'est un rêve, voilà.
06:12 Mais c'est un rêve très typique de la période.
06:16 La mémoire de la seconde guerre mondiale qui a fleur.
06:18 Et puis au fil des semaines, on sent quand même une forme.
06:21 Il y a des rêves d'îles paradisiaques perdus sans Covid-19, ou des rêves érotiques, je
06:26 vous en parlais tout à l'heure.
06:27 Alors est-ce que les gens ont commencé à les exprimer davantage ? Il y a des rêves
06:30 érotiques avec les voisins.
06:31 C'est-à-dire avec des gens avec qui les...
06:32 C'est très bizarre.
06:33 Les gens, je ne m'imaginais pas nécessairement avoir des relations avec ses voisins.
06:36 Mais là, à la fin du confinement, au bout de six semaines, tout d'un coup les choses
06:40 changent.
06:41 Tu les as entendus vivre, tu peux te dire "ah il se passe quelque chose".
06:43 Donc voilà, il y a des points communs comme ça qu'on peut repérer malgré la singularité
06:46 évidemment de chaque individu.
06:48 Thierry, vous vous souvenez de vos rêves confinés ? Parce que vous avez recommencé
06:52 à écrire pendant le confinement, c'est là que vous vous êtes remis dans la musique.
06:56 Ça a peut-être un lien.
06:57 Non, pas vraiment.
06:58 Mais là, quand même, j'ai envie de poser une question.
07:01 Parce que j'ai rêvé que je me mariais avec Laura Felpin.
07:04 Pendant le confinement ou dernièrement ? Dernièrement.
07:07 D'accord.
07:08 Je suis désolé, je les ai appelées.
07:09 Coucou Laura Felpin, j'espère que vous êtes à notre écoute.
07:12 Voilà.
07:13 Et j'espère que...
07:14 Vous espérez que c'est prémonitoire.
07:16 J'espère que c'est prémonitoire.
07:17 Si vous voulez, moi j'ai son numéro.
07:18 Allez, c'est parti !
07:19 Mais attention Laura Felpin, si tu nous écoutes, c'est un bad boy.
07:24 Vraiment, c'est pas qui tu crois en écoutant ses chansons.
07:26 Mais la rédemption est peut-être là.
07:28 Peut-être la rédemption, c'est Laura Felpin.
07:30 En tout cas, c'est un appel très très clair.
07:32 Et alors, quand on a un passé, pardon, je vais être beaucoup moins feel good tout d'un coup.
07:36 Quand on a un passé un peu traumatisant, comme le vôturi, avec une enfance abîmée,
07:39 est-ce qu'on a peur de ces rêves ?
07:41 Non, pas tellement.
07:45 Moi, vraiment, ça a été plus tard, ça a été lié à ma grand-mère.
07:50 Donc merci du coup pour la réponse et merci les filles pour cette invitée de qualité.
07:57 Je comprends mieux.
07:59 Parce que j'ai pas pu lui dire au revoir comme je voulais et j'étais très loin.
08:06 Donc maintenant, je comprends mieux.
08:08 C'est des deuils très difficiles, quand on est séparé des corps, qu'on les a pas vus,
08:11 qu'on a pas pu les accompagner, c'est des deuils qui sont interminables.
08:14 Qui sont très douloureux, plus que les autres encore.
08:17 C'est ce que je disais.
08:18 - Et justement, du coup, Hervé Masurel, vous avez répondu quasiment à la question,
08:21 je la pose quand même.
08:22 Est-ce qu'en archivant les rêves des gens, on peut aussi mettre le doigt comme ça,
08:25 sur des traumatismes collectifs, sur des peurs collectives ?
08:28 - C'est ça qui est assez fascinant, c'est qu'on peut suivre des transformations historiques
08:32 sur le long terme.
08:33 Par exemple, dans ces rêves-là, on voit pas d'ange, on voit pas de diable, de sorcière.
08:37 Alors que dans les rêves médiévaux, on en a beaucoup.
08:40 Donc ça veut dire que l'imaginaire collectif lui-même se transforme.
08:43 Il y a eu une sorte de laïcisation des rêves qui s'est opérée sur plusieurs siècles,
08:47 à partir du XIXe siècle.
08:48 Et donc, voilà, on rêve pas du tout des mêmes choses qu'il y a 100 ans, 200 ans.
08:53 Et on peut documenter ces mutations de l'imaginaire collectif,
08:57 et la manière dont les fantasmes, eux-mêmes, sont travaillés par l'histoire collective.
09:01 - Donc, les fantasmes avec les voisins aussi.
09:04 Et alors, Hervé Masurel, tu ris, si vous pouviez accéder aux rêves de quelqu'un
09:07 que vous regarderiez comme un petit film, ce serait qui ?
09:09 Ne dites pas Laura Phelpein, tu ris, c'est trop intrusif.
09:11 C'est trop intrusif pour quelqu'un que vous n'avez pas encore le numéro.
09:14 - Peut-être les rêves d'un Walt Disney ou d'un Kanye West.
09:22 Parce que ce sont des gens qui sont très impressionnants parce qu'ils rêvent éveillés.
09:28 Alors j'imagine un petit peu ce que ça doit être dans leur sommeil.
09:33 - Et vous Hervé Masurel ?
09:34 - Moi je pense que ce serait Arthur Rimbaud.
09:36 Je suis en train de faire un petit livre d'historien sur Arthur Rimbaud,
09:38 sur un épisode obscur de sa vie que pas grand monde a commenté.
09:41 Mais je me dis, il écrivait des choses tellement dingues déjà à l'état éveillé.
09:46 Qu'est-ce que ça devait donner ? Qu'est-ce que ça devait donner en songe ?
09:48 Donc on a envie d'entrer dans le petit cinéma intérieur d'Arthur Rimbaud.
09:52 - Arthur Rimbaud et Kanye West, bienvenue dans vos rêves. Au revoir Hervé Masurel.
09:57 Merci beaucoup d'être venu nous parler de ce projet de collecte de rêves
10:01 mené entre autres par la psychanalyste Elisabeth Serin.
10:04 Parmi vos dernières publications, je cite entre autres "L'inconscient ou l'oubli de l'histoire".
10:08 C'est aux éditions La Découverte.
10:10 couvertes.
10:11 Sous-titres réalisés para la communauté d'Amara.org