Comment lire Lacan aujourd'hui ?

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L'invité des Matins de France Culture.
Comprendre le monde c'est déjà le transformer(07h40 - 08h00 - 3 Février 2023)
Retrouvez tous les invités de Guillaume Erner sur www.franceculture.fr
Transcript
00:00 *Générique*
00:06 42 ans après sa mort, le psychanalyste Jacques Lacan fait toujours autant débat dans le milieu.
00:11 Médical, intellectuel, tantôt grand théoricien de l'inconscient et de la psychologie humaine,
00:16 tantôt charlatan au concept obscur et sans fondement scientifique, cet héritier de Freud
00:20 a enflammé les cercles de pensée de l'après-guerre avec ses idées nouvelles.
00:24 Mais comment lire et interpréter aujourd'hui ses écrits compte-t-il à nous apprendre ?
00:28 Bonjour Sanfie Mandelson, vous êtes vous-même psychanalyste, vous êtes l'autrice de « La vie psychique du racisme, l'empire du démenti »
00:36 publié aux éditions de La Découverte. Bonjour Jacques-Alain Miller.
00:39 Bonjour.
00:40 Vous êtes vous-même psychanalyste et vous éditez les séminaires donnés par Jacques Lacan, dont vous êtes d'ailleurs le disciple.
00:46 Les derniers en date sont donc les premiers écrits publiés au début de sa carrière
00:50 et le 14e séminaire qu'il a donné entre 1966 et 1967.
00:56 Pourquoi, Jacques-Alain Miller, ces inédits sont-ils précieux ?
01:01 Ils sont précieux parce que, j'aime bien l'expression, ils sont précieux parce qu'ils sont lus comme des livres d'aujourd'hui.
01:11 Il n'y a vraiment pas beaucoup de livres, je crois même que c'est une exception,
01:17 de livres qui étaient conçus il y a 50 ans et qui sont lus comme d'aujourd'hui.
01:25 C'est ce phénomène singulier qu'on constate, je le crois, avec Lacan.
01:33 Des inédits, des inédits.
01:36 Important, ce séminaire, donc le 14e, s'intitule « La logique du fantasme », un titre qui apparaît comme un paradoxe, Jacques-Alain Miller.
01:44 Je suis d'accord, c'est un paradoxe, c'est même un couac, si vous voulez,
01:50 puisque le fantasme pour tout le monde, et indépendamment de sa définition psychanalytique,
01:56 renvoie à l'imagination, ou comme dit Lacan, à l'imaginaire,
02:03 tandis que la logique, c'est une manipulation de symboles,
02:08 et donc qui appartient, selon Lacan, au registre symbolique.
02:14 Donc c'est deux champs tout à fait différents, et la logique ne devrait jamais rencontrer le fantasme.
02:21 Or, Lacan les met ensemble, et c'est déjà un phénomène de surprise qui s'impose.
02:29 Alors, deuxième singularité, la logique du fantasme, c'est un peu l'arlésienne du séminaire,
02:42 parce qu'on en parle, Lacan en parle régulièrement, il dit « et cela contribue à notre logique du fantasme »,
02:48 et voilà ce qui nous conduit à la logique du fantasme, donc il en parle beaucoup,
02:53 mais cette logique n'apparaît jamais,
02:57 c'est-à-dire qu'il n'y a pas un chapitre qui serait explicitement consacré à la logique du fantasme,
03:05 et au fond, Lacan laisse à ses lecteurs, à ses auditeurs, la tâche de recomposer cette logique du fantasme.
03:13 Alors je peux essayer de vous dire comment on la recompose.
03:16 - Avec plaisir !
03:17 - Je vais essayer de le dire avec pédagogie, comme vous m'y avez invité,
03:22 donc je vais simplifier un peu, je le dis pour mes collègues qui sont ici, Sophie, et puis ceux qui sont à l'écoute.
03:31 - Oui, parce que c'est important peut-être de le dire, Jacques-Alain Miller,
03:35 en fait ces séminaires, ils s'adressaient d'abord à votre profession, autrement dit à des psys.
03:39 - Ah, ça se discute, parce que justement, pendant 10 ans,
03:44 donc la période du séminaire 1 au séminaire 10,
03:51 Lacan a fait son séminaire à l'hôpital Saint-Anne,
03:56 dans le plus grand amphithéâtre de l'hôpital Saint-Anne qui contenait 100 personnes,
04:00 et là, en effet, sauf exception, c'était des psychanalystes, des psychiatres qui s'y pressaient,
04:08 plus quelques intellectuels curieux comme mon ami Catherine Clément,
04:15 qui l'a connu à cette époque.
