Avec Emmanuel Todd, historien et anthropologue.
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00:00 En toute vérité, chaque dimanche entre 11h et midi sur Sud Radio,
00:08 sécurité, économie, numérique, immigration, écologie,
00:11 pendant une heure chaque semaine, nous débattons sans tabou
00:13 des grands enjeux pour la France d'aujourd'hui et de demain.
00:15 Et ce dimanche, nous avons le plaisir de recevoir l'anthropologue Emmanuel Todd.
00:19 Il nous parlera de son nouveau livre, "La défaite de l'Occident"
00:22 qui vient de paraître chez Gallimard, dans lequel il tente de tirer les conséquences
00:26 à long terme de la guerre en Ukraine.
00:28 En 1976, Todd avait prédit avec justesse l'effondrement de l'URSS dans la chute finale.
00:34 Cette fois, c'est la chute de l'Occident et en particulier des États-Unis qu'il prophétise.
00:39 La guerre en Ukraine est-elle déjà perdue pour le camp occidental ?
00:42 Cette défaite traduit-elle un déclin plus profond qui viendrait de loin ?
00:46 Pourquoi le reste du monde a-t-il choisi Poutine et la Russie ?
00:49 L'Europe peut-elle encore rebondir ?
00:51 Tout de suite, les réponses d'Emmanuel Todd, en toute vérité.
00:54 En toute vérité, sur Sud Radio, Alexandre de Vécu.
00:58 Emmanuel Todd, bonjour.
01:01 - Bonjour.
01:02 - Ravi de vous recevoir sur ce plateau.
01:04 Nous allons discuter pendant une heure de votre nouveau livre,
01:08 "La défaite de l'Occident" qui vient de paraître chez Gallimard.
01:13 "La défaite de l'Occident", ça veut dire que l'Occident est en guerre, était en guerre, Emmanuel Todd.
01:20 Ce n'est pas la rhétorique de Vladimir Poutine, l'idée que la Russie se bat contre l'Occident,
01:26 elle se bat contre l'Ukraine qu'elle a envahie, non ?
01:29 - C'était tout à fait, mais dans ses discours, il a fait deux interventions d'échelle mondiale
01:36 à la veille de ce que les Russes appellent "opération militaire spéciale"
01:42 et ce qu'on appelle "invasion", dans lequel, je le souligne dans le livre,
01:47 il désignait clairement l'adversaire, et l'adversaire c'était l'OTAN, l'Occident.
01:53 Et dans l'esprit des Russes, ce qu'ils font en Ukraine n'est qu'une dimension, parmi d'autres, de l'affrontement.
02:05 Le véritable affrontement d'ailleurs a tout de suite été économique.
02:08 L'Occident attendait une victoire de la politique de Samson.
02:15 Bruno Le Maire, d'ailleurs, s'était particulièrement illustré en disant,
02:19 quelques jours après la décision de sanction, qu'on allait mettre à bas l'économie russe.
02:25 Et tout le problème pour les Russes, c'était de savoir si les mesures qu'ils avaient prises depuis 2014,
02:32 pour se mettre en situation d'affronter de nouvelles sanctions occidentales, allaient fonctionner.
02:39 Ensuite, la surprise, c'est qu'ils ont eu plus de problèmes militaires qu'ils l'anticipaient,
02:43 et plus de succès dans leur défense économique qu'ils ne l'anticipaient également.
02:50 Mais c'est la dimension économique qui fait de ce conflit un conflit mondial.
02:57 - Oui, parce qu'on pourrait vous rétorquer, vous parlez de défaite de l'OTAN, des États-Unis,
03:03 que l'OTAN n'est pas directement engagée dans cette guerre.
03:06 - Non, mais il n'y a pas de troupes de l'OTAN avec les Ukrainiens.
03:12 - Oui, mais la guerre, si vous voulez, le truc des Occidentaux maintenant,
03:16 le grand truc, c'est la sous-traitance et la délocalisation.
03:19 Donc, on a délocalisé notre industrie, donc les masses asiatiques nourrissent notre niveau de vie.
03:28 On pourrait dire qu'avec l'Ukraine, on a délocalisé nos opérations militaires aussi.
03:33 On a transformé l'Ukraine en un gigantesque mercenariat contre les Russes.
03:40 Mais en son cœur, la guerre moderne, et peut-être même la guerre à toutes les époques,
03:45 ça a été la technique, la capacité à fabriquer les instruments de la guerre.
03:51 Et c'est là que se joue l'affrontement.
03:55 Et ce qui permet aujourd'hui de dire que les États-Unis et l'OTAN ont perdu cette guerre en Ukraine,
04:03 c'est qu'ils ne sont pas capables de fournir l'armée ukrainienne en matériel suffisant.
