• il y a 6 mois
Mathieu Bock-Côté propose un décryptage de l’actualité des deux côtés de l’Atlantique dans #FaceABockCote

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00:00 -Bonsoir à tous, bienvenue dans "Face à Boccote", votre rendez-vous du dimanche.
00:05 Bonsoir à vous, Mathieu. -Bonsoir.
00:07 -Bonsoir à Arthur de Hatrigan. -Bonsoir.
00:09 -On va évidemment parler dans un instant d'un certain nombre de sujets avec vous, Mathieu, dans vos éditos,
00:13 mais tout de suite, on fait le tour de l'actualité avec Michael Dos Santos. Bonsoir, Michael.
00:17 -Bonsoir Élodie, bonsoir à tous. Le bilan s'alourdit en Nouvelle-Calédonie.
00:21 Un canaque de 26 ans est décédé après avoir été blessé par balle lundi dernier.
00:26 La victime faisait partie d'un groupe de trois hommes qui auraient ouvert le feu en direction des gendarmes.
00:30 Au total, huit personnes sont mortes depuis le début des émeutes sur l'archipel.
00:35 Alerte météo dans quatre départements du sud-ouest de la France.
00:39 Les Landes, le Gers, les Hautes-Pyrénées et les Pyrénées-Atlantiques ont été placés en vigilance orange pour orages et pluies, inondations.
00:46 Météo France prévoit notamment des chutes de grêle de petite taille, mais virulentes.
00:50 Enfin, c'est l'une des belles histoires en marge des commémorations des 80 ans du débarquement.
00:56 Harold Terrence, vétéran de 100 ans, a épousé ce samedi Jane Swerlin, 96 ans, dans la commune de 40 ans-les-Marais-dans-la-Manche.
01:03 La municipalité a offert le champagne et décoré les arbres avec des parachutes en hommage au GI américain.
01:08 La lune de miel aura lieu après un dîner ce soir à Paris avec Emmanuel Macron et Joe Biden.
01:15 Merci beaucoup, Mickaël Dos Santos, dans ce Face à Boccote, ce samedi.
01:21 Deux thèmes pour les éditeurs. D'abord, on va parler d'un certain nombre d'intellectuels oubliés, marginalisés.
01:27 Alors, qui sont-ils ? Vous allez, Mathieu, nous dresser leur portrait et puis surtout nous dire aussi ce qu'ils ont pu nous apprendre et nous apporter.
01:35 Et puis, on parlera aussi des Jeux olympiques, alors opportunités ou grosses galères.
01:39 Ça dépend évidemment comment on voit les choses.
01:41 Est-ce que les métropoles sont devenus invivables ? Eh bien, ça sera le thème de votre second édito.
01:47 Et puis, en deuxième partie, vous recevrez l'historien Arthur Chevalier. Face à Boccote, c'est parti.
01:52 Alors, vous le savez peut-être ou vous l'aurez remarqué, nous sommes le week-end des élections européennes.
02:11 Donc, il y a un certain nombre de sujets à ne pas évoquer.
02:14 Alors justement, Mathieu, tant qu'à vous tenir à la frontière de l'actualité, vous avez décidé de nous parler de toute autre chose ce samedi.
02:21 Vous voulez parler ici d'intellectuels importants, je le disais, qui sont parfois oubliés, marginalisés,
02:27 mais pourtant qui ont compris en profondeur notre temps et qui souvent, d'ailleurs, les avaient anticipés.
02:31 Oui, je suis dit tant qu'à devoir se soumettre à une règle un peu absurde, parce qu'en d'autres pays, quand il y a des élections,
02:37 c'est le moment où on parle de politique, mais bon, à chacun son originalité.
02:40 Eh bien, parlons d'autres choses. Parlons de certains écrivains, parlons de certains intellectuels,
02:46 parlons de certains penseurs qui ont écrit il y a très longtemps, souvent, il y a longtemps,
02:51 et qui néanmoins nous permettent de mieux comprendre, pour ne pas dire comprendre en profondeur notre temps.
02:57 Les premiers dont je parlerai, ce sont des écrivains qu'on a assimilé à l'antitotalitarisme,
03:03 les grands écrivains qui ont percé la nature du totalitarisme.
03:06 Le premier, j'en ai souvent parlé ici, mais je m'en voudrais de ne pas en parler,
03:09 parce que je me sens infidèle à cet auteur lorsque je n'en parle pas en toutes circonstances.
03:13 Alors, allez-y.
03:14 Et c'est Cécilia Miloš. Cécilia Miloš qui a écrit un livre absolument génial en 1953,
03:20 et ce livre, c'est La pensée captive.
03:23 Dans ce livre, La pensée captive, Miloš s'intéresse à la vie intellectuelle, à la vie de l'esprit,
03:29 à la vie politique aussi, on pourrait dire, par association, mais la vie intellectuelle dans les pays de l'Est.
03:34 Il dit voilà des pays où il y a une idéologie officielle.
03:38 Une idéologie officielle, et si on ne respecte pas cette idéologie officielle, on peut en payer le prix.
03:44 On en paie très certainement le prix.
03:47 Donc comment se passe la vie de l'esprit quand on a devant soi des réalités qu'on ne peut pas mentionner,
03:54 parce que le prix social, le prix du coût financier, le prix est trop élevé,
04:00 enfin, il est si élevé qu'on préfère en fait ne pas les mentionner.
04:03 Mais qu'est-ce qui se passe si on voit quand même ces réalités,
04:06 si on ne peut pas ne pas les voir et on n'a pas le droit de les mentionner?
04:09 Alors Miloš s'intéressait à ce qu'on appelait, ce qu'il appelle la dissociation des intellectuels.
04:15 Donc une pensée dissociée.
04:16 Vous avez un discours public que vous tenez publiquement pour être capable de vous maintenir en société,
04:22 et vous avez un discours privé où vous vous permettez secrètement de confesser vos impressions,
04:28 de confesser votre lecture de la société.
04:31 Mais parce que vous avez peur d'être dénoncé,
04:34 il se pourrait qu'on se rende compte que vous n'êtes pas un applaudisseur du système convaincu.
04:38 Alors quelquefois publiquement, vous allez dénoncer avec d'autant plus d'ardeur ce que vous pensez en privé.
04:45 Donc publiquement, vous dites par exemple des choses auxquelles vous ne croyez pas du tout.
04:48 Vous dites même le contraire de ce à quoi vous croyez,
04:51 pour ensuite en privé dire tout à fait le contraire de ce que vous avez dit publiquement.
04:55 Si vous croyez reconnaître là les traits de plusieurs journalistes et figures qui travaillent sur le service public,
05:01 vous avez tout à fait raison.
05:03 Je trouve que Miloche est un penseur absolument essentiel dans la pensée captive
05:08 pour comprendre les mécanismes intellectuels qui commandent aujourd'hui les sociétés occidentales en général
05:15 sur tant et tant de sujets que les circonstances ne nous permettent évidemment pas de mentionner.
05:21 Mais je trouve donc lire Miloche, lire la pensée captive,
05:24 franchement c'est un livre que j'ai dû lire 20 fois dans ma vie, je le lis, je le relis,
05:28 et chaque fois je découvre des passages nouveaux qui permettent de voir ce que veut dire cette dissociation,
05:32 comment une société à idée fixe, à idéologie officielle, fabrique en fait une forme de schizophrénie politique,
05:38 fabrique une forme de schizophrénie culturelle,
05:40 et condamne les êtres en fait à la désintégration psychique
05:44 parce qu'ils sont condamnés à tenir un discours qui ne correspond pas à ce qu'ils ressentent, à ce qu'ils vivent, à ce qu'ils voient.
05:51 Un autre auteur dans la littérature antitotalitaire,
05:54 je pourrais parler d'Orwell mais j'en ai si souvent parlé que là il y a des limites à se répéter,
05:58 c'est Arthur... Non, il n'y en a pas en fait.
06:00 - Non, en fait non, ça marche toujours trop bien.
06:01 - Soyez très honnêtes, la pédagogie est répétition.
06:03 C'est Arthur Kostler, on le connaît pour son livre Le Zéro et l'Infini,
06:06 qui est très connu, où il revient sur la psychologie des procès de Moscou.
06:10 C'est des gens qui s'accusent eux-mêmes de choses qu'ils n'ont pas commises
06:14 parce qu'on leur dit que c'est nécessaire pour l'idéologie dominante.
06:17 Donc je sais que c'est pas nécessaire, je n'ai rien fait de mal,
06:19 mais je m'en accuse quand même parce que l'idéologie l'exige.
06:22 On pourrait penser au wokeisme quand on voit ça.
06:24 Mais je parlerais ici d'un autre de ses livres, Hiéroglyphe,
06:27 qui a été réédité tout récemment, soit dit en passant, il y a quelques années en fait.
06:31 Et dans ce livre, ce sont ses mémoires où il explique comment il était communiste
06:34 et comment il a cessé de l'être.
06:36 Et il raconte l'histoire d'une déprogrammation mentale.
06:40 Il nous explique comment son cerveau, lorsqu'il était...
06:44 il adhérait à la religion nouvelle,
06:46 eh bien il l'amenait à sélectionner seulement les faits qui concordaient avec son récit
06:51 et à laisser de côté ce qui n'y correspondait pas,
06:54 et comment son cerveau était programmé en fait pour soumettre tout ce qu'il avait devant ses yeux
06:59 à la grille idéologique qui était la tienne.
07:02 Si vous avez l'impression de reconnaître ici des journalistes ou des intellectuels
07:06 qui travaillent pour le service public, vous ne vous trompez pas.
07:09 Et de ce point de vue, je pense qu'il était bien de commencer par la mention de ces deux intellectuels,
07:13 ces deux écrivains majeurs de l'antitotalitarisme.
07:15 - Et maintenant, vous voulez nous parler d'un sociologue oublié, Roger Caillois.
07:19 - Roger Caillois, c'est un oublié, mais un oublié absolu, et pourtant il était génial.
07:24 Vous savez, les sociologues, avec raison, on doit s'en méfier,
07:26 sauf de celui qui vous parle en ce moment,
07:28 mais la sociologie est aujourd'hui une forme...
07:31 en fait, elle s'est décomposée sous la pression idéologique
07:37 d'une forme de marxisme, post-marxisme, post-post-marxisme, ou foucauldien, bon.
07:41 Mais la sociologie peut faire du bon travail.
07:44 Elle peut faire du bon travail si elle prend au sérieux l'idée qu'une société,
07:48 c'est aussi des états psychiques.
07:49 On en parlera avec notre invité dans un instant.
07:51 C'est des émotions, ce sont des nappes subconscientes
07:55 où il y a un imaginaire collectif, où il y a des valeurs profondes qui sont enfouies,
07:59 des récits, des mythes.
08:01 Et que nous disait Roger Caillois, que la bonne sociologie consiste à être capable
08:05 de s'approcher de ses déterminants psychiques et culturels,
08:10 et philosophiques, si on veut, qui constituent l'imaginaire d'une société.
08:14 Il nous disait finalement, les gens pensent avoir des arguments,
08:18 c'est bien d'avoir des arguments, vivre les arguments,
08:20 mais au fond des arguments, il y a très souvent des nappes d'émotions
08:24 qui commandent leur réflexion.
08:25 Il y a deux concepts tout à fait passionnants chez lui que je veux mettre de l'avant.
08:29 Le premier, c'est le concept de vertige.
08:32 Et qu'est-ce qu'il nous dit, le vertige?
08:34 C'est une société qui voit devant elle le gaufre.
08:37 Elle comprend qu'il y a devant elle le gaufre.
08:41 Elle devrait normalement, par instinct de conservation,
08:45 s'éloigner du gaufre et tout faire pour ne pas s'y projeter.
08:49 Mais, il y a quelque chose, une forme de névrose collective dans l'esprit humain
08:54 qui fait que de temps en temps, les sociétés ont la tentation du gaufre,
08:58 ont la volonté de s'y plonger.
09:00 Elles savent qu'une situation limite où tout pourrait exploser est devant elles
09:05 et elles ne sont pas capables de ne pas y aller.
09:07 Elles sont aspirées par la puissance du néant.
09:10 C'est assez intéressant parce que je pense que ça correspond,
09:12 quand on regarde les deux côtés de l'Atlantique aujourd'hui,
09:15 des sociétés plus polarisées que jamais,
09:17 des sociétés qui savent qu'elles pourraient à tout moment éclater.
09:20 Je crois que Roger Caillois nous est clair.
09:23 Il parle, je le cite, « un goût inavoué et comme sensuel du néant ».
09:27 Et il s'intéressait aussi au concept de secte.
09:31 C'est dans un livre exceptionnel qui s'appelle « Instinct et société »
09:34 où il nous dit qu'il faut s'intéresser au secte.
09:37 L'homme moyen en société est un homme qui veut avoir une vie normale,
09:40 une vie tranquille.
09:41 C'est normal, on est à peu près tous comme ça.
09:43 Mais il y a des gens qui sont dans l'ivresse idéologique.
09:45 Ils ne tolèrent l'existence que dans l'ardeur fanatique.
09:49 Et ils s'intéressent à la psychologie des sectes.
09:52 Et pour comprendre certains mouvements politiques aujourd'hui,
09:55 dans le monde occidental en général,
09:57 peut-être est-il intéressant de s'intéresser à l'esprit sectaire
10:02 de certains mouvements.
10:04 Ça aussi, ce n'est pas inutile.
10:05 Je mentionne deux autres sociologues aussi en passant,
10:08 Pareto et Mosca, des Italiens de la première moitié du 20e
10:11 qui se sont intéressés à une chose fondamentale,
10:13 le remplacement d'une classe politique par une autre dans l'histoire.
10:16 Comment se fait-il?
10:17 Vous savez, en politique, il y a le jeu de l'alternance normalement,
10:19 dans le parti A, parti B.
10:21 Mais que se passe-t-il quand un nouveau jeu s'impose
10:24 et on ne vote plus pour parti A ou parti B,
10:26 mais pour une nouvelle classe politique qui va se diviser
10:29 selon de nouveaux critères, selon de nouveaux codes,
10:31 selon de nouveaux clivages, lire Mosca, lire Pareto,
10:34 ça peut nous éclairer en la matière.
10:36 - Et vous vouliez aussi nous parler d'un historien,
10:38 Google y a le mot, Ferreiro.
10:40 - 1871-1942.
10:42 C'est probablement un des esprits les plus brillants du 20e siècle.
10:47 En fait, son œuvre est au 20e siècle.
10:49 Ferreiro, c'est un historien italien qui va s'intéresser
10:52 beaucoup à Rome, la République romaine, l'Empire romain.
10:55 Mais son grand livre, vers la fin de sa vie,
10:57 il se dit une grande question m'importe,
10:59 comment comprendre le pouvoir?
11:01 Qu'est-ce que c'est le pouvoir dans une société?
11:04 Et il va publier un livre tout à fait remarquable
11:07 qui a pour titre "Pouvoir sur les génies invisibles de la cité".
11:10 C'est comme ça qu'il appelle les principes de légitimité.
11:13 Et Ferreiro, je précise, sur le plan biographique,
11:16 il meurt en 1942, si je ne me trompe pas,
11:18 et c'est un antifasciste italien.
11:20 Donc c'est quelqu'un, mais pas un antifasciste en tendance communiste.
11:23 Ces gens-là, on le sait, c'est l'un et l'envers de l'autre.
11:26 Mais il est un antifasciste au sens libéral.
11:29 C'est-à-dire, il voit la nature totalitaire du régime,
11:32 et il va finir sa vie en Suisse, d'ailleurs.
11:34 Et Ferreiro s'intéresse, dans le début de son livre,
11:37 son grand livre "Pouvoir", qui a été réédité tout récemment,
11:40 il s'intéresse à une chose,
11:42 et que se passe-t-il quand le pouvoir,
11:44 quel que soit le principe de légitimité qui s'en réclame,
11:47 démocratique, aristocratique, monarchique,
11:49 que se passe-t-il quand le pouvoir a peur?
11:52 Quand le pouvoir a l'impression qu'il se fera éjecter?
11:55 Que se passe-t-il quand le pouvoir se dit
11:58 "Je n'ai plus l'adhésion du peuple"?
12:00 Que se passe-t-il quand le pouvoir se dit
12:02 "Je risque de me faire chasser"?
12:04 On pourrait croire, l'esprit démocratique se dit
12:07 "Bon, en fait, le pouvoir, à ce moment-là, tend la main au peuple,
12:10 crée des... qu'on pourrait dire des points de contact
12:13 avec la population pour s'irriguer à nouveau
12:16 de la souveraineté populaire."
12:18 Mais Ferreiro dit non, c'est le contraire.
12:21 Quand le pouvoir a peur, même le pouvoir démocratique,
12:24 peut-on croire, eh bien, il peut devenir très brutal.
12:27 Il peut décider d'utiliser l'arbitraire.
12:30 Il peut se permettre de réprimer sans gêne.
12:33 Un pouvoir qui a peur est un pouvoir tenté par la terreur.
12:36 Évidemment, la terreur ne prend pas le même visage
12:39 dans l'histoire qu'on soit après la Révolution française,
12:42 qu'on soit au moment de l'histoire du communisme,
12:44 qu'on soit sous Pol Pot, qu'on soit dans des régimes démocratiques,
12:47 évidemment. Mais la tentation de la terreur,
12:49 c'est un pouvoir qui a peur.
12:51 Désormais, nous sommes menacés, les institutions nous appartiennent
12:54 et vous allez payer parce que vous êtes opposés à nous.
12:57 Je pense qu'il y a quelque chose de très intéressant
12:59 dans cette réflexion sur la psychologie du pouvoir
13:01 qui a peur chez Ferreiro.
13:03 Le livre a été réédité tout récemment en belles lettres
13:05 et franchement, puis en plus, il écrit magnifiquement.
13:07 C'est un auteur qu'il vaut la peine de redécouvrir
13:09 ou tout simplement de découvrir, si vous n'avez pas...
13:11 Je rappelle, j'avais 18 ans, non, 19 ans,
13:13 je rentre dans mon premier cours à l'université en philosophie
13:16 et je me dis, c'est un auteur dont on ne vous parlera jamais plus
13:18 parce que tout le monde l'a oublié
13:20 et c'est pourtant un des auteurs les plus importants du XXe siècle.
13:22 Googlez le mot "Ferreiro", lisez-le, et il avait raison.
13:25 Je le dis encore aujourd'hui.
13:27 - Et pour terminer, pour le plaisir, peut-être un dernier auteur
13:29 à nous mentionner qui pourrait peut-être nous donner un peu d'espoir?
13:32 - Oui, vous avez tout à fait raison, tout n'est pas toujours sombre dans la vie.
13:35 - Quoique... - Quoique, effectivement,
13:37 je ne suis pas du tout convaincu par ce que je viens de dire.
13:39 - C'est pour ça que je me permets de... - Vous avez raison de me corriger.
13:41 - Mais c'est beaucoup plus connu, c'est un contemporain, en fait, c'est Roger Scruton,
13:44 le philosophe conservateur britannique.
13:46 Un philosophe qui a...
13:48 Le livre qui l'a fait connaître le plus, c'est "Conservatism", "Conservatisme",
13:51 le livre qui est consacré où il cherche à comprendre le conservatisme
13:55 comme philosophie politique.
13:57 Et il met au coeur du conservatisme l'idée de gratitude,
14:01 c'est-à-dire que l'homme naît dans un monde qui le précède et qui lui survivra.
14:05 Cette phrase est de... d'Anne Finkielkraut, cela dit,
14:08 qui, de ce point de vue, avait une part conservatrice chez lui.
14:11 Et il met l'importance de la gratitude, l'importance de la transmission.
14:15 Cette idée qu'un homme qui se voudrait absolument maître de tout
14:18 et délivré de toute gratitude, de toute dette envers le passé,
14:22 serait en fait un barbare, serait le pire des barbares,
14:25 qui se donnerait le droit, au nom de la toute puissance du présent,
14:28 de tout ravager du passé, de tout ravager l'héritage
14:31 et de croire qu'il peut fabriquer l'avenir de ses propres mains
14:33 sans le souci de transmettre l'héritage.
14:35 Donc c'est une philosophie de la transmission absolument essentielle pour aujourd'hui.
14:39 Et j'ajoute qu'il y a certains de ses livres qu'on peut relire
14:43 et qui disent aussi que c'est un philosophe courageux.
14:46 Ce n'est pas tous les intellos qui sont courageux.
14:48 La plupart d'entre eux, d'ailleurs, ont un esprit de meute, un esprit moutonnier.
14:51 On s'assure quand même de ne pas dire quelque chose
14:53 qu'on pourrait nous reprocher à la prochaine table où on va dîner.
14:56 Ce n'était pas le cas de Roger Scruton, qui, par exemple,
14:59 dans sa volonté de comprendre le monde, a beaucoup lu les auteurs de La Gauche Radicale.
15:03 Dans son livre Thinkers of the New Left, Penseurs de la Nouvelle Gauche,
15:06 je pense que c'était traduit récemment, qu'est-ce qu'il cherchait?
15:09 Il allait voir les auteurs les plus radicaux, et contrairement aux hommes de gauche
15:12 qui devaient un homme de droite et qui disaient « je m'intéresse pas »,
15:14 lui, il les lisait en profondeur pour comprendre leur système mental.
15:18 Il avait une vocation de comprendre ses adversaires.
15:20 C'est aussi un homme qui savait l'importance du beau dans la cité.
15:24 Parmi ses derniers engagements, il s'intéressait à la question de l'architecture.
15:27 Il était hanté par une chose, dit les modèles.
15:29 « Nous, contemporains, on est persuadés que la beauté appartient seulement au passé.
15:33 Restauration, toujours Dieu, parce que nous ne serions plus capables de produire autre chose
15:36 que des centres commerciaux absolument affreux qui ne tiendront pas 15 ans. »
15:40 Il disait « comment produire du beau aujourd'hui? »
15:43 C'est un homme qui avait le courage de la dissidence.
15:45 À la fin des années 90, au début des années 2000, il a accepté de faire une conférence
15:49 devant un parti populiste européen en Belgique.
15:52 Et on lui a dit « va pas là, ça va être très mauvais pour ta réputation, ne va pas là. »
15:56 Il dit « mais si vous m'interdisez d'aller parler à des gens qui réussissent à rassembler
16:00 un score électoral significatif et qui portent quelque chose, je peux être en désaccord avec eux.
16:04 Mais il faut aller voir, il faut leur parler tout simplement, on ne va pas les traiter comme des pestiférés. »
16:08 Et de ce point de vue, il faisait preuve de courage intellectuel,
16:11 de courage chivique, dis-je, et aussi de courage, tout simplement, dans les années 80,
16:15 si je ne me trompe pas, il participait à ce qu'on appelait les universités clandestines
16:19 en Tchécoslovaquie, qui a ensuite éclaté.
16:22 En Slovaquie, il répète des tchèques, heureusement.
16:24 Et il allait là, et qu'est-ce qu'il nous disait ?
16:27 « Devant un pays où il y a une idéologie dominante, il faut créer des espaces de liberté
16:31 où on peut discuter sans se soumettre au dogme du régime. »
16:34 Ça implique de faire confiance aux gens qui sont là, qu'il n'y a pas un petit délateur
16:37 qui va tout aller rapporter, ça c'est intéressant.
16:39 Mais il comprenait, il a pratiqué lui-même la dissidence intellectuelle en Tchécoslovaquie,
16:43 et il se disait, après la chute du mur de Berlin, dans les années qui ont suivi,
16:47 que cette dissidence intellectuelle, c'est à l'ouest qu'elle devait se pratiquer aujourd'hui.
16:50 Arthur, de votre région, ce qui est intéressant dans ce que nous disait effectivement
16:53 de votre côté, c'est à quel point ces auteurs avaient vu venir un certain nombre
16:56 de bouleversements politiques ou plus larges d'ailleurs, qu'on a subis par la suite.
17:00 « Jusqu'ici tout va bien », disait l'un des personnages de La Haine dans le film de Kassovitz.
17:05 Sauf que là, on commence à apercevoir le bout du toboggan de la mort
17:09 que l'Occident et la France ont emprunté.
17:11 Et pourtant, non seulement on refuse de freiner de peur de brûler les doigts,
17:15 mais en effet, on fout des coups de pieds aux gens devant, qui tentent de freiner la chute.
17:19 À croire que l'agonie est la seule discipline olympique dans laquelle on peut encore espérer triompher cet été.
17:25 Je vous rappelle une autre phrase, « tous coupables », avait déclaré un responsable politique
17:29 au lendemain du 7 octobre.
17:30 Justement, c'est pour mieux balayer d'un revers de main tous ceux qui sonnaient le cor de Roland
17:34 depuis des décennies.
17:36 Mais c'est le problème des prophètes, ils sont rarement porteurs de bonnes nouvelles,
17:40 surtout depuis Jésus-Christ.
17:42 Mais depuis que l'Occident a remplacé la quête de vérité par l'aspiration au bonheur,
17:48 on préfère sulfater les prophètes de malheur pour mieux vivre paisiblement,
17:52 c'est-à-dire coudre les paupières du bon peuple et encenser les VRP du vivre ensemble.
17:58 Alors il y a les intellectuels, mais il n'y a pas que les intellectuels.
18:01 Même certains écrivains, autrefois encensés par la bonne presse,
18:04 se sont retrouvés tondus, du moins symboliquement, pour leur excès de lucidité.
18:09 On se souvient de Maurice Dantec, qui était passé de la case sulfureuse à la case paria
18:15 en un temps record sous les applaudissements, je me rappelle, d'un tiré à audition d'un Malek Chebel.
18:20 Il y a également Richard Millet, faiseur de Goncourt, de la Somme d'Actifs, prince de Gallimard,
18:24 qui a été banni par ses pères, Annie Ernaud et Jérôme Garcin, pour ne citer qu'eux,
18:30 illustrant à marveille cette phrase de Bernanos, "Les ratés ne vous rateront pas".
18:34 On a découvert il n'y a pas longtemps que le diable portait un visage, celui de Renaud Camus,
18:38 ce qui le rend quand même moins effrayant, en tout cas à mon point de vue.
18:41 Michel Houellebecq, quant à lui, doit sa survie pour l'instant, grâce à son ironie et par la grâce d'un tempo tragiquement parfait.
18:49 "Plateforme" est sorti quelques mois avant le 11 septembre, et "Soumission" est sorti le jour des attentats de Charlie Hebdo.
18:58 On pourrait également faire un détour par le cinéma.
19:00 Rappelez-vous l'accueil du film "Back North" par la presse à Cannes,
19:03 alors que les opérations de "Place Nette XXL" n'étaient pas encore sorties du cerveau de McKinsey.
19:08 Mais même si la culture subit l'épuration à l'envers, là Mathieu a raison, le monde des sciences, là c'est le festival de guillotine.
19:16 L'historien Georges Bensoussan, qui avait eu l'audace d'expliquer que l'antisémitisme n'était pas inexplicable,
19:23 si vous vous rappelez, il a fini au tribunal avec la LICRA et le CCIF main dans la main sur le banc des partis civils.
19:29 C'est le problème des vérités, elles ne sont pas bonnes à dire, surtout dans un monde où on veut construire une mythologie collective.
19:34 Un autre historien en a fait l'effet également, Sylvain Guggenheim,
19:38 subitement attaqué par la fief pétitionnaire de ses pairs pour avoir rappelé qu'avant AVROS,
19:44 il existait un petit homme pas très connu, pas très brillant, qui s'appelait Aristote.
19:48 Ça c'est la nouveauté, c'est que la censure ne vient pas d'en haut, elle vient pas de l'État, elle est horizontale,
19:53 elle vient des pairs et avec évidemment la bénédiction de la Sainte Trinité de la délation de Mesquine,
19:58 Télhara, Le Monde et Libé, c'est eux qui avaient relayé ces pétitions.
20:02 Mais il y a une victime qui est encore plus symbolique, c'est Paul Ionnet.
20:06 Paul Ionnet, puisqu'il est encore plus récent, qui lui avait tout vu, tout écrit,
20:09 et notamment que par exemple, que Julien Drey et ses amis allaient enfanter Ouryabout El Jal et Rokhala Diallo.
20:15 Bon, qu'est-ce qui s'est passé quand il a sorti son livre ?
20:18 Il y a par exemple Laurent Geoffrin qui avait écrit "Certaines alliées objectifs" de Le Pen.
20:23 Après c'est le problème de certains journalistes, c'est qu'au lieu d'aller chez le psy,
20:26 ils excommunient des innocents pour régler le problème de la honte de leur papa.
20:30 Mais il y a aussi Maurice Safran, alors directeur de Marianne,
20:34 qui parla de, je cite, "de jargon de sociologue au service d'un racisme banalisé"
20:38 et qui relève de la prose de l'ex-municien François Brignot.
20:42 Alors à croire que c'est une habitude chez Marianne,
20:45 parce qu'il n'y a pas longtemps Jean-François Kahn, le prince de la boussole sud,
20:48 a traité mon journal de journal vichysto-morassien,
20:52 journal créé en 2017, moi j'ai à peine 40 ans, donc autant vous dire que je ne me rappelle pas très bien.
20:56 Mais quand on s'est planté à ce point-là toute sa vie, et qu'on a conduit la France au bord du chaos,
21:00 la politesse élémentaire voudrait qu'on s'enterre à défaut de faire un mot que l'autre part.
21:05 Donc nous on va la laisser à ces troustages domestiques,
21:08 et on va célébrer en effet ces prophètes de malheur qui ont été tués par ces gens-là
21:12 qui n'existent plus aujourd'hui, qui ne devraient plus exister du moins.
21:15 Merci Arthur de Vatrigo. On va passer maintenant au deuxième thème de votre édito,
21:20 puisque les Jeux Olympiques à Paris c'est cet été désormais, je pense que tout le monde le sait.
21:24 On a vu aussi que les Parisiens avaient surtout décidé de fuir à ce moment-là,
21:28 et là Mathieu vous voyez le symbole du destin réservé aux métropoles aujourd'hui et demain.
21:32 Je me ferai très rapide parce que c'est un sujet sur lequel je crois que c'est une nécessité civique
21:36 de rappeler à quel point les Olympiques sont une catastrophe dès maintenant.
21:40 On n'y est pas encore et ça en est une.
21:42 Je pense que c'est une nécessité civique de le rappeler, surtout qu'on veut nous obliger à l'enthousiasme.
21:47 C'est le propre de tout régime, c'est l'enthousiasme obligatoire.
21:50 C'est le symbole en fait de la disneylandisation des grandes villes occidentales.
21:55 Donc les villes deviennent un décor, un décor pour touristes,
21:59 un décor pour touristes qui veulent y venir mais qui ne veulent pas s'embêter des populations bizarres
22:04 qui ont le mauvais goût d'habiter là et de vouloir en faire leur milieu de vie encore un temps.
22:08 En fait les grandes métropoles occidentales aujourd'hui sont réservées à deux catégories de la population.
22:14 Les hyper riches, qui ont les moins d'y vivre,
22:17 et la gauche des livre-roues, le personnel des livre-roues,
22:20 qui livrait par la forme de gauche qui pratique le transfert de population sur le mode des marchandises
22:26 et qui nous dit qu'on a besoin quand même du petit personnel de maison pour entretenir notre système.
22:31 Mais dans les faits, les villes ne sont plus accueillantes pour ceux qui y vivaient naturellement.
22:36 Londres, Vienne, Bruxelles, il y a une originalité parisienne,
22:40 c'est qu'il y a tellement de pouvoir qui est concentré ici par rapport à d'autres grandes villes en Occident
22:43 qui ont encore un peu une population locale qui y habite, bien que les classes moyennes aient été évacuées.
22:48 C'est le moins qu'on puisse dire.
22:49 Mais il n'en demeure pas moins que ces JO, j'ai l'impression,
22:52 vont jouer le rôle d'accélérateur dans la transformation et la liquidation de ce qu'a déjà été Paris.
22:58 Mais rassurez-moi Mathieu, vous n'êtes pas devenu complotiste, vous ne pensez pas que tout ça est fait à dessein ?
23:03 Non, pas du tout. Bien sûr que non, c'est une idéologie qui se déploie,
23:06 c'est une idéologie qui s'empare de tout, de toutes les fêtes, de tous les événements,
23:10 de toutes les Eurovisions de ce monde, pour s'imposer à nous.
23:13 Et bien qu'on ait l'impression que tout ça nous tombe fatalement sur la tête,
23:16 il n'est pas interdit néanmoins d'y résister.
23:18 Maudire une époque dans ce qu'elle a de fou, ça permet quelquefois de garder la raison.
23:22 Merci Mathieu, de votre côté, rapidement Arthur de Vatrion,
23:25 parce qu'il nous reste peu de temps, mais justement sur ces JO, on hésite entre opportunité ou galère, ou les deux d'ailleurs ?
23:31 Ah ben ça va être une énorme galère, ça c'est évident,
23:33 quoique ça va être le moment où la ville sera la plus propre, la plus sécurisée.
23:36 Les JO, en fait, on est dans ce que décrivait parfaitement Philippe Muray,
23:40 c'est l'Homo Festivis et Anne Hidalgo et la Grande Prêtresse.
23:43 Mais ce qui est fascinant, c'est qu'on voit à tel point tous ces événements-là sont faits pour créer du lien qu'on a cessé de défaire.
23:48 Et on va voir les JO, moi c'est paradoxal, c'est qu'on va voir les JO pour dire "on va créer du lien, c'est très bien",
23:53 et en même temps, dans les courts-siles de l'Assemblée,
23:55 on est en train de passer une loi pour célébrer la piqureuse et l'arsenic,
23:57 pour justement défaire des liens, et avec une déflagration dont on ignore complètement la puissance et la force.
24:02 Merci beaucoup Arthur de Vatrion.
24:04 On marque une pause et on se retrouve avec l'invité de Face à Boccote, l'historien Arthur Chevalier.
24:08 A tout de suite.
24:09 De retour pour la deuxième partie de Face à Boccote.
24:16 Dans un instant, on parlera justement de votre invité que vous avez choisi de recevoir,
24:20 mais un point d'abord sur l'actualité avec vous, Michael Dos Santos. Rebonsoir Michael.
24:23 Rebonsoir Elodie, rebonsoir à tous.
24:25 Après la libération de quatre otages israéliens dans la bande de Gaza,
24:29 la police israélienne a annoncé la mort de l'un de ses agents,
24:32 l'inspecteur Arnon Zamora avait été blessé lors de cette opération spéciale menée ce matin par l'armée à Nousserrat.
24:39 Dans un communiqué, la police a évoqué sa tristesse et son chagrin.
24:43 La cour d'assises de Paris a condamné le meurtrier de Berthe à 22 ans de réclusion criminelle.
24:48 En juin 2021, Dilawar Air, Pakistanais de 25 ans en situation irrégulière,
24:53 avait frappé à mort cette femme de 90 ans lors du cambriolage de son appartement.
24:57 Le récent témoignage du petit-fils de la victime sur notre antenne avait ému la France entière.
25:02 Et puis enfin, c'était il y a un an tout juste, l'attentat d'Annecy.
25:06 À quelques mètres du célèbre lac, un Syrien de 26 ans avait blessé au couteau six personnes, dont quatre enfants.
25:12 Henri Danselm s'était interposé entre l'assaillant et les victimes, aujourd'hui tirés d'affaires.
25:17 Celui qui avait été surnommé "l'homme au sac à dos" avait reçu la Légion d'honneur pour son acte héroïque.
25:25 Merci Michael. Vous avez choisi de recevoir ce soir Arthur Chevalier, qui est historien. Pourquoi ce choix, Mathieu ?
25:30 Vous aurez noté que nous sommes dans un cycle commémoratif en ce moment, ces derniers jours, pour le compter encore.
25:35 Or, Arthur Chevalier, dans l'histoire à l'épreuve des émotions, revient sur la place de l'histoire dans la vie publique,
25:40 sur le rapport à la mémoire, le lien entre les deux, et sur certaines tentations aujourd'hui irrationnelles qui surgissent dans l'espace public.
25:47 Donc pour parler de tout ça, nous le recevons. Arthur Chevalier, bonsoir.
25:49 Bonsoir Mathieu Beaucotin, merci de votre invitation.
25:51 Alors, vous nous parlez d'une tentation, j'entre au cœur du sujet, et ensuite on parlera de votre actualité plus récente, vous avez été au contact de tout cela.
25:58 Vous nous parlez, dans cet ouvrage, d'une forme de fascination dans les temps présents pour l'irrationnel, une forme de fascination pour la déconstruction, le néant.
26:08 Autrement dit, au nom de la déconstruction qui se présenterait comme une forme de savoir amélioré, on aurait presque la volonté de tout saccager,
26:15 même les acquis de la raison, le travail de la raison dans la construction des sociétés. Est-ce que j'identifie bien de vos préoccupations ?
26:21 Oui, en gros c'est ça, et ce que j'ai voulu montrer avec ce livre, c'est que ce n'était pas neuf.
26:25 Donc c'est-à-dire que ce n'est pas un cas prototypal en réalité, c'est quelque chose qui s'est produit à intervalles "réguliers"
26:30 depuis que notre monde existe, on va dire depuis la Grèce classique, 5 siècles avant Jésus-Christ,
26:35 que parfois l'humanité est saisie par le monde de l'irrationnel et qu'elle veut des choses irrationnelles.
26:39 Là, ça se traduit politiquement par ce que nous connaissons, effectivement,
26:42 par la déconstruction assez agressive qui se traduit essentiellement par des choses très militantes.
26:46 Ça s'est traduit par ailleurs avant par d'autres biais, mais ce truc très simple qui est, à un moment donné,
26:51 on ne veut plus comprendre, on ne veut plus apprendre, et on veut vivre de façon purement "sensationnelle" et émotionnelle,
26:59 ça traverse l'humanité depuis longtemps, et j'ai voulu comprendre, et je me suis dit qu'on le comprendrait mieux,
27:06 ce qui se passe aujourd'hui en essayant de voir ce qui s'était passé auparavant. Voilà, c'est exactement ça.
27:10 De même, d'ailleurs, j'ai aussi, pardon de vous interrompre, ce que j'ai aussi voulu montrer,
27:14 c'est que tout ça ne venait pas forcément, ou en tout cas pas que directement, de ceux qu'on incrimine en général,
27:19 à savoir Michel Foucault, Jacques Derrida, que Nietzsche avait bien fait son travail aussi,
27:23 de façon d'ailleurs très intéressante, même si on n'est pas d'accord, que ça remontait depuis bien plus loin.
27:27 - Alors, justement, vous commencez un peu l'ouvrage sur ça en évoquant des leçons au Collège de France,
27:32 où je crois, où vous avez assisté au début des années 2010.
27:35 - À l'école de la Réal Supérieure.
27:36 - À l'école de la Réal Supérieure, oui.
27:37 - À l'école de la Réal Supérieure, et vous nous dites, il y avait des étudiants qui étaient fascinés par l'immense pouvoir qu'on leur accorde,
27:43 qu'on leur dit, vous allez tout déconstruire. Parce qu'on dit, vous allez être maître de toutes les catégories,
27:47 vous déconstruisez tout, donc vous êtes au sommet de la connaissance, parce qu'aucune connaissance ne vous intimide.
27:52 Quels sont les ressorts qui font en sorte que la nouvelle génération, aujourd'hui, celle qu'on connaît aujourd'hui,
27:57 est fascinée, justement, par cette pulsion de déconstruction ?
28:00 - C'est-à-dire que le cours dont vous parlez était un cours de Kantamiyasu, qui était un philosophe très brillant,
28:05 qui était un cours sur Nietzsche, et il montrait justement, il mettait en évidence ce lien qui n'est pas souvent relevé
28:10 entre, justement, Nietzsche et Michel Foucault. D'accord ? Et en réalité, pour le dire très simplement,
28:15 pour lui, Michel Foucault a inventé le complotisme, entre guillemets, et Nietzsche lui avait donné les outils intellectuels pour l'inventer.
28:23 Évidemment, Michel Foucault sait beaucoup mieux que ça, mais on va dire ça comme ça.
28:25 C'est-à-dire, en fait, qu'on remet en question les faits et les calculs rationnels.
28:29 C'est-à-dire que un et un ne font plus deux, un et un peuvent faire trois.
28:32 Et si on vous demande pourquoi, on peut vous répondre, mais il n'y a aucune raison qu'on soit si certain que ça, qu'un fasse deux.
28:38 En gros, c'est ça. Je pense que c'est quelque chose qui... Il y a un terme anglais qui s'appelle "empower", en fait,
28:43 qui décuple la puissance d'un être humain doté de raison, qui vient d'un fantasme qui repose sur, effectivement, l'idée que
28:50 même les savoirs, même ce qui est absolument reçu, d'accord, et qui du coup repose sur un corps professoral,
28:56 sur un ensemble de choses face auxquelles on doit aussi un petit peu baisser la tête, c'est normal, c'est le principe de l'apprentissage,
29:01 et bien que même cette chose-là peut être remise en question.
29:04 Donc on va au-delà de la puissance de l'intelligence et de la raison.
29:07 Je pense que ce sentiment de puissance est une tentation bien compréhensible, d'ailleurs,
29:11 mais qui, dans sa version extravagante, mène aussi à quelques problèmes qu'on voit aujourd'hui.
29:14 Alors, vous nous disiez qu'il y a une légitimité de la déconstruction, parce qu'on ne saurait jamais tenir au savoir...
29:19 Intellectuellement, bien sûr.
29:20 Voilà, c'est définitivement évident, on peut le remettre...
29:22 Mais vous dites que la déconstruction peut virer à la destruction.
29:25 Et, l'étant présent, et là on arrive au contact des commémorations dont vous nous parlerez dans un instant,
29:31 notre temps présent, dans le rapport à l'histoire, certains disent « on va tout déconstruire »,
29:35 d'autres disent « non, il faut néanmoins célébrer, il faut commémorer, il faut garder la trace,
29:39 il faut savoir admirer, il faut donner des exemples à admirer ».
29:42 La séquence qu'on a vue en Normandie ces derniers jours, vous avez fait partie, vous avez participé,
29:47 vous nous racontez à ce parcours commémoratif, est-ce qu'on peut dire que nos sociétés,
29:50 on trouve néanmoins là, avec l'exemple du 6 juin, l'occasion de commémorer,
29:55 de se rappeler la part légitime de l'histoire qui doit se poursuivre ?
29:57 Mais c'est exactement, je ne l'aurais pas dit mieux, c'est exactement ça,
30:01 c'est-à-dire que quand vous voyez ces commémorations, tout à fait institutionnelles,
30:05 c'est les 80 ans du débarquement, on connaît tous ça par cœur,
30:08 vous voyez bien qu'en fait ce qui fonctionne, c'est ça.
30:10 Et d'ailleurs, il suffisait d'être en Normandie ou de regarder ça à la télévision pour s'en rendre compte.
30:14 Spontanément, les gens comprennent ça.
30:17 Le président de la République fait un discours sur les parachutistes
30:20 qui ont été parachutés la veille du débarquement.
30:24 Ce sont des héros français, ils ont été tués, il y a des drapeaux tricolores.
30:27 C'est la République, ce sont des héros de la République,
30:29 ils s'inscrivent dans une histoire intellectuelle, une histoire morale,
30:32 une histoire aussi de l'Europe, une histoire de notre collaboration avec les États-Unis.
30:35 Les gens comprennent ça, vous voyez, c'est simple, il y a des faits,
30:37 il y a du travail, il y a des livres, ils ont grandi avec ça, ils l'ont appris à l'école
30:40 et tout à coup on leur demande de commémorer ça,
30:42 ils ont le droit de ne pas le faire d'ailleurs, mais je pense que c'est assez marginal,
30:45 c'est-à-dire que ça c'est vraiment spontané et je trouve que d'une certaine façon,
30:48 le succès de ces commémorations, il n'y a pas seulement eu celle-ci,
30:51 il y a des panthéonisations, il y a les hommages nationaux aux Invalides
30:54 dont Emmanuel Macron fait souvent, enfin qu'Emmanuel Macron fait assez souvent.
30:58 Vous voyez bien que ça, ça marche et que ça ridiculise un peu
31:01 cette prétention à la déconstruction de tout,
31:04 puisqu'en fait, spontanément, si les gens croient en ça,
31:07 c'est parce que ça, ça existe.
31:09 Le débarquement, il a vraiment existé, les nazis ont vraiment existé,
31:12 et le fait qu'il existe, ça s'inscrit dans une histoire morale clairement délimitée.
31:15 Il y a des constructions, en tout cas telles qu'on la connaît aujourd'hui,
31:18 dans le cadre de l'histoire, je veux dire ça comme ça.
31:20 D'un point de vue mémoriel, je ne vois pas où ça mène.
31:23 Donc en fait, elle ne peut pas avoir de fonction collective.
31:26 Donc je ne vois pas comment... Elle peut avoir éventuellement une fonction individuelle.
31:29 On pourrait y voir, ça on disait, au symptôme d'une forme de logique autocritique
31:32 qui aboutit à l'auto-anéantissement.
31:35 Oui, à l'auto-anéantissement, mais surtout, c'est une aventure intellectuelle
31:38 complètement individuelle, vous voyez ce que je veux dire,
31:40 qui d'ailleurs pourrait être tout à fait questionnée,
31:42 mais c'est une aventure intellectuelle purement individuelle.
31:44 À l'échelle d'une politique mémorielle et d'une histoire collective,
31:47 ça ne peut pas fonctionner. Déjà parce qu'elle repose sur le particularisme,
31:50 j'allais même dire sur l'individualisme "total".
31:53 Donc ça ne peut pas fonctionner puisqu'il faut des points communs,
31:56 c'est ça une communauté nationale. Donc je pense que de toute façon,
31:59 on s'inquiète un peu pour ça, mais qu'à terme,
32:02 la pérennité de ce mouvement me paraît, en tout cas dans sa fonction politique,
32:05 qu'on soit très clair, la pérennité du mouvement en tant que tel,
32:08 je n'ai pas beaucoup d'espoir. - Arsoul Latriger.
32:10 - Les Français ont toujours une appétence pour l'histoire,
32:13 on le voit dans les livres, dans les documentaires, dans les radios,
32:16 et les gouvernants ont toujours utilisé l'histoire.
32:21 Quel rapport entretiennent nos gouvernants aujourd'hui avec l'histoire
32:24 et est-ce qu'ils sont, comment dire, profondément habités
32:28 par le sens de l'histoire ou est-ce purement formel et politique ?
32:31 - Je pense qu'ils en font un usage qui est politique,
32:35 donc qui n'est pas exactement intellectuel, puisque c'est leur métier,
32:38 faire des commémorations, ce n'est pas écrire un livre,
32:41 mais je pense que, ça dépend desquels, je pense qu'ils sont tous habités
32:44 par une histoire, en réalité. Je pense qu'il y a une partie de la classe politique,
32:47 je ne veux pas parler des gouvernants, mais de la classe politique,
32:50 qui est habitée par l'histoire de la France.
32:53 Et quand je dis ça, au sein de ce cercle-là, il y a des contradictions,
32:56 il y a des oppositions très fortes, on les connaît, c'est les dîners de famille,
32:59 c'est la révolution, l'ancien régime, la guerre d'Algérie,
33:03 c'est des sujets très clivants dans la mémoire collective,
33:06 mais ça c'est l'histoire de France, quoi qu'on en pense.
33:09 Et puis à côté, il y a des gens qui pensent que l'histoire de France, en tant que telle,
33:12 est une histoire qu'on doit absolument dépasser pour entrer dans un processus
33:15 mémoriel honnête. On va dire ça comme ça.
33:18 Or, le champ politique se divise dans ces deux catégories.
33:21 Je pense que l'histoire de France suffit largement à elle-même,
33:24 pour entrer dans un processus mémoriel honnête.
33:27 On n'a pas besoin de sortir d'une histoire de France
33:30 qui serait inventée et mythifiée pour se confronter à notre passé
33:34 qui n'est pas idéal, qui est tout à fait imparfait,
33:36 comme l'est passé de toutes les civilisations.
33:38 À ce petit jeu-là, personne n'est vainqueur.
33:40 Mais on n'a pas besoin de quitter le domaine de l'histoire de France
33:43 pour être honnête. Ce n'est pas ça, l'acte d'honnêteté, si vous voulez.
33:46 Vous voyez ce que je veux dire ?
33:47 Donc je pense qu'il y a un champ politique qui se divise en deux catégories
33:49 et qui d'ailleurs dépasse très largement la question de la droite et de la gauche.
33:52 Voilà. Je pense que, par exemple, Jean-Luc Mélenchon,
33:54 pour citer un exemple totalement extravagant,
33:56 je pense qu'à une certaine époque, il y a une dizaine d'années,
33:58 a justement essayé de créer une sorte d'histoire nationale
34:01 en se reposant sur la Révolution française,
34:03 on se souvient de ses rassemblements à la place de la Bastille,
34:05 et qu'aujourd'hui, dix ans après, il a complètement oublié tout ça.
34:07 Donc vous voyez comment est-ce qu'on est dans ce champ
34:09 et comment est-ce qu'on en sort aussi. Pardon.
34:10 Alors, il y a une fonction politique de l'histoire depuis toujours,
34:12 vous nous direz qu'elle est essentielle.
34:14 Pourtant, pourtant, je dirais ces dernières années,
34:16 depuis une trentaine d'années, on dit que l'histoire ne peut rien nous apprendre.
34:19 On peut apprendre beaucoup de choses, mais elle n'a pas de fonction civique.
34:22 Elle n'est pas censée nous éduquer. On n'est pas censé y trouver des exemples.
34:25 On n'est pas censé y trouver des sources d'inspiration.
34:27 Or, certains nous disent, Michel de Geger dans La Compagnie des Ombres nous dit non,
34:31 l'histoire peut être un lieu d'éducation civique, d'éducation morale.
34:34 Vous partagez ce point de vue, j'ai l'impression,
34:36 pour vous, l'histoire est source d'exemples qui peuvent féconder le présent.
34:39 Bien évidemment, l'histoire, c'est notre identité.
34:41 Donc par définition, c'est à ça qu'on se réfère pour se construire.
34:44 Voilà, c'est tout.
34:45 Il n'y a pas besoin d'éducation nationale ou d'hommes politiques
34:47 pour faire des discours pour ça.
34:48 Notre histoire, c'est notre identité.
34:49 Donc c'est essentiel pour savoir qui nous sommes.
34:51 Et je pense que spontanément, les gens le font.
34:53 Je veux dire, par là, on a tous notre petite histoire.
34:56 Tout le monde s'intéresse ici autour de la table,
34:57 les gens qui nous regardent, à qui ont été nos parents, nos grands-parents,
34:59 dans quel monde ils ont vécu, où est-ce qu'ils ont voyagé au sein de leur pays
35:03 ou même à l'étranger d'ailleurs.
35:04 L'histoire, c'est la version rationalisée d'une chose
35:07 qui nous est donnée spontanément avec passion,
35:09 qui s'appelle le passé.
35:10 Et le présent total, ça n'existe pas.
35:13 Donc oui, effectivement, bien sûr que l'histoire a une fonction civique.
35:15 C'est essentiel.
35:16 Et voudrions-nous la détruire d'ailleurs, que ça ne pourrait pas fonctionner ?
35:19 Aucun individu vivrait sans histoire.
35:21 Même les wokistes, à leur façon, ne s'en rendent pas compte,
35:24 mais eux-mêmes se tournent vers l'histoire.
35:26 C'est-à-dire que c'est une aventure exclusivement historique.
35:28 Certes, déconstructiviste et fautive, mais eux-mêmes se tournent vers ça.
35:31 Donc l'histoire est essentielle, bien sûr.
35:33 D'ailleurs, il y a un sondage, vous verrez, dans très peu de temps,
35:36 qui va sortir, réalisé par l'IFOP et l'Observatoire de l'Histoire de France,
35:40 qui souligne que l'histoire est la deuxième matière préférée des Français,
35:46 après les mathématiques, très largement.
35:48 Donc c'est assez évident.
35:50 Bien sûr que l'histoire est notre éducation civique, surtout en France,
35:53 où nous avons quand même fait une révolution qui n'est pas insignifiante,
35:56 où nous avons une république très armée, entre guillemets,
35:59 et évidemment que cette histoire-là est ce qui nous constitue.
36:01 Nous sommes le pays le plus historicisé du monde.
36:03 Alors, il y a chez vous une part d'optimisme.
36:06 On pourrait y revenir, mais en est-ce simple, vous nous dites
36:09 que l'histoire peut même être source d'optimisme.
36:11 Vous nous dites que chaque civilisation est hantée quelquefois par le sentiment,
36:14 est hantée par la possibilité de sa décadence.
36:16 Vous nous dites même, à un moment donné, dans le page 60, vous nous dites,
36:19 il arrive effectivement qu'on ait de bonnes raisons de croire à la décadence,
36:22 dénatalité, effondrement, effondrement moral, faites la liste.
36:26 Et là, je vous cite.
36:28 « Mais survient Auguste avec sa jeunesse, son énergie, sa détermination
36:32 et sa créativité pour ainsi dire divine ou presque.
36:36 Rome survivra, c'est un ordre.
36:38 La magie du redressement va opérer pendant plusieurs décennies.
36:41 Avant que ne revienne la spirale, non pas tant du déclin que du renoncement,
36:44 de quoi méditer sur aujourd'hui. »
36:46 J'ai l'impression qu'Auguste, on pourrait l'appeler De Gaulle ici.
36:48 - Bien sûr. - Sans faire de comparaison.
36:51 - C'est la même fonction.
36:53 - Une grande volonté peut transformer les choses.
36:55 - Il faut une grande volonté.
36:56 Et surtout, il faut dépasser les faits.
36:58 Il faut être plus grand que les faits.
36:59 Et le point commun, précisément, entre De Gaulle et Auguste, par exemple,
37:02 c'est qu'ils ont un état statistique de leur pays, entre guillemets,
37:04 qui est catastrophique, d'accord ?
37:06 Avec un état psychologique, lui aussi, catastrophique,
37:08 qui correspond assez bien à l'état statistique.
37:09 Et pourtant, eux décident que la lecture qu'on fera de cet état,
37:12 ce n'est pas ce qu'il y a en face de nous.
37:14 Puisque ce qui compte avant tout, c'est notre réputation.
37:16 Parce qu'à force d'appuyer sur notre réputation,
37:18 c'est la grandeur du pays qui revient.
37:20 Et si on y croit, ça fonctionne.
37:22 C'est ça la force de l'âme des peuples.
37:23 C'est ça la spontanéité.
37:24 Mais De Gaulle, d'ailleurs, puisqu'on parle d'émotion et de raison,
37:26 le 18 juin, quand il fait son appel,
37:29 je ne crois pas que ce soit un grand moment de raison.
37:31 De Gaulle, ils sont quatre à ce moment-là.
37:33 Il ne fait pas appel à la raison des Français.
37:35 Là, on a une lecture téléologique de l'histoire à posteriori.
37:38 Mais enfin, évidemment que De Gaulle fait un pari émotionnel.
37:40 Vous voyez ce que je veux dire ?
37:41 C'est pour ça aussi que ça a parfois une fonction très grande.
37:43 Quand Churchill défie l'Allemagne nazie,
37:45 qui à l'époque est la première armée du monde,
37:47 depuis son île anglaise,
37:48 ce n'est pas un moment rationnel.
37:50 C'est un moment purement émotionnel.
37:52 Donc, faire appel à l'âme des peuples,
37:54 non seulement ça compte, mais surtout, ça prouve que ça existe.
37:56 Parce que nous avons des tonnes d'exemples dans l'histoire
37:58 où ça les a sauvés.
37:59 Tout peut renaître.
38:00 Et vous nous dites, à l'échelle de l'histoire,
38:02 des décadences qui en ont eu plusieurs,
38:03 des renaissances qui en ont eu plusieurs.
38:04 Mais je me mets dans la peau d'un homme
38:06 qui serait contemporain de sa civilisation décadente.
38:08 Ce n'est pas très difficile.
38:09 (rires)
38:10 Et le fait est qu'effectivement, dans 500 ans, dans 1000 ans,
38:13 quelque chose d'autre naîtra, puis il y aura un autre cycle.
38:15 Mais si on est contemporain de l'avachissement de sa cité.
38:18 Et il y a eu des cités qui ont disparu dans l'histoire.
38:20 Des nations ont disparu.
38:21 Des peuples ont perdu leur indépendance.
38:22 Des civilisations ont disparu.
38:24 Quelquefois, ce qu'on présente comme un catastrophisme
38:26 ou un cliénisme n'est rien d'autre qu'une lucidité supérieure.
38:28 Ce n'est pas faux.
38:29 Mais il n'empêche que la chose qui peut "contrer" ça,
38:33 pas forcément, je suis d'accord, évidemment,
38:35 nous avons autant de contre-exemples.
38:36 Vous avez tout à fait raison.
38:37 C'est l'obstination.
38:38 C'est l'obstination.
38:39 À notre échelle, je vais dire, de petits individus,
38:42 si je puis dire, de petites fourmis d'une civilisation,
38:45 nous ne sommes pas grand-chose.
38:46 Et c'est pour ça, d'où l'importance d'avoir des hommes,
38:49 des grands hommes, j'aime pas trop cette expression,
38:51 mais enfin voilà, d'avoir des gouvernants, des dirigeants
38:54 qui incarnent ça et qui, entre guillemets, en prennent la charge.
38:57 Vous voyez ce que je veux dire ?
38:58 Parce que ça, ça vient d'en haut.
38:59 Ça vient d'en haut, ça ne peut venir que d'en haut.
39:01 Entre guillemets, quand le déclin habite tout le monde,
39:03 je veux dire, ça ne peut venir que d'en haut.
39:05 Il faut qu'un fluide, si je puis dire, se disperse.
39:07 Vous voyez ce que je veux dire ?
39:08 Donc je pense que, je comprends comment est-ce qu'un contemporain
39:11 au quotidien peut, par la lucidité, se dire
39:14 "Mais en fait, on est vraiment dans un moment
39:16 où on vit moins bien."
39:17 Mais il n'empêche que, même si les exemples sont infimes,
39:19 le redressement, ça existe.
39:21 Ça existe véritablement et pour ça, il faut avoir des chefs supérieurs
39:23 qui le disent, qui convainquent et qui font.
39:25 Bien sûr.
39:26 - Arthur Le Matrigant.
39:27 - Vous étudiez, analysez l'articulation de l'émotion et la raison
39:32 et même leur opposition.
39:33 Et justement, est-ce que le problème ne vient-il pas
39:36 que l'histoire ne peut pas être étudiée, pensée, instrumentalisée
39:40 comme une science humaine comme une autre ?
39:43 - Comment ça, pardon ? Je n'ai pas tout à fait compris.
39:45 - L'histoire n'est pas une science humaine comme une autre.
39:47 - Oui, l'histoire n'est pas...
39:48 - Le problème, justement, c'est le problème du rapport
39:50 et de l'enseignement qu'on a avec ça.
39:51 - C'est assez vrai.
39:53 Et d'ailleurs, l'histoire telle qu'on la connaît,
39:55 telle qu'elle enseigne aujourd'hui,
39:56 et d'ailleurs telle qu'elle a été imaginée en termes de racines nationales,
39:58 ça date du 19e.
39:59 En gros, création de l'université,
40:01 c'est avec la libération des archives, c'est après la Révolution.
40:03 D'accord ?
40:04 Donc ça, on a un rapport à l'histoire déterminé par un protocole
40:07 tout à fait sain, raisonnable et rationnel et très utile,
40:10 qui est ça.
40:11 Mais ça ne veut pas dire qu'avant, il n'y avait pas d'histoire.
40:12 Je veux dire par là que Platon est un historien à sa façon.
40:15 Vous voyez ce que je veux dire ?
40:16 N'importe quel écrivain qui a le Bourgeois de Paris
40:19 est un historien à sa façon.
40:20 Donc si on met de côté le protocole de recherche,
40:24 d'écriture universitaire, entre guillemets,
40:27 qui a sa fonction tout à fait utile et très bien,
40:30 nous vivons dans l'histoire depuis bien avant.
40:32 Et il est vrai que si on s'arrête à ça,
40:36 on se dit qu'il y a des codes
40:38 qui doivent nous guider dans l'histoire,
40:40 alors qu'il n'y a pas de codes dans l'histoire.
40:41 Lire un livre d'un témoin d'il y a cinq siècles,
40:44 ça va de soi.
40:45 - Bien sûr.
40:46 - Alors, il y a une question qui est essentielle,
40:47 c'est la formation des élites.
40:48 Elle n'est pas au cœur de votre ouvrage,
40:50 et pourtant elle est présente.
40:51 Vous nous parlez aujourd'hui des élites
40:52 qui vont se former dans les business schools,
40:54 dans les écoles de commerce, et ainsi de suite.
40:55 Pour être capable d'agir sur l'histoire,
40:57 pour vouloir peser sur les événements,
40:58 pour être capable de trouver des inspirations
41:00 dans les siècles passés,
41:01 si notre formation, essentiellement,
41:03 elle est administrative, juridique,
41:05 et elle n'a pas un contenu historique
41:06 où on apprend à se sentir héritier d'une continuité,
41:09 on ne peut rien faire.
41:10 Je dirais que nos élites ne sont-elles pas programmées
41:12 pour ne pas comprendre l'importance de l'histoire
41:14 dans le redressement des peuples ?
41:15 - Alors, nos élites, je sais,
41:16 enfin, c'est compliqué de parler de généralité,
41:18 mais là, tu rejoins complètement,
41:19 et ça, pour le coup, c'est quelque chose
41:20 qui, moi, m'inquiète.
41:21 Je suis assez optimiste, mais là-dessus,
41:22 je ne suis pas du tout optimiste,
41:23 et ça me désole.
41:24 C'est la disparition, effectivement, je dirais,
41:26 de la culture ou du monde de la connaissance,
41:28 au sens large,
41:29 dans l'écosystème direct des élites.
41:31 C'est juste, simplement,
41:32 qu'il y a des fonctions symboliques
41:34 dans notre univers au quotidien
41:35 qui disparaissent.
41:36 On n'a pas un écrivain ministre.
41:39 Ça fait longtemps, d'ailleurs,
41:40 que ça n'est pas arrivé.
41:41 Non, mais je veux dire,
41:42 ce n'est pas anodin,
41:43 parce que ça veut dire qu'en fait,
41:44 si vous mettez un écrivain ministre,
41:45 je prends cet exemple un peu idiot,
41:46 mais ça donne une idée de la chose.
41:48 Si vous prenez un écrivain ministre,
41:49 ça veut dire que les gens, tous les jours,
41:51 ils voient de temps en temps
41:52 un écrivain qui arrive avec une voiture de fonction
41:54 dans un cortège de la République,
41:55 qui parle devant un pupitre
41:56 avec un drapeau tricolore,
41:57 et ils se disent, ça, ça compte.
41:59 Ou un universitaire, d'ailleurs,
42:01 ça fonctionne aussi, ça, ça compte.
42:03 Eh bien, je pense que la disparition
42:05 d'une catégorie socio-professionnelle,
42:07 pour le dire, pour le coup,
42:08 un peu de façon technocratique,
42:10 de l'univers de la chose politique,
42:12 de l'univers de la décision,
42:13 de l'univers des élites,
42:14 que je traduirais par celui
42:15 qui ont le pouvoir de dire et de faire,
42:17 au quotidien, je pense que oui,
42:19 ça crée la disparition de cette chose,
42:21 et comme par un ruissellement négatif,
42:23 si je puis dire,
42:24 eh bien, on crée un reflux
42:25 de l'importance du monde de la connaissance,
42:27 du monde de l'art aussi,
42:29 et pour une société,
42:30 ce n'est pas forcément une bonne nouvelle,
42:31 surtout pour la France,
42:32 qui est un pays où on regarde énormément par ça, quand même.
42:35 - Il nous reste environ 1 minute 30,
42:37 une question toute simple.
42:38 Vous êtes un optimiste ontologique,
42:39 j'ai l'impression, en vous lisant.
42:40 - Bien sûr.
42:41 - Vous avez une prédisposition à l'optimisme.
42:43 Pourtant, comprenez-vous vos contemporains
42:45 qui ont l'impression quand même
42:46 de voir leur pays, leur civilisation,
42:48 leur cité se décomposer
42:50 et pas simplement se transformer
42:51 parce que tout se transforme,
42:52 le sentiment qu'ils sont peut-être contemporains
42:54 de la fin de quelque chose de beau et d'essentiel.
42:56 Les comprenez-vous?
42:57 Pour vous, finalement, c'est une illusion toxique.
42:59 - Non, je les comprends.
43:00 Je les comprends parce que je pense
43:01 tout simplement qu'on a abandonné ces gens.
43:03 Je le dis vraiment comme je le pense.
43:05 Je me rends compte
43:06 quand je vais faire des conférences en province,
43:08 par exemple, je fais les mêmes conférences qu'à Paris,
43:11 juge qu'elles sont "exigeantes", si je puis dire,
43:13 et je rencontre des gens
43:14 où les salles sont toujours pleines,
43:16 ils sont enthousiastes,
43:17 ils posent plein de questions,
43:18 ils sont parfois infiniment plus curieux qu'à Paris.
43:21 Là, je ne fais pas du populisme provincial,
43:22 qui ne me ressemble d'ailleurs pas beaucoup,
43:24 mais je me rends compte qu'en fait,
43:26 oui, c'est vrai qu'on a abandonné,
43:29 mais il y a fort longtemps déjà,
43:30 une partie de la France,
43:31 puisque moi, je ne parle que de la France,
43:33 en pensant que ça, ce n'était pas pour elle.
43:35 Eh bien oui, effectivement,
43:36 ça crée du coup une impression de déclin,
43:38 parce que là encore,
43:39 si vous ne mettez pas la culture,
43:40 si vous ne mettez pas l'intelligence,
43:41 si vous ne mettez pas le prestige du savoir
43:43 au contact des gens,
43:44 eh bien forcément, vous les abandonnez,
43:46 ça les met en colère.
43:47 Et là, oui, ils ont un sentiment de décadence,
43:49 pour le coup,
43:50 mais ils ne se rendent pas compte
43:51 que la décadence, elle vient du fait
43:52 qu'on les a laissés "tomber dedans".
43:54 Et donc, je pense qu'il y a eu un abandon de ça
43:57 qui n'est pas criminel,
43:58 mais enfin, qui est très, très dommageable.
44:00 Merci beaucoup d'avoir été l'invité de Face à Boccote.
44:03 Merci Mathieu, merci Arthur de Vatrigan.
44:05 J'en profite pour vous rappeler la soirée spéciale
44:07 demain soir de CNews et Europe 1
44:09 justement pour les élections européennes
44:11 dont on ne va pas parler aujourd'hui.
44:13 Vous voyez le programme qui s'affiche à 17h.
44:15 Vous retrouverez Romain Desarbres à 19h,
44:17 Laurence Ferrari et Pierre De Villeneuve
44:18 pour tous les résultats et le décryptage
44:20 à partir de 22h avec Eliotte Deval.
44:23 On se retrouve dans un instant
44:24 avec l'heure des pros.
44:25 Et mes invités, à tout de suite.
44:27 ♪ ♪ ♪