04:17 Et puis, Lacan a eu des problèmes avec la Société Internationale de Psychanalyse,
04:25 il a décidé de partir de Saint-Anne,
04:28 et c'est à ce moment-là que Louis Althusser, dont vous avez entendu parler,
04:32 qui était responsable de la philosophie à l'école normale supérieure,
04:37 l'a invité à faire séminaire à l'école normale.
04:41 Et là, Lacan a eu 300 auditeurs, donc c'était le triple,
04:47 et puis c'était une salle, qui s'appelle toujours d'ailleurs la salle du San,
04:53 qui est de plein pied avec le quartier latin.
04:56 Donc, vous poussez la porte, vous entrez. Il n'y avait pas d'appariteur, il n'y avait pas de carte à montrer,
05:01 donc le public comportait en effet les anciens, mais il y avait plein de nouveaux.
05:09 Et d'ailleurs, on se bravait un peu quand, comme élève de l'école normale,
05:14 avec mes camarades, nous sommes entrés dans la salle,
05:17 au premier rang, il y avait les notables psychanalystes qui nous regardaient de travers,
05:23 et nous-mêmes, nous les regardions un peu de travers,
05:26 et à part ça, il y avait le tout venant.
05:28 Quand André Malraux disait que le Gaulliste, c'était le métro à 5h de l'après-midi,
05:35 ou 7h de l'après-midi, je ne sais plus,
05:37 eh bien c'était ça, le séminaire de Lacan, c'était le métro.
05:40 Un séminaire donc avec une voix particulière.
05:45 Je vous propose d'ailleurs d'écouter justement cette voix de Lacan,
05:48 parce que cela contribuait beaucoup à sa fascination.
05:51 Cela contribuait beaucoup, et son gestuaire aussi.
05:55 Philippe Solers, qui était un des grands fidèles du séminaire,
05:59 qui n'en manquait pas une seule séance, comme lui-même l'a dit,
06:03 me tannait pour que je fasse filmer Lacan.
06:07 Et Lacan ne voulait pas en entendre parler, puisqu'il considérait justement que sa personne,
06:12 même la séduction de sa personne et de sa voix,
06:17 contribuait à effacer son apport intellectuel.
06:21 Je vous propose d'écouter justement un extrait d'une conférence de Lacan.
06:25 Cet inconscient dont on parle sans faire plus que de se fier à une imagerie aussi antique que grossière,
06:36 mais qui, par Freud, a surgi pour désigner quelque chose de jamais dit jusqu'à lui.
06:48 Ce qu'il convient d'en articuler comme étant sa structure, c'est le langage.
06:57 C'est là le cœur de ce que j'enseigne, c'est là aussi, sous sa forme la plus tempérée,
07:05 que je maintiens de sa base où Freud signale le ton de la raison,
07:12 ce que j'ai trouvé au départ dans ce retour à Freud.
07:19 La voix de Jacques Lacan.
07:22 Un mot Sophie Mandelson, vous êtes psychanalyste.
07:25 Dans votre pratique de psychanalyste, quel rôle joue Lacan ?
07:33 Il joue un rôle essentiel, mais peut-être avant d'en venir là,
07:37 je voudrais dire un mot situé à l'événement éditorial qu'est la publication de ce 14e séminaire,
07:44 "La logique du fantasme", qui inaugure une nouvelle saison d'édition,
07:51 puisqu'il y a eu une interruption de 10 ans.
07:53 C'est un événement éditorial en tant que tel, puisque Jacques Lacan est une figure du paysage intellectuel français,
08:00 dont le rayonnement va bien au-delà des cercles psychanalytiques,
08:03 pour répondre au point que vous souleviez tout à l'heure.
08:06 Mais ce que je trouve particulièrement réjouissant dans ce moment de publication,
08:15 c'est qu'une partie interrompue reprenne.
08:19 Le jeu a commencé, auquel cette partie contribue,
08:25 le jeu a commencé au début de l'enseignement de Lacan,
08:28 alors que ses élèves commençaient à produire artisanalement des versions transcrites de son séminaire,
08:34 largement diffusées, et qui sont devenues alternatives
08:39 avec l'apparition en 1973 du premier séminaire officiellement publié au Seuil.
08:46 L'existence de ces deux versions, donc une version alternative,
08:50 devenue alternative à partir du moment où il y a eu une version officielle,
08:55 a généré des discussions passionnées et des conflits, sans doute.
08:59 Mais l'histoire de cette publication officielle, celle du Seuil, a ses propres effets,
09:05 et qui sont particulièrement intéressants à considérer,
09:08 puisqu'il s'agit d'une publication discontinue, dans le temps, depuis qu'elle a commencé,
09:14 et qui pour l'instant reste lacunaire, et qui n'a pas non plus suivi l'ordre des séminaires.
09:19 Le séminaire 11 a été publié en premier, en 1973, puis le 1, puis le 20.
09:26 On a beaucoup regretté cet apparent manque d'ordre, on a beaucoup pesté aussi,
09:32 mais on peut se demander aujourd'hui si le caractère singulier de cette entreprise éditoriale
09:37 n'a pas le grand intérêt d'empêcher que l'œuvre de Lacan ne s'auto-totalise,
09:42 ne se referme sur elle-même en un savoir figé,
09:46 et ne finisse en somme par se transformer en patrimoine.
09:50 - Ce serait un danger de la patrimonialiser, en quelque sorte, ce film en dessin ?
09:55 - C'est un danger possible à mes yeux, c'est-à-dire moi qui appartiens à la 3ème génération de psychanalystes,
10:02 pas celle des compagnons de route, et parfois des routes de Lacan, ni celle des élèves et des analysants.
10:09 Et cette 3ème génération dont je fais partie arrive à un moment de l'histoire
10:12 où le rapport aux institutions et aux figures de maîtres a changé.
10:16 On ne cherche pas un Lacan redivivus, un Lacan ramené à la vie, voire pire, ramené à lui-même.
10:23 Nous cherchons les usages contextualisés que nous pouvons faire de Lacan aujourd'hui.
10:28 Alors nous sommes portés dans ce projet par l'immense travail qui a été fait par ces deux générations de psychanalystes qui nous précèdent,
10:35 par leur désir d'analyste en somme, mais nous sommes aussi portés par un désir d'analyse plus large,
10:41 qui traverse les sciences sociales avec une intensité particulière ces derniers temps.
10:47 Et je pense peut-être, parce que ça montre aussi la vivacité de la pensée lacanienne,
10:53 je pense à des auteurs dans l'actualité éditoriale très récente, je pense au livre de Hervé Masurel,
11:00 "L'inconscient ou l'oubli de l'histoire", malgré ce titre ce n'est pas du tout une charge contre la psychanalyse,
11:05 et à bien d'autres auteurs, en particulier aux Etats-Unis, qui ont un usage de Lacan à la fois critique et clinique,
11:14 et qui ouvrent des perspectives pour l'analyse du temps présent.
11:18 - Jacques-Alain Miller, une question difficile...
11:20 - Si vous me permettez, je vais dire un mot sur la voix de Lacan.
11:25 Je crois que vous avez choisi... Ce n'est pas un extrait de séminaire de Lacan à mon avis...
11:29 - C'est une conférence.
11:31 - C'est ou une interview ou une conférence.
11:35 Et ça donne une voix très tranquille, sourde, et je dirais un peu tristounette.
11:42 Alors qu'à son séminaire, Lacan brillait par son dynamisme et par une voix qui avait des inflexions extrêmement changeantes.
11:51 Depuis, ça allait jusqu'à la vocifération à certains moments, et puis ça pouvait redevenir très doux,
12:00 ça pouvait aller de l'humour le plus grossier à l'occasion, de salle de garde, et puis jusqu'aux expressions les plus raffinées.
12:12 Donc l'exemple que vous avez donné, à mon avis, est un peu restrictif, excusez-moi.
12:19 - On a d'autres exemples, on va vous les faire entendre dans quelques instants, Jacques-Alain Miller.
12:24 - Je suis ravi.
12:25 - Si je vous demandais de définir ce qu'était la psychanalyse pour Lacan, en quoi, par exemple, elle différait de la cure chez Freud ?
12:34 - Oui. Écoutez, vous m'avez coupé au moment où je me proposais d'expliquer le titre sur lequel vous m'aviez interrogé,
12:43 et donc j'en étais au fantasme, et à essayer pédagogiquement de dire ce que c'est le fantasme dans cette logique du fantasme.
12:52 Alors, pour le dire en prof, ce fantasme a un triple statut.
12:59 D'abord, le fantasme comme rêverie, comme il y a les rêveries du promeneur solitaire,
13:08 et ce sont des rêveries qu'on fait en solitaire, en étant conscient, et en magnant ces rêveries à son gré.
13:20 Ça, c'est le premier sens.
13:23 Le second, c'est plus délicat, c'est le fantasme comme moyen de jouissance, et de jouissance solitaire, là aussi.
13:34 C'est, disons, l'image ou les images, la pensée, la phrase, le scénario qui suscite et qui accompagne la masturbation.
13:52 Ça, c'est une expérience bien connue de tous, je crois.
13:59 Et troisièmement, alors c'est plus compliqué, il y a le fantasme inconscient, le fantasme dit fondamental,
14:09 qui donne son cadre à toute la vie mentale du sujet, et là qu'on découvre dans la cure, précisément.
14:20 Alors, vous me demandiez, avant que je vienne à la logique, pour prendre le deuxième terme,
14:26 vous me demandez quelle différence il y a entre la pratique de la psychanalyse par Freud et par Lacan.
14:32 Je crois que la chose la plus évidente, et on en a fait un reproche sanglant à Lacan,
14:42 c'est que la durée de la séance analytique chez Freud était une durée fixe.
14:51 On disait d'une heure, d'autres ont dit de 55 minutes pour que le psychanalyste, dans les 5 minutes restantes, puisse faire ses besoins.
15:05 On a maintenu ça jusqu'à trois quarts d'heure, alors que Lacan s'est imposé d'emblée dès les années 50,
15:16 comme quelqu'un qui faisait des séances à durée variable.
15:21 Et ça, c'était déjà aller contre le dogme, et on a menacé Lacan de le chasser des organisations psychanalytiques à cause de cette singularité.
15:34 Comme le dit Lacan, il n'a jamais renoncé, il a fait même de cette pratique la pierre d'angle de sa méthode,
15:44 et ça a mal fini en effet, il a fini par être exclu de la Société Internationale de Psychanalyse,
15:55 qu'on appelle souvent International Psychoanalytic Association,
15:59 parce que bien qu'elle ait été créée par Freud à Vienne, elle est passée dans les mains des Anglo-Saxons, spécialement des Anglais et puis des Américains.
16:09 Lacan a été chassé de cette société, et il a alors créé sa propre école en 1964, l'école freudienne de Paris.
16:23 Et là, non seulement il a fait des séances variables, mais il a fait des séances, je dirais, de plus en plus courtes,
16:34 en justifiant cette méthode en fonction de ce qu'il considérait être la structure de l'inconscient.
16:43 La surprise devait être un élément de la cure ?
16:45 Comment ?
16:46 La surprise.
16:47 Ah, certainement. La surprise, c'est un terme qui a été introduit, si je ne me trompe, dans la psychanalyse par Théodore Hayek,
16:56 qui est devenu ensuite un des papes de la Société Internationale,
17:01 et qui avait en effet, lui, il avait noté que l'interprétation analytique,
17:06 c'est-à-dire quand le psychanalyse ouvre la bouche pour faire, comment je vais dire, une remarque,
17:16 mais qui est aussi un oracle, qui répond au discours du patient,
17:21 il est indiqué que cette interprétation soit en même temps une surprise pour le sujet,
17:31 qu'elle le déroute et qu'elle lui fasse apercevoir des angles qui lui étaient invisibles.
17:39 On se retrouve dans une vingtaine de minutes.
17:42 Jacques-Alain Miller, Le Séminaire, livre XIV et premier écrit sont donc les deux livres inédits de Jacques Lacan,
17:50 publiés aux éditions du Seuil, et votre livre Comment finissent les analyses, Paradoxe de la Passe, vous aussi, Sophie Mandelson.
17:58 Rendez-vous dans quelques instants pour continuer d'évoquer Lacan, son œuvre et ses écrits.
18:04 8h sur France Culture.
18:06 7h-9h.
18:07 Les matins de France Culture, Guillaume Erner.
18:13 Il est question de Lacan, en compagnie de Jacques-Alain Miller et de Sophie Mandelson,
18:19 tout simplement parce que c'est un événement éditorial, les premiers écrits de Jacques Lacan et Le Séminaire, livre XIV,
18:26 La Logique du Fantasme sont publiés aux éditions du Seuil.
18:31 Et vous, Jacques-Alain Miller, vous publiez Comment finissent les analyses, chez l'éditeur Navarin.
18:37 Peut-être un mot sur les méthodes de la psychanalyse lacanienne, Jacques-Alain Miller.
18:44 Écoutez, je vais prendre ça à partir du fantasme, si vous permettez, puisque c'est dans le titre.
18:54 Lacan donne une formule du fantasme qui est reprise dans Le Séminaire,
19:04 et qu'il a inventée déjà, si mon souvenir est bon, dans Le Séminaire V ou VI, c'est-à-dire bien avant.
19:13 Il faudrait un tableau noir pour écrire la lettre S majuscule avec une barre et un losange,
19:27 et de l'autre côté la lettre petit a.
19:33 Le s barré, c'est un sujet, le losange, ça désigne un ensemble de relations, et le petit a, c'est un objet.
19:41 Alors, précisons. Pourquoi un s barré ?
19:46 Parce que c'est le sujet fendu par l'inconscient, si on croit à l'inconscient, bien sûr.
19:52 C'est que l'inconscient est constitué par des pensées où le sujet ne peut pas dire "je".
20:02 C'est ça qui fait l'inconscient, et comme dit Lacan, "je pense là où je ne suis pas",
20:10 et c'est ce que traduit cette indécence qu'on peut donner à ce s barré.
20:16 Le losange, à cette occasion, veut dire que le sujet est fasciné, fixé par ce fameux objet petit a,
20:30 et qu'il est, dit Lacan, en fadding, comme la voix, petit à petit peut s'effacer,
20:38 le sujet est fasciné par cet objet petit a.
20:43 Le plus difficile à faire comprendre, c'est ce que c'est que cet objet petit a,
20:46 c'est ce qu'on appelait dans la psychanalyse un objet partiel.
20:51 C'est un objet qui est issu du corps et qui concentre le plus intense de la jouissance.
21:01 Alors Freud a trouvé deux de ces objets, l'objet oral et l'objet anal qui sont bien connus.
21:08 Lacan n'a pas hésité à ajouter deux objets à cela, le regard,
21:17 le regard qui est spécialement mis en valeur dans la psychose, où le sujet peut se voir surveillé de partout,
21:28 c'est présent aussi dans ce que Freud appelait, le terme est aujourd'hui désuet, la perversion.
21:37 Sartre lui-même avait pris l'exemple du voyeur.
21:42 Et quatrième objet, la voix, qui est là aussi très mise en valeur au premier plan,
21:49 dans la psychose où le sujet peut entendre des voix dans sa tête lui parlant,
21:56 et à partir de là, évidemment, la fonction de la voix est plus étendue.
22:03 Cinquièmement, ce qu'on attend c'est le phallus, le fameux phallus,
22:08 mais justement Lacan dit le contraire, il n'y a pas d'objet phallique.
22:13 C'est pourquoi il écrit avec la lettre grecque φ, moins φ,
22:19 parce que le phallus est frappé par la castration,
22:23 et cette castration est en quelque sorte amorcée par la détumescence de l'organe après sa jouissance.
22:34 Donc voilà la trajectoire du fantasme, si je puis dire.
22:39 Il faut peut-être dire, si vous me permettez, encore un mot de la logique.
22:44 Alors la logique, c'est la logique essentiellement mathématique,
22:49 c'est une combinaison de symboles qui sont maniés hors sens,
22:54 et on ne peut pas l'interpréter comme un texte de la langue commune, on suit des chaînes.
23:00 Et c'est là que la pratique de Lacan, la méthode de Lacan se fait voir,
23:08 c'est-à-dire c'est de recomposer les réseaux de chaînes dites signifiantes,
23:15 qui sont des chaînes de symboles hors sens.
23:19 Ça ne veut pas dire que la psychanalyse est une science,
23:22 mais Lacan aurait bien eu envie qu'elle soit une science,
23:27 et c'est pourquoi il l'imite en inventant une similie algèbre à lui,
23:33 pour mettre en formule les concepts majeurs de Freud.
23:36 Et on vient de le voir avec le fantasme, il fait des formules à l'imitation des mathématiciens.
23:44 Et c'est là qu'arrive quelque chose qui est fondamental dans ce séminaire,
23:49 c'est qu'il dit "il y a une chose qu'on ne peut pas mettre en formule, c'est l'acte sexuel".
23:55 - Sophie Mandelson, on évoquait il y a quelques minutes la manière dont vous, psychanalyste,
24:02 vous utilisiez Lacan pour l'analyse avec ceux qui viennent vous voir sur le divan.
24:10 Quelques mots à ce sujet.
24:12 - Oui, alors effectivement, Guillaume Erner y a les méthodes et y a les usages.
24:17 Et j'évoquais tout à l'heure, à propos de ces usages, la formidable vitalité
24:23 dont la théorie lacanienne est porteuse en ce moment en particulier
24:29 dans le nouage avec les sciences sociales, aussi bien en France qu'à l'étranger,
24:37 où Lacan est particulièrement mobilisé ces temps-ci.
24:41 Par exemple, un théoricien afro-américain de la littérature qui s'appelle David Mariotte
24:46 vient de faire paraître un livre qui s'appelle "Lacan noir",
24:49 où bien on trouve des ouvrages collectifs extrêmement fournis,
24:54 par exemple celui coordonné par Yanis Tavrakakis qui s'appelle "The Lacanian Left",
24:59 où on voit la multiplicité des usages et des circulations de la théorie lacanienne
25:04 dans des champs qui ne lui sont pas directement associés en général.
25:10 - Mais alors, quand quelqu'un entre dans votre cabinet d'analyste, lorsqu'il s'allonge sur le divan,
25:16 qu'est-ce qui se passe ? En quoi mobilisez-vous Lacan ? Qu'est-ce que Lacan vous permet de penser ?
25:21 - Lacan permet de penser quelque chose qui, effectivement,
25:27 ouvre des perspectives tout à fait nouvelles qui se décalent, par exemple,
25:33 de l'interprétation classiquement freudienne,
25:38 dans un texte assez obscur mais qui est néanmoins très célèbre qui s'appelle "L'étourdi".
25:45 Il ouvre une perspective nouvelle de rapport à la clinique, c'est-à-dire au dire des patients,
25:51 en soulignant ce point qui est que, je cite la phrase,
25:57 et bien non, je ne la cite pas parce que je ne l'ai pas notée, et bien sûr, elle ne me revient pas maintenant,
26:02 mais il met l'accent sur le fait que ce que l'analyste a à faire, c'est se régler plus sur l'acte de dire
26:09 que sur la signification des paroles d'un patient.
26:14 Et le point d'émergence de la parole, c'est ça qui est recherché par l'analyste,
26:21 là où justement la question du fantesme va pouvoir exister.
26:26 Ça implique aussi que le contexte dans lequel cette parole, cet acte de dire,
26:33 parce que c'est quand même assez extraordinaire que des gens parlent au fond,
26:37 et ils le font depuis un point subjectif qui est aussi en jeu dans la manière dont les analystes reçoivent ces paroles.
26:48 Et on peut relier ça à la manière dont la psychanalyse a constitué un modèle de mise en rapport avec le sujet de l'inconscient,
27:01 mais on peut aussi, et c'est ce qu'on fait dans un livre qui va apparaître bientôt à la découverte,
27:07 et que je coordonne avec Livio Bonni, qui est aussi mon co-auteur pour "La vie psychique du racisme",
27:12 on peut aussi s'intéresser dans ce souci de contextualisation à la manière dont la psychanalyse a été importée
27:19 dans des conjonctions géohistoriques spécifiques et dans des contextes non-occidentaux,
27:24 où il n'y avait rien d'évident à ce qu'elle soit mobilisée, mais où elle a pu être utilisée localement,
27:29 et elle invite à s'intéresser au contexte spécifique de ces usages.
27:35 - Jacques-Alain Miller, si on devait définir les buts d'une psychanalyse selon Lacan, est-ce que c'est par exemple la fin des symptômes ?
27:46 - Ça c'est la fin d'une cure, en effet, qui supposerait qu'on puisse lever tous les symptômes.
27:55 Et Freud notait qu'il y a des restes symptomatiques même à la fin de l'analyse.
28:05 C'était donc une limite.
28:07 Lacan, beaucoup plus malin que Freud en cela, a transformé ce que Freud appelait des restes symptomatiques,
28:16 il a baptisé ces restes symptomatiques le symptôme.
28:21 Ce qui est presque le symptôme, mais le symptôme, qui est une graphie antique du symptôme,
28:27 le symptôme dont il dit "eh bien c'est la fin de l'analyse".
28:31 Il transforme les restes transférentiels en disant "c'est un mode particulier du symptôme,
28:38 et c'est le symptôme dont on ne vient pas à bout", qui est toujours là.
28:45 - Et justement, ce symptôme dont on ne vient pas à bout, qu'est-ce ?
28:49 Est-ce que c'est la névrose, la psychose ?
28:52 Est-ce que c'est tout simplement les difficultés d'être, vous parliez, du sujet scindé en deux par l'inconscient ?
28:59 - Écoutez, on pourrait dire que l'élucidation finale, mais il faut l'avoir éprouvée,
29:09 il ne suffit pas de le dire et de se refiler le mot de passe,
29:13 c'est, pour le dire au plus simple, la perception qu'il n'y a pas de normes sexuelles.
29:23 C'est-à-dire que dans le réel et dans l'inconscient, il n'y a aucune norme qui est prescrite quant au sexe.
29:35 Il y en a des normes sexuelles, il y en a chez l'animal, où le partenaire est toujours spécifié,
29:45 et où on pourrait écrire le rapport du masculin et du féminin.
29:52 Alors, comme il n'y a pas de normes sexuelles, enfin si on l'admet,
29:56 c'est pour qu'on puisse s'y retrouver, il y a des normes sociales qui viennent à la place
30:02 et qui vous disent ce qu'il faut faire avec le sexe et quelle est la bonne façon de jouir.
30:10 Et évidemment, c'est le principe du racisme.
30:14 Le racisme, c'est de ne pas supporter le mode de jouir de l'autre.
30:20 C'est ça sa base.
30:21 Alors là où il y a des normes sociales, il y a des anti-normes sociales, bien sûr,
30:27 des hors-normes sociales qui font partie du même système.
30:32 Mais qu'il y ait des hommes et des femmes, ce n'est pas une norme sexuelle,
30:39 ce n'est pas une norme sociale, c'est un fait qui est relatif...
30:45 Pas un fait absolu, c'est un fait qui est relatif à une science qui s'appelle la biologie.
30:51 On va écouter un autre extrait de la voix de Lacan.
30:56 L'inconscient est le discours de l'autre, est ma formule.
31:03 Il est structuré comme un langage, ce qui est pléonasme,
31:08 nécessité pour me faire entendre, puisque langage est la structure.
31:15 L'inconscient n'est pas pulsation obscure du prétendu instinct,
31:23 ni cœur de l'être, mais seulement son habitat.
31:28 Non seulement le langage est un milieu aussi réel que le monde dit extérieur,
31:35 mais il faut être aussi crétinisé qu'on l'est par les imaginations où se sont constituées jusqu'ici
31:42 la théorie de la connaissance et les prétendues méthodes concrètes de l'éducation
31:49 pour éluder ce fait massif.
31:53 Mais justement, il ne devient un fait qu'une fois supporté d'une condition scientifique
32:00 que l'homme croit, fait sa croissance autant immergé dans un bain de langage
32:08 que dans le milieu dit naturel.
32:12 Ce bain de langage le détermine avant même qu'il soit né.
32:19 La voix de Jacques Lacan, un commentaire Jacques-Alain Ménard.
32:22 Écoutez, je vais encore faire un commentaire sur la voix.
32:25 Là, je reconnais la voix de Lacan lisant un texte.
32:29 Ça n'est pas du tout comme au séminaire qui était improvisé à partir de notes.
32:36 Lacan prenait des notes le matin même et puis il livrait ça tout chaud à son séminaire.
32:43 Ces notes, nous les avons, c'est fait de mots séparés, de petits bouts de phrases.
32:49 Et puis, il crée son séminaire sur le moment avec la voix que j'ai dit,
32:57 que certains disaient d'extraordinaire comédien.
33:01 Une journaliste qui avait mauvais esprit, qui était mon amie, disait qu'il parlait comme Sacha Guitry.
33:07 Ce n'est pas tout à fait ça, mais ça rappelait.
33:11 Ici, c'est du Lacan lu, ça n'a pas la même intensité.
33:20 Sophie Mendelsohn, lorsqu'on lit une page de Lacan, on est frappé, vous l'évoquiez tout à l'heure,
33:25 on est frappé par la difficulté de la compréhension.
33:28 Il y a des symboles, il y a des dessins, des ensembles, etc. Pourquoi est-ce si compliqué ?
33:32 Lacan avait lui-même dit qu'il était fier de ce qu'il avait conservé, son pouvoir d'illecture.
33:41 Le fait qu'on n'arrive pas à le lire, il en était ravi.
33:46 Pourquoi ?
33:47 Il en était ravi parce qu'il faisait en quelque sorte, je crois que ce qui lui servait de modèle, c'était James Joyce.
33:53 James Joyce avait dit "je donne du travail aux universitaires pour 300 ans".
34:01 Et je crois que Lacan avait la même ambition.
34:05 - Sophie Mendelsohn, qu'est-ce qu'il donne aux psychanalystes ?
34:07 - D'ailleurs, entre-temps, la phrase qui m'avait échappé mes revenus et qui illustre bien cette question,
34:14 "dire reste oublié derrière ce qui s'entend, dans ce qui se dit".
34:19 Voilà la manière dont Lacan ouvre...
34:22 - Ce n'est pas absolument limpide.
34:24 - Voilà. Ouvre cet exe les tourdiques qui a la réputation d'être justement particulièrement obscure.
34:30 - Pourquoi est-ce aussi obscure ?
34:31 - Mais qui mêle... Bon, il y a des débats nombreux sur le monogonisme de Lacan et son rapport à la langue baroque.
34:39 Mais je pense que c'est un appel précisément à se mettre au travail.
34:45 C'est-à-dire à ne pas considérer que le sens est donné et au contraire à s'ouvrir à ce qui est en jeu.
34:54 À partir de ce séminaire, "La logique du fantesme", qui donnera lieu à ce que Lacan appellera au début des années 70,
35:03 "la science de la jouissance", c'est-à-dire s'ouvrir à ce...
35:07 - Oh, je ne connais pas cette expression, "science de la jouissance", je n'ai jamais lu ça.
35:10 - Ah bon ? Alors on y reviendra peut-être en aparté ultérieurement.
35:15 En tout cas, disons cette science du réel qui donne au langage une autre profondeur que celle du sens
35:26 et qui vient chercher l'articulation du corps et du langage,
35:31 de manière à ce qu'on ne soit pas uniquement capté comme analyste par l'interprétation,
35:37 mais aussi par une forme de réalisation de l'inconscient dans la queue.
35:43 - Jacquelin Miller, même chose, là aussi, l'utilisation par exemple de mathématiques, de formules, d'équations, pourquoi ?
35:53 - Je vous l'ai dit, c'est parce que Lacan, ce modèle sur la science mathématique,
36:00 pour lui, ce qu'il appelle le réel, on peut le capter à partir de la logique.
36:08 Ça a l'air très paradoxal, mais c'est parce que c'est en logique qu'on peut faire des démonstrations d'impossibilité.
36:19 Et le paradoxe de Lacan, c'est que pour lui, l'impossible, c'est le réel.
36:26 Alors avant de tomber dans les pommes devant ce paradoxe, il faut se dire très simplement,
36:32 cette formule sur le réel qui s'est tout à fait répandue, je l'avais lâchée une fois dans un interview à Charlie Hebdo,
36:40 le réel, c'est quand on se cogne.
36:43 Ça a plu à tout le monde et depuis lors, ça a été repris par les hommes politiques, par des artistes, etc.
36:51 Et bien précisément, l'impossible, c'est le réel dans la mesure où le réel, c'est quand on se cogne et qu'on en peut mais, si vous voulez.
37:02 Alors le grand réel, c'est que, comme dit Lacan, malgré la plupart des théoriciennes et théoriciens du genre aujourd'hui,
37:21 quoi qu'on en pense, il n'y a que deux sexes, les hommes et les femmes.
37:28 Il ajoute de façon humoristique, "on s'obstine à y ajouter les auvergnats, c'est une erreur".
37:37 Alors, sur quoi est fondé le "deux", c'est en effet fondé sur ce que nous apprend au microscope la biologie,
37:48 à savoir, au niveau des gamètes, il y en a deux, pour l'homme les spermatozoïdes, pour la femme les ovules,
37:57 et au niveau des chromosomes, il y a le fameux chromosome XX pour les femmes, XY pour les hommes.
38:03 Bon, ça c'est un réel au sens de la biologie, ça n'est pas le réel au sens de Lacan.
38:13 Alors, pour Freud, déjà, on n'arrive pas en biologie, oui, mais en psychanalyse, on n'arrive pas à définir le masculin et le féminin.
38:28 Il y a une indétermination.
38:31 Et c'est précisément en ce sens qu'il peut se produire tout un éventail de positions subjectives et de modes de jouir qu'aujourd'hui on appelle le genre.
38:45 - Un mot de conclusion, Sophie Mandelson ?
38:47 - Oui, j'aurais bien aimé revenir sur un point que Jacqueline Aminor évoquait rapidement, qui est la question du racisme,
38:54 et qui est lié à "Seul du fantasme", dans un entretien télévisé que Jacques-Alain Miller avait réalisé avec Jacques Lacan en 1973,
39:09 et qui est paru ensuite sous le titre de "Télévision".
39:13 Lacan disait donc, à propos d'une prophétie malheureuse qu'il avait faite à la même époque dans son séminaire,
39:25 "Le racisme a bien de l'avenir", et bien Lacan reliait le racisme à la question du fantasme et à l'égarement de la jouissance que produisent ces fantasmes.
39:35 Voilà ce qu'il disait à partir du moment où on se mêle comme ça, c'est-à-dire dans le monde tel qu'il a été réorganisé par les impérialismes,
39:43 à partir du moment où on se mêle comme ça, il y a des fantasmes, des fantasmes tout à fait inédits, qui ne seraient pas apparus autrement.
39:50 Et ces fantasmes ont renforcé notre égarement, et ont produit, et ont renforcé la possibilité d'y répondre à cet égarement par le racisme.
40:05 - Merci Sophie Mandelson, merci Jacques-Alain Miller, votre livre "Comment finissent les analyses" aux éditions Navarins,
40:12 et ces deux inédits de Jacques Lacan, le séminaire. Livre 14, "La logique du fantasme", et les premiers écrits, tous là aux éditions du Seuil.
40:21 Dans quelques secondes, le point sur l'actualité, le 8,45, Dan Lorchoin.

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