04:09 C'est-à-dire qu'il y a eu un affrontement, mais c'était pareil pour la Deuxième Guerre mondiale.
04:14 L'armée rouge, l'armée russe de l'époque, si on peut dire, a fini par écraser la Wehrmacht,
04:22 avec des pertes énormes, parce que l'Union soviétique avait fait mieux
04:27 en termes de construction de matériel militaire que les Allemands.
04:32 Et à une plus petite échelle, Dieu merci, il est en train de se passer la même chose.
04:38 Actuellement, on se dit "débat du congrès, allons-nous signer,
04:46 voter des crédits supplémentaires pour les Ukrainiens, etc."
04:52 Donc tout le monde s'inquiète. Mais la vérité, c'est que ça n'a aucune importance.
04:56 On sait déjà, c'est dans des rapports de Ching-Tung affilié au Patagone,
05:01 que l'industrie militaire américaine n'est plus en état de fournir l'Ukraine.
05:07 Donc ils peuvent voter l'attribution de dollars, mais c'est pas avec des dollars
05:11 ou des argents qui sont payés qu'on fait la guerre.
05:14 - On va y revenir, parce que dans les causes du déclin de l'Occident,
05:18 dans votre livre, vous expliquez qu'il y a notamment notre dépendance,
05:21 notre désindustrialisation massive. Mais restons peut-être sur la question idéologique en préambule.
05:28 Je ne vous savais pas aussi, Huntingtonien, en quelque sorte,
05:33 Samuel Huntington parlait de "le choc des civilisations".
05:38 Si je vous écris, écoute, on est entre un choc entre l'Occident et le reste du monde.
05:43 C'est qui est d'ailleurs la rétonérique de Vladimir Poutine.
05:46 Est-ce que ce n'est pas dangereux de penser comme cela ?
05:49 Est-ce que le reste du monde n'est pas plus divisé qu'on ne le dit ?
05:52 Est-ce que l'Occident, finalement, ça existe ?
05:55 Il y a différents États-nations avec différents intérêts, différentes histoires, différentes cultures.
06:02 - Les Occidentaux eux-mêmes parlent comme s'ils existaient.
06:05 Moi, de toute façon, je dis qu'il y a deux Occidents.
06:08 Il y a l'Occident libéral, historiquement, qui est constitué par la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis.
06:16 Les nations qui ont inventé la démocratie libérale.
06:20 Et puis, il y a un Occident plus vaste, qui est l'Occident qui a inventé la modernité technologique et économique,
06:29 qui comprend l'Allemagne et l'Italie.
06:33 L'Allemagne et l'Italie n'ont pas laissé un grand souvenir dans l'émergence de la démocratie libérale.
06:40 La contribution de l'Italie, c'était l'invention du fascisme, avec le solidi, et l'Allemagne, c'était le nazisme.
06:46 Et ces pays sont revenus dans l'orbite libérale, de par la grâce de la présence de l'armée américaine.
06:56 Donc, les Occidents, il y en a deux, mais c'est vrai, je ne suis pas Huntingtonien.
07:03 - C'est dur à dire ! - Oui, c'est vrai que c'est pas facile.
07:06 - Huntingtonien ! - En un sens, et je le suis en un autre.
07:10 Je ne suis pas, pour ce qui est de l'analyse du monde dans son ensemble, parce que la grande variable de Huntington, c'est la religion.
07:19 Mais une religion qui est... Il colle des étiquettes au peuple.
07:25 Il y a la sphère, je ne sais plus comment, confucéenne, la sphère ceci, la sphère cela.
07:34 Je crois qu'il doit parler de la sphère orthodoxe pour les Russes, ce qui pour moi est du pur pipeau,
07:40 parce que je sais que le régime russe, Poutine, surjoue un peu l'orthodoxie comme un élément conservateur.
07:48 Mais ce qui avait provoqué la révolution russe, en 1917, c'était l'effondrement de l'Église orthodoxe et le manque de foi des paysans russes.
07:59 Mais c'est des étiquettes, il ne sait pas de quoi il parle, il classe comme ça, il ne sait pas de quoi il parle.
08:03 Mais pour moi, quand je divise le monde, j'utilise des catégories anthropologiques plus profondes,
08:09 qui sont les structures de parenté, les structures familiales.
08:12 Il y a un monde patrilinaire, où la définition du statut social de l'enfant est définie par la parenté du père,
08:22 et puis un monde bilatéral, où c'est le père et la mère. L'Occident, c'est le monde bilatéral.
08:27 On va y revenir justement sur cette définition anthropologique de l'Occident et du reste du monde,
08:33 mais on fait la première pause dans cette émission.
08:36 On se retrouve dans quelques minutes en toute vérité avec Emmanuel Todd pour parler de la défaite de l'Occident.
08:42 Son nouveau livre chez Galima.
08:44 Nous sommes de retour en toute vérité avec Emmanuel Todd qui nous parle de son nouveau livre "La défaite de l'Occident".
08:55 Ça vient de paraître chez Galima, il y tire les conséquences à long terme de la guerre entre la Russie et l'Ukraine.
09:02 Il nous explique notamment que c'est une guerre finalement entre l'Occident et la Russie, voire l'Occident et le reste du monde.
09:09 Je lui demandais à Emmanuel Todd avant la pause s'il était Huntingtonian, le mot est un peu difficile à prononcer,
09:17 mais en tout cas s'il croyait au choc des civilisations, vous me répondiez Emmanuel Todd qu'en une certaine manière, oui,
09:24 mais que contrairement à Huntington, vos critères n'étaient pas nécessairement religieux, mais plutôt anthropologiques.
09:31 Est-ce que vous pouvez nous expliquer, parce que je vous ai interrompu avant la pause.
09:36 Sur les trois quarts de la planète, il y a des systèmes familiaux de parenté qui mettent les hommes au centre.
09:45 Et puis l'Occident, pas la totalité de l'Occident, d'ailleurs ça serait moins vrai pour le Japon et l'Allemagne par exemple,
09:53 les pays annexés par l'Occident, l'Occident libéral, il y a des systèmes de parenté plus équilibrés pour ce qui concerne les rôles masculins et féminins,
10:04 et ce sont les lieux d'épanouissement du féminisme moderne et des idéologies modernes, LGBT ou autres.
10:16 Là, comment dire, ça me paraît plus profond, je n'aime pas la façon dont Huntington utilise les religions comme des étiquettes sans savoir ce qu'il y a dedans,
10:29 mais là dans ce livre par contre, quand même, au-delà de ces systèmes de parenté, vous parlez quand même de religion.
10:35 Je veux dire, la religion est absolument centrale.
10:37 C'est central, même si c'est pour repointer son absence d'une certaine manière, en tout cas en Occident justement.
10:42 Je repartis de ce qui faisait des explications de l'ascension de l'Occident.
10:47 Si on prédit la chute, dans des termes un peu extrêmes qui ne sont pas dans le livre, la chute de l'Occident, le mieux c'est de partir de l'ascension d'abord.
10:56 L'ascension, je reprends les conclusions admises, pas universellement mais presque, du grand sociologue allemand Max Weber,
11:07 avec l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, l'ascension finale de l'Occident, c'est le protestantisme.
11:15 Pas pour des raisons religieuses tellement sophistiquées, mais parce que le protestantisme exigeait l'alphabétisation de tous.
11:27 C'est-à-dire que chaque fidèle devait être capable de lire les écritures, ou au moins le petit catéchisme de Luther.
11:34 Et il a procédé, le protestantisme est la religion qui a réussi, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité,
11:44 l'alphabétisation complète d'une population.
11:46 Et une population qui sait lire et écrire manifeste spontanément des capacités technologiques et économiques spécifiques.
11:55 C'est un accident d'ailleurs !
11:57 - Notamment parce qu'il fallait que les croyants puissent lire tous la Bible dans le protestantisme.
12:02 - Non mais si vous voulez, c'est tout à fait extraordinaire, l'ascension de l'Occident, on pourrait presque dire que c'est un accident religieux.
12:08 Parce que le projet de Luther, ce n'était pas le développement économique.
12:12 C'était sauver les hommes de la damnation, ou leur faire comprendre qu'ils étaient damnés.
12:18 Il y a un élément accidentel.
12:20 Et ça a produit l'ascension dans l'histoire de l'Europe, des pays du Nord, la Scandinavie, l'ascension de l'Angleterre, de l'Écosse,
12:29 qui sont devenues la Grande-Bretagne, l'ascension des Pays-Bas, dont le cœur est protestant,
12:34 le développement économique de la Suisse, de l'Allemagne, de la Prusse et des États-Unis.
12:40 Et en fait, quand on regarde une carte du développement du monde en 1900, on voit les pays protestants,
12:47 et puis la France qui a eu la chance d'être laïcisée par la Révolution et qui était collée géographiquement au monde protestant.
12:57 Donc on était une sorte de bénéficiaire de ce décollage protestant.
13:02 Mais si l'hypothèse de Weber est correcte, et l'est dans tous les cas,
13:09 c'est-à-dire le développement de l'Occident, c'était le protestantisme,
13:13 si on peut maintenant mesurer un effondrement du protestantisme,
13:18 et pas simplement un effondrement de la pratique qui aurait laissé subsister dans cet État que j'appelle "zombie"
13:27 les mœurs protestantes, le sérieux, l'éthique du travail, la discipline, la moralité, toutes ces choses,
13:34 ce qui était le cas sous Roosevelt, sous Eisenhower, jusqu'aux années 60 en fait.
13:40 Mais si on entre dans une phase, comme depuis les années 2000, de ce que j'appelle "protestantisme zéro",
13:46 c'est-à-dire où il ne reste plus rien, on comprend la baisse du niveau éducatif,
13:54 le choix de la globalisation, qui est aussi un choix du rejet de l'éthique du travail,
14:01 c'est-à-dire de faire travailler l'Égypte à l'extérieur quand même.
14:05 On ne se rend pas compte à quel point, quand même, quelque part, la globalisation,
14:10 c'est le rejet par l'Occident du travail manuel quand même aussi.
14:13 - Effectivement, un Occident fondé où le citoyen était un travailleur, un producteur d'une certaine manière,
14:20 aujourd'hui c'est un consommateur, c'est ce que vous nous avez créé, le nouveau projet en tout cas.
14:25 - Alors, dans la première phase de la société de consommation, ce qu'étaient en France les "30 glorieuses",
14:31 et qui ont leur équivalent arrière, le développement de la société de consommation,
14:37 c'était aussi le développement d'une société de production.
14:40 Le nombre des ouvriers continuait à augmenter en France jusqu'en 1978.
14:43 La globalisation, ça a été autre chose.
14:46 Alors, on est resté, et encore plus, des sociétés de consommation,
14:50 mais en consommant des objets qui sont produits à bas coût,
14:54 en exploitant d'ailleurs des populations actives de l'ancien tiers-monde,
15:01 qui elles-mêmes pouvaient être exploitées parce qu'elles avaient appris à lire et écrire avec un certain retard.
15:07 Donc il y a quelque chose, mais évidemment, ça a créé une situation d'extrême vulnérabilité,
15:13 et quand on est dans ce genre de situation, on peut produire de l'idéologie, on peut dominer le monde,
15:20 il se passe des choses technologiques fondamentales.
15:22 La révolution informatique, Internet, ça reste les États-Unis, bien entendu.
15:27 Je veux dire, il y a toujours une dynamique occidentale positive dans le domaine technologique,
15:36 mais on se met en situation de dépendance, de fragilité incroyable,
15:42 pour tout ce qui concerne la fabrication des objets.
15:45 On aurait dû être avertis par l'épidémie de Covid,
15:50 parce qu'au moment de l'épidémie de Covid, on était tous enfermés chez nous,
15:53 à attendre, à écouter les mensonges du gouvernement,
15:57 avec des ministres dont le nez s'allongeait comme celui de Pinocchio,
16:03 qui disait "oui, les masques ne servent à rien", "non, on va avoir des masques", etc.
16:09 Mais en vérité, on attendait des masques fabriqués en Chine, en Turquie, ou ailleurs,
16:14 et on a vu notre dépendance.
16:16 Ce qui est incroyable, c'est que la non-réflexion des élites dirigeantes
16:23 sur ce qui impliquait cette vulnérabilité à la maladie,
16:28 qui n'en est pas tenu compte au moment du déclenchement de la guerre d'Ukraine.
16:34 Les deux choses n'étaient pas...
16:37 Le manque d'anticipation, le manque de créativité intellectuelle des gens qui nous gouvernent,
16:43 est quand même assez impressionnant.
16:45 - On va y revenir sur toute cette question de la dépendance,
16:50 sur la question de la réalité de notre PIB,
16:52 vous essayez de démontrer dans le livre que l'indicateur du PIB...
16:57 - Je vous en prie, je vous en prie bien.
16:59 - ... est un indicateur totalement faussé.
17:01 Je laisserai à vos lecteurs la liberté de juger.
17:03 - Si vous voyez que les dépenses, vous partez de dépenses de santé américaines...
17:09 - On va y venir, je vous aurais tout le temps d'expliquer Emmanuel Todd,
17:12 j'ai trouvé ça très intéressant et très stimulant, c'est pour ça qu'on va y revenir en profondeur,
17:15 mais j'aimerais rester justement sur le protestantisme,
17:18 où vous expliquez effectivement qu'on est passé au stade zéro du protestantisme
17:23 et du fait religieux en réalité,
17:27 et vous expliquez toutes les conséquences qui en découlent,
17:30 dont la désindustrialisation, l'absence d'éducation, etc.
17:33 Mais comment vous arrivez à cette conclusion,
17:37 parce que c'est intéressant dans le livre,
17:39 qu'on a basculé du stade du protestantisme zombie,
17:42 c'est-à-dire le moment où la religion,
17:46 les gens ne croyaient plus, mais la religion continuait d'imprégner
17:49 finalement les valeurs, les mœurs, etc. au stade zéro.
17:53 Vous avez plusieurs indicateurs, notamment le mariage gay...
17:57 - C'est ça, c'est mon hérite, moi je suis dernier des historiens de l'école des Annales,
18:04 le truc de l'école des Annales, c'était d'essayer d'aller dans les profondeurs
18:09 des mentalités collectives, une sorte de maîtrise de la longue durée,
18:15 mais c'était aussi le souci d'avoir des indicateurs quantitatifs de ces évolutions.
18:22 Donc, le stade actif de la religion, premier stade,
18:25 c'est les gens croient, mettons, en Dieu, et ce qui va avec,
18:31 ils vont à la messe, ils font baptiser leurs enfants,
18:36 ils ne pratiquent pas l'incinération des corps parce que l'Église l'interdit,
18:42 et la conception du mariage a eu certaines, je dirais, rigidités,
18:49 un homme, une femme, on fabrique des enfants, on les élève,
18:54 et en plus au départ le divorce est impossible ou difficile.
18:58 Ensuite il y a ce que j'appelle le stade zombie,
19:01 le stade zombie c'est on voit la pratique religieuse s'effondrer,
19:05 mais les gens continuent à faire baptiser leurs enfants,
19:11 ils continuent à ne pas incinérer leur mort,
19:16 et ils continuent, même s'ils ont le mariage civil,
19:21 le mariage civil dans leur esprit et dans leur pratique
19:25 ressemble quand même énormément au type d'engagement qu'était le mariage chrétien.
19:32 Le stade zéro, c'est autre chose, les gens cessent de faire baptiser leurs enfants,
19:38 y compris d'ailleurs dans les pays protestants où le baptême est en fait moins central,
19:43 je dirais, doctrinalement.
19:46 Ils commencent à pratiquer massivement l'incinération,
19:52 parce que c'est pratiqué pas cher, mais c'est surtout désobéir à ce que disait l'Église,
20:00 et puis cet élément central du mariage, c'est tout à fait central pour un anthropologue,
20:06 c'est-à-dire que le mariage, c'est pas tellement que le mariage devient autre chose,
20:12 c'est que le mariage au sens chrétien, pour ce qui nous concerne en Europe,
20:17 disparaît, et pour moi la date, on a une date, c'est ça qui est formidable, on peut dater,
20:25 le mariage pour tous, c'est-à-dire l'union de personnes de même sexe,
20:31 est quelque chose que je ne juge pas, mais qui me sert d'indicateur pour dire,
20:39 à telle date, si on établit le mariage homosexuel,
20:44 on a une date qui nous dit qu'on a atteint un état religieux zéro.
20:50 - C'est très commode, vous voyez. Merci Emmanuel.
20:53 - Je ne suis pas moralisateur, je suis un statisticien ravi.
20:56 - Je sais bien que c'est une date et qu'on est dans l'ordre du constat
21:01 et que vous ne portez pas de jugement sur la question du mariage.
21:03 On continue à discuter de tout ça après une courte pause sur Sud Radio.
21:08 En toute vérité, on parle effectivement du dernier livre d'Emmanuel Todd,
21:11 "La défaite de l'Occident", c'est chez Gallimard.
21:13 A tout de suite, en toute vérité.
21:15 - En toute vérité, 11h30 sur Sud Radio, Alexandre Devecchio.
21:19 - Nous sommes de retour sur Sud Radio avec Emmanuel Todd,
21:22 que nous sommes ravis de recevoir ce dimanche.
21:24 Il vient nous parler de son nouvel essai qui vient de paraître chez Gallimard
21:29 avec une thèse décliniste, on peut dire ça comme ça,
21:32 la défaite de l'Occident.
21:35 - Non, parce que le déclinisme, si vous voulez,
21:38 ça évoque un type de tempérament pessimiste qui s'arrache les cheveux, etc.
21:43 Moi, je me mets à l'extérieur, je suis historien et j'observe le déclin, effectivement.
21:50 - Mais c'est pas... Non, non, parce que...
21:53 - Non, mais il n'y a pas de... - D'affect.
21:56 - Il y a une connotation, effectivement, parfois dans le débat public,
22:00 au terme déclinisme, mais moi, je voulais simplement dire que vous faisiez
22:03 le déclin du constat déclinologue, si vous voulez.
22:06 - Alors, voilà... - Moi, je suis déclinologue.
22:08 - D'accord. Donc, on est ravis de recevoir le déclinologue Emmanuel Todd,
22:13 qui nous parle de la défaite de l'Occident, son dernier livre chez Gallimard.
22:17 Vous nous expliquiez avant la pause, Emmanuel Todd, que ce déclin, cette chute,
22:22 était due notamment à la disparition du protestantisme,
22:27 qui avait été finalement un déclencheur du développement économique de l'Occident.
22:34 L'une des conséquences, notamment, avec la disparition de l'éthique du travail
22:38 qui allait avec le protestantisme, c'est une désindustrialisation massive.
22:43 Dans votre livre, vous expliquez que les indicateurs économiques qu'on a,
22:47 notamment le PIB, sont totalement faux, et que notre PIB n'est pas beaucoup plus important
22:54 que celui de la Russie. On dit souvent que la Russie a le PIB de l'Espagne,
22:58 que c'est une fausse puissance. - 3% de l'Occident.
23:02 - Oui. Le PIB russe. - Mais le PIB...
23:05 - Ce qui n'est rien. - C'est-à-dire que le PIB, à l'origine,
23:09 quand j'étais jeune, pendant les Trente Glorieuses, c'était en fait l'agrégation
23:14 de valeurs ajoutées, mais des valeurs ajoutées qui concernaient
23:18 la construction automobile, de frigidaire, de télévision, de logement, de biens réels.
23:27 Puis le PIB s'est devenu des valeurs ajoutées concernant des activités de service mal définies,
23:33 des rémunérations d'avocats surpayés, de dentistes surpayés,
23:39 encore que les dentistes sont très utiles et font des choses...
23:41 Et le PIB américain est facile à attaquer statistiquement,
23:49 parce qu'il a divergé de la réalité trop, c'est-à-dire par la santé et par le côté médical.
23:57 C'est-à-dire que, si je ne me trompe pas, les dépenses de santé, c'est 18% du PIB américain,
24:04 et l'Amérique, sur le plan des performances de santé, de longévité, etc.,
24:10 est en retard sur tout le monde maintenant avec des hausses de mortalité,
24:13 avec une mortalité infantile qui est maintenant supérieure à celle de la Russie,
24:18 et donc c'est essentiellement des dépenses de service,
24:23 et donc j'ai déduit de la contre-performance médicale américaine
24:28 un déflateur des services dans le PIB de 60%,
24:33 donc j'ai sécurisé, j'ai sanctuarisé ce qui restait de production de biens et d'activités réelles aux États-Unis,
24:38 j'ai appliqué trois coefficients,
24:40 et j'arrive à cette conclusion assez surprenante,
24:43 que le PIB par tête réel des États-Unis est probablement,
24:49 je l'appelle le pire des États-Unis, plutôt que le PIB produit intérieur réel,
24:54 par tête, c'est un peu au-dessous de la France et de l'Allemagne,
24:58 c'est-à-dire qu'en fait ce n'est pas du tout une espèce de pays...
25:01 Voilà, c'est un exercice statistique absolument, je crois, nécessaire, mais...
25:06 - Et surtout les universités américaines WOC ne produisent plus, j'allais dire, d'ingénieurs...
25:11 - Les ingénieurs russes produisent...
25:14 - C'est là où il y a un différentiel avec la Russie.
25:17 - Je veux dire, si vous postulez des nombres d'étudiants par génération à peu près égaux,
25:22 c'est assez difficile, mais les Russes doivent être à 23% des étudiants
25:28 qui font des études d'ingénieurs, et les États-Unis sont à 7%.
25:32 Mais c'est les dysfonctions du système.
25:36 Je rends le dollar, monnaie du monde, assez responsable du déclin américain,
25:41 aussi à un niveau économique pur, puisque faire de l'argent aux États-Unis,
25:46 pour en faire, il faut apprendre un métier qui vous rapproche
25:52 des sources sacrées qui produisent le dollar, cette monnaie du monde,
25:56 qui ne coûte rien à produire.
25:58 Et en fait, la rentabilité d'études qui rapprochent de la création de dollars
26:05 rend les études d'ingénieurs, les études scientifiques, pas tellement rentables,
26:11 et d'où ce déficit extraordinaire en production, mais aussi en production d'hommes,
26:15 capables de faire les choses.
26:17 Le livre est quand même... Je ne voudrais pas que ce livre apparaisse comme idéologique.
26:24 Moi, je suis très fier de ce livre. C'est mon dernier, et j'en suis très fier.
26:29 Et je veux faire une sortie élégante avec un bouquin dont je suis très fier.
26:35 Et moi, j'en suis très fier pour sa base de recherche.
26:38 J'avais commencé à faire un livre de géopolitique avant l'invasion de l'Ukraine,
26:44 et il y a un énorme boulot de recherche, une analyse.
26:48 Là, on parle de l'Occident, mais il y a un chapitre...
26:51 Alors, la stabilité russe, le chapitre qui concerne la stabilité russe,
26:55 j'avais vu, j'avais repéré ça depuis longtemps,
26:57 d'après les taux de mortellés infantiles,
26:59 l'effondrement des taux d'homicide, des taux de suicide,
27:02 ce qui permet de me moquer du journal Le Monde,
27:05 qui annonçait, après le début de la guerre,
27:09 que Poutine, après avoir mené sa société à l'abîme,
27:13 l'entraînait dans la guerre.
27:15 La vérité, c'est que la société russe de l'époque Poutine
27:18 est une société qui a retrouvé ses marques,
27:22 qui progresse dans toutes les directions.
27:24 Pour moi, le chapitre le plus novateur, sur le plan de la recherche,
27:28 dans le bouquin, c'est le deuxième chapitre, qui est consacré à l'Ukraine.
27:32 Dans ce chapitre, j'essaie de comprendre ce qu'est vraiment l'Ukraine,
27:37 et en particulier, pourquoi la représentation politique
27:43 de l'Ukraine russophone a disparu.
27:47 Pourquoi s'est établie en Ukraine une sorte de monopole
27:51 de l'expression et de la direction des régions ukrainophones ?
27:55 Et je suis arrivé en observant des données recueillies
28:01 par l'ambassade de France à Moscou sur la fuite des étudiants de Kharkov.
28:06 Vers Belgorod, qui est actuellement bombardée.
28:11 J'ai pris conscience, je l'ai vérifié en voyant l'effondrement
28:16 de la population spécifique des villes de l'Est en Ukraine.
28:22 Je me suis dit, en fait, ce qui s'est passé,
28:25 c'est que les classes moyennes russophones ont fui vers la Russie.
28:30 Pas simplement, et bien avant d'être persécutées pour leur langue,
28:34 mais parce que l'Ukraine implosait, ça devenait une société sans espoir,
28:39 et la Russie redécollait.
28:42 Donc si vous voulez protéger vos enfants ou l'avenir de vos enfants,
28:45 vous foutez le camp en Russie où un avenir est possible.
28:48 Je pense que c'est pour ça que la direction russe a fait une erreur d'appréciation.
28:54 Ils ne se sont pas rendus compte que la partie russophone ou russophile
29:00 de l'Ukraine était intellectuellement et politiquement désarmée
29:05 par cette fuite des classes moyennes vers la Russie.
29:10 Ça c'est du boulot en fait, c'est du travail de recherche.
29:14 - C'est vrai, mais... - Vous voyez, moi ma crainte,
29:17 c'est que les gens ne comprennent pas toute la recherche qu'il y a dans ce bouquin.
29:24 - Il y a beaucoup d'éléments factuels passionnants,
29:27 notamment ceux concernant le PIB,
29:30 parce que ça rejoint des intuitions qu'on peut tous avoir,
29:33 et qu'on a pu avoir au moment de Covid sur la désindustrialisation,
29:36 notre dépendance, notre incapacité à produire quoi que ce soit.
29:39 Mais peut-être, moi j'ai lu le livre, j'ai trouvé passionnant,
29:43 il y a peut-être aussi une limite, c'est que je suis absolument convaincu,
29:47 si vous voulez, de la décadence de l'Occident,
29:49 parce qu'on l'observe tous les jours pour vous faire une confidence.
29:53 Il se trouve que je n'ai jamais mis les pieds en Russie,
29:55 j'écoute ce qu'on me dit, on ne me découvre pas non plus la Russie
29:58 comme un pays hyper avancé, et à vous lire,
30:01 on a parfois l'impression que c'est le cas,
30:04 alors je ne sais pas si vous, vous avez mis les pieds en Russie ou pas,
30:07 mais c'est bien de le voir.
30:09 - Je suis allé en Russie juste après l'effondrement du communisme,
30:13 deux fois, le pays était dans un état épouvantable,
30:16 comme j'ai suivi ça de mon premier voyage au Japon,
30:19 j'ai perçu le Japon comme un pays européen
30:23 par rapport à la Russie, je n'y suis pas retourné depuis,
30:27 mais moi, ma méthode de travail, je voyage raisonnablement,
30:31 mais ma méthode de travail, c'est d'aller chercher
30:35 dans des indicateurs statistiques,
30:37 et spécialement démographiques,
30:39 parce qu'ils ne peuvent pas être trafiqués
30:42 comme les indicateurs économiques,
30:45 la réalité des sociétés.
30:47 C'est comme ça que j'avais diagnostiqué l'effondrement.
30:50 - L'achute de l'URSS.
30:51 - Tout le monde disait que la production augmente
30:53 un peu plus lentement qu'avant,
30:55 le commerce extérieur disait déjà que ce n'était pas la fête pour les Russes,
30:59 puisqu'ils n'exportaient rien,
31:01 ils importaient...
31:03 - Massivement.
31:04 - ...que des céréales, en fait.
31:06 Ils étaient au bord de crevets de faim,
31:10 mais on ne savait pas, et la hausse du taux de mortalité infantile
31:13 entre 1970 et 1974
31:16 m'avait alerté sur le fait, et l'arrêt de publication,
31:20 le fait que le système pourrissait.
31:22 - On va y revenir après une courte pause,
31:24 mais c'est là, c'est un des indicateurs...
31:25 - Je continue comme ça.
31:26 - ...de votre livre, c'est qu'effectivement,
31:28 la mortalité infantile est plus importante aux États-Unis
31:31 qu'en Russie, ça paraît sidérant.
31:33 On en parle après une courte pause sur Sud Radio,
31:35 En Toute Vérité, toujours avec Emmanuel Todd.
31:37 A tout de suite.
31:38 - En Toute Vérité, 11h30 sur Sud Radio,
31:42 Alexandre Devecchio.
31:43 - Nous sommes de retour, En Toute Vérité, sur Sud Radio,
31:46 avec Emmanuel Todd,
31:48 auteur de La Défaite de l'Occident,
31:50 qui vient de paraître chez Gallimard,
31:52 où il essaie de tirer les conséquences à long terme
31:54 de la guerre entre la Russie et l'Ukraine.
31:57 Il nous dit d'ailleurs que c'est une guerre
31:59 qui oppose la Russie à l'Occident,
32:01 et que nous sommes en train de la perdre,
32:03 notamment parce que l'Occident décline.
32:05 Et parmi les indicateurs du déclin de l'Occident,
32:07 il y a la mortalité infantile, Emmanuel Todd.
32:12 Et vous nous expliquez, indicateur troublant,
32:15 que la mortalité infantile est beaucoup plus importante
32:18 aux Etats-Unis qu'en Russie.
32:20 Comment vous obtenez ce chiffre,
32:23 et qu'est-ce que ça nous dit sur l'état de ces deux sociétés ?
32:26 - C'est un révélateur qui est très efficace,
32:29 parce que les enfants de moins d'un an
32:32 sont ce qu'il y a de plus fragile,
32:34 et c'est l'un des points d'application,
32:36 je dirais, pour obtenir des mortalités infantiles très basses,
32:40 il faut des sociétés qui fonctionnent très bien
32:42 dans toutes les dimensions.
32:43 Donc les plus basses du monde,
32:45 c'est celle des pays scandinaves et du Japon, par exemple.
32:47 Donc c'est très fiable.
32:49 Mais je crois que ce qu'il faut,
32:52 l'une des bizarreries de la situation,
32:55 c'est la façon dont la démonisation de Poutine,
33:01 ou des Russes, la diabolisation,
33:04 a aveuglé les Occidentaux
33:08 aux capacités de leur adversaire.
33:10 Je conçois, moi je ne suis pas russophobe,
33:13 mais je vois bien qu'il y a beaucoup de russophobes,
33:16 mais on aimerait avoir des russophobes informés et efficaces.
33:20 Et ils se sont mis à...
33:23 Je veux dire, des invectives ne suffisent pas,
33:27 faire taire les gens qui travaillent sur la Russie,
33:30 ne suffit pas.
33:31 Ça les a mis en situation où ils ont été incapables
33:34 de voir la nouvelle flexibilité de l'économie russe.
33:37 Donc depuis le début de la guerre,
33:39 on nous annonce que les Russes sont à court de missiles.
33:42 Il y en a de plus en plus.
33:44 Donc en fait, ces gens ont été incapables
33:47 d'anticiper la flexibilité nouvelle d'une économie russe
33:52 qui avait complètement accepté l'économie de marché,
33:55 mais avec un rôle directeur de l'État.
33:58 C'est ça le problème de cette guerre.
34:02 C'est un Occident qui a été auto-aveuglé
34:06 par son propre sentiment de supériorité.
34:09 - L'aveuglement de l'Occident, c'est pas la première fois.
34:12 La certitude de certains commentateurs
34:15 vous rejoint totalement là-dessus.
34:17 Mais est-ce qu'il n'y a pas les russophobes d'un côté
34:20 qui parlent de manière manichéenne,
34:22 et les russophiles, voire les poