• il y a 6 mois
Analyse et décryptage du paysage politique français, à quelques jours du premier tour des élections législatives. Les débatteurs du jour sont : l'essayiste Raphaël Llorca et l'écrivain Hervé Le Tellier. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10/le-debat-du-7-10-du-mardi-25-juin-2024-6954565

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00:00Ce matin, entre le choc suscité par la décision de dissoudre l'Assemblée nationale et le temps extrêmement court de la campagne,
00:07comment penser le moment politique que traverse le pays ? Quels sentiments, quels affects
00:14les Français perçoivent ? Comment faire le récit de cet épisode ?
00:21On va poser ces questions à Raphaël Yorca, essayiste, expert associé à la Fondation Jean Jaurès,
00:28auteur du roman national des marques aux éditions de l'Aube, et à Hervé Letellier, écrivain pris Goncourt 2020 pour L'Anomalie.
00:36Votre dernier livre est un récit de la résistance intitulé « Le nom sur le mur » et il est publié chez Gallimard.
00:44Bonjour à tous les deux ! Merci d'être là. Dans une tribune publiée dans Le Monde, Raphaël Yorca,
00:50vous avez qualifié la décision de dissolution de « coup d'état psychique ». Que voulez-vous dire par là ?
01:00En fait, je suis parti de l'idée selon laquelle l'analyse politique traditionnelle ne suffisait pas pour comprendre l'état de sidération
01:10dans laquelle cette décision de dissoudre l'Assemblée nationale avait plongé une bonne partie du pays.
01:14Sidération qui était très proche, me semblait-il, de l'annonce du confinement.
01:20Alors, le coup d'état psychique, j'écarte tout de suite l'idée selon laquelle ça ne se déroule pas du tout sur le plan juridico-légal, évidemment.
01:28C'est l'article 12 de la Constitution, le président de la République a tout à fait les prérogatives pour le faire.
01:33En revanche, le coup d'état psychique, pour moi, ça désigne un acte politique d'une telle force de déstabilisation psychique
01:41qu'elle en vient à neutraliser le fonctionnement mental habituel de tout le monde, des citoyens,
01:49et peut-être à commencer par les états majeurs politiques.
01:51Et donc, ce coup d'état psychique, il a entraîné tout un tas de conséquences.
01:56J'ai tenté la formule de la psychose politique.
02:00La psychose, dans le dictionnaire de la psychanalyse, ça désigne l'altération du rapport au réel.
02:05Alors, je ne veux surtout pas pathologiser les comportements, mais certains auteurs, je pense à Charles Mellement,
02:11qui est un psychanalyste qui a beaucoup réfléchi l'articulation entre psychanalyse et société.
02:15Il a justement essayé de réfléchir à la situation sur laquelle certains actes historiques, politiques sont tellement importants
02:22qu'il en vient, en fait, à déverrouiller tout un tas de tabous, à détraquer le fonctionnement habituel du système politique.
02:31Et il me semble que depuis le 9 juin, on est exactement dans cette configuration.
02:34Vous partagez, Hervé Le Tellier, cette lecture du moment dans lequel nous sommes ?
02:39Non seulement la lecture, mais aussi la manière dont j'ai vécu le moment de la dissolution,
02:44où, effectivement, j'étais aussi dans un état de sidération.
02:47Les écrivains sont, en tout cas moi, je suis quelqu'un du temps long,
02:52et le fait d'être précipité dans un temps aussi court pour à la fois reconstruire une pensée,
02:59estimer la situation politique dans laquelle j'étais précipité, les réactions que je pouvais avoir,
03:05et que pouvaient avoir mes proches et mes amis,
03:08c'était effectivement quelque chose qui ressemblait fortement à une sorte de choc.
03:15Le mot de coup d'état psychique ne me paraît pas exagérer, effectivement.
03:20Vous avez éprouvé un sentiment de chaos, c'est ça ?
03:23Immédiat.
03:24Immédiat, et je me souviens que Julien Cagé avait, à l'époque, fait circuler...
03:29L'économiste ?
03:30L'économiste Julien Cagé avait fait circuler une sorte de pétition pour...
03:36dans trois ans, qui était la mise en place,
03:39en expliquant que le système une ligne nominale à deux tours de la présidentielle
03:45était quelque chose qui exigeait de la part de la gauche une unité, une sorte de front populaire.
03:49Celui-ci circulait depuis quelques jours avant les résultats des européennes.
03:55Et au moment où est arrivée la dissolution,
04:00cet appel pour dans trois ans est devenu un appel pour dans trois semaines.
04:06Effectivement, ça change complètement à la fois la possibilité de construire un nouveau récit de gauche,
04:11de faire une sorte de tabula rasa des colères et des anathèmes
04:18qui avaient été lancés les uns autour des autres, voir des noms d'oiseaux.
04:21Et c'était tout à fait changer les possibilités d'un récit.
04:25L'Opinion publie ce matin une enquête sur les sentiments que suscite le moment dissolution législative.
04:33Les Français interrogés parlent de fatigue, de colère, de tristesse et de peur.
04:39C'est ce qui arrive en premier.
04:41L'espoir suit, mais il est intercalé entre la honte et le désespoir.
04:48Vous qui avez œuvré avec la Fondation Jean Jaurès à cette enquête, Raphaël Iorqua,
04:54comment analysez-vous ce tableau psychique ?
04:58D'abord, justifier le fait que la lecture émotionnelle de la période me semblait absolument nécessaire.
05:05Cette étude vériant pour l'opinion de la Fondation Jean Jaurès montre, et vous venez de le dire,
05:10une espèce de déclatement de tout un tas de sentiments extrêmement contradictoires.
05:14Je préciserai peut-être juste une chose qui me semble très importante.
05:18Là, ce que vous venez de citer, ce sont tout un tas de sentiments en général.
05:21Quand on pose la question « Quelles émotions vous traversent au sujet très précis des élections législatives à venir ? »
05:29Il y a deux émotions qui se distinguent, qui sont des émotions qui sont presque aux antipodes.
05:35L'espoir et la peur.
05:36L'espoir en numéro un, ce qui est quand même potentiellement contre-intuitif, à 35%,
05:42qui est surreprésenté, quand on regarde dans le détail, chez les sympathisants RN, à plus de 52%.
05:46Et la peur, à 26%, qui suit juste derrière.
05:50Et on sent, en réalité, ce qu'on pourrait appeler, alors je tente l'expression, une « facho-anxiété ».
05:55On connaît l'éco-anxiété, c'est-à-dire l'anxiété suscitée par le réchauffement climatique.
05:59Là, ce qu'on voit apparaître, et ce qui est combiné à tout un tas d'études qualitatives que je peux mener par ailleurs,
06:04en écoutant des groupes de Français, il y a de plus en plus une « facho-anxiété »,
06:08c'est-à-dire une crainte de ce que signifie l'arrivée au pouvoir d'une extrême droite.
06:13Vous voulez prouver, Hervé Le Tellier ?
06:15Oui, bien sûr. D'abord parce que je n'ai jamais connu une extrême droite au pouvoir, première chose.
06:22Et que le seul souvenir que j'en ai ne date pas de la République, il date d'un moment de l'occupation des années 40.
06:29Donc une extrême droite imposée par le régime nazi, ce qui est quand même tout à fait différent
06:34d'une extrême droite qui arrive par les élections au pouvoir, c'est aussi une différence.
06:38Et qu'on voit bien qu'il y a un hiatus énorme entre ce qui est dit et ce qui va être fait.
06:45Je viens d'écouter un membre du Front National parler des franco-suisses, mais il y a de quoi rire.
06:53Moi aussi j'ai très peur des franco-suédois, s'ils rentrent au CNC,
06:57qui voudraient défendre Bergman contre le cinéma français, vous voyez.
07:00On voit bien que ce qui est caché derrière, ce n'est absolument pas la question des franco-suisses.
07:05Et qu'il s'abrite toujours derrière une sorte de double discours,
07:10où on voit très bien de quoi il est question, sans que jamais ça ne soit dit.
07:14Ce qui est très perturbant pour moi, qui est beaucoup travaillé sur la bataille culturelle de l'extrême droite.
07:19Là, ce qui est très perturbant dans la période, c'est qu'on est aux antipodes de ça.
07:22Ils ne mènent pas du tout une bataille culturelle, ils sont dans une stratégie du neutre.
07:26C'est-à-dire une stratégie de l'esquive permanente de ce qui pose problème,
07:31et ce qui potentiellement crée une forme de conflictualité à leur égard.
07:34Alors soit, en remettant à plus tard tout un tas de mesures, en disant « Dormez tranquilles, braves gens »,
07:39on le fera peut-être, éventuellement, dans un futur hypothétique, post-2027.
07:43Et puis l'exemple que vous venez de mobiliser est excellent.
07:46La question de la binationalité et de la suppression.
07:50Moi, ce matin, en entendant un membre du Rassemblement National parler d'une liste,
07:54on a quand même les poils qui se hérissent.
07:56Et précisément, en prenant cet exemple absurde du danger des franco-suisses,
08:03alors qu'on sait exactement quel type de population sont ciblées, on est dans une stratégie de l'esquive.
08:07Et je trouve que ça pose problème, et ça revient à ce que vous venez de dire tout à l'heure sur la durée de la campagne.
08:11On a une durée extrêmement courte qui autorise ces formations politiques, au fond,
08:17à ne pas être totalement claires et transparents en face de leurs électeurs.
08:23Et ça, je trouve que c'est un problème réellement démocratique.
08:25– Hervé Le Tellier ?
08:26– Oui, c'est très court.
08:27C'est vrai que c'est au long d'une campagne qui peut durer un mois, deux mois, trois mois,
08:32qu'on va voir vraiment émerger des positions nettes,
08:35et qu'on va pouvoir poser des questions et exiger des réponses.
08:37Là, on n'aura pas le temps.
08:39Et les Français vont voter dans le flou.
08:42Y compris sur l'explicitation du programme du Front Populaire,
08:46il y a aussi ce flou qui n'a pas le temps d'être explicité.
08:49Les économistes n'ont pas eu le temps de réagir.
08:51J'ai vu qu'il y avait un prix Nobel d'économie qui s'était prononcé en faveur du programme du Front Populaire.
08:56– Il y en a un autre qui le critique.
08:58– Un autre le critique.
08:59Donc ces questions de débat à la fois économique, politique, culturel,
09:06n'auront pas le temps d'être posées en deux semaines.
09:08– On est, dites-vous, Raphaël Iorqua, également dans un moment de politique Netflix.
09:15Que voulez-vous dire par là ?
09:17– Alors, moi j'ai beaucoup lu la presse et les analyses sur cet acte de la dissolution.
09:23Il m'a semblé assez rapidement que le mode de rationalité politique ordinaire
09:27ne suffisait pas à expliquer ce qui était en train de se passer.
09:30Élargir la majorité dans un moment de défaite électorale, ça ne marche pas.
09:34Redonner la parole au peuple qui venait de voter, ça ne marche pas.
09:37Débloquer le Parlement alors que ça fait deux ans que la majorité présidentielle
09:41dit qu'on peut légiférer de cette façon, ça ne marche pas.
09:43Autrement dit, soit on conclut une forme d'irrationalité
09:47et on tombe, me semble-t-il, dans des analyses un peu psychologisantes
09:50qui empêchent de penser le moment présent.
09:53Soit on essaie de penser une autre forme de rationalité.
09:56Et il me semble qu'il y a un certain nombre d'indices qui montrent
09:59que le président de la République a agi sous une forme de rationalité fictionnelle.
10:03C'est-à-dire cette idée, qui est très vieille, qui date même des poétiques d'Aristote,
10:08cette idée selon laquelle le propre d'un récit, c'est de renverser les attentes.
10:13C'est de raconter, par tout un tas de péripéties,
10:16la façon dont un héros passe du malheur au bonheur,
10:20de l'infortune à la prospérité, etc.
10:23Et qu'au fond, c'est la causalité paradoxale dont parlait Aristote.
10:27La causalité paradoxale, c'est le fait que la vérité
10:30apparaît comme inversion de ce qu'elle laissait sembler apparaître au départ.
10:34Et donc c'est ça qui me semble en jeu.
10:35C'est-à-dire qu'au fond, il y a cette croyance fictionnelle
10:39du camp de la majorité présidentielle qui consiste à dire
10:41qu'on va pouvoir, par l'effet d'entraînement d'un récit politique,
10:45celui, on va peut-être en discuter, de la symétrisation des extrêmes,
10:48d'une dramatisation absolue des enjeux jusqu'à parler hier de guerre civile,
10:52on va réussir à, comme ça, inverser une situation
10:55qui était au départ extrêmement à son désavantage.
10:59– Hervé Le Tellier, écrivain.
11:02– Moi, j'aime bien le sens des mots.
11:03Quand j'entends le président de la République qualifier d'extrême-gauche
11:09des gens comme Jospin, des gens comme François Hollande,
11:12je ricane, je me dis, mais est-ce qu'il prend les Français pour des imbéciles ?
11:16Ou est-ce que, véritablement, il a l'espoir que ce type de discours
11:19va sauver sa propre formation en se plaçant dans un centre inexistant ?
11:26Et ça, ça m'inquiète, c'est-à-dire que, même si on mène un combat
11:29pour un premier tour, il ne faut pas penser qu'au second tour,
11:32on va pouvoir rattraper ce qui a été dit d'absurde au premier.
11:35Donc, il est temps, tout de suite, d'avoir une position ferme.
11:38Si on doit se battre contre l'extrême-droite, qu'ils le disent,
11:41mais qu'ils ne qualifient pas, d'une manière exagérée,
11:44les différents partis qui sont membres du Front Populaire,
11:47comme il le fait actuellement, ça n'a aucun sens.
11:50– Merci à tous les deux d'être venus échanger au micro d'Inter ce matin.
11:54Hervé Letellier, le nom sur le mur chez Gallimard.
11:57Raphaël Liorca, je renvoie à votre roman national des marques aux éditions de l'Aube
12:04et à cette enquête pour la Fondation Jean Jaurès
12:09et l'Opinion publiée ce matin dans le quotidien L'Opinion.
12:13Merci encore à tous les deux.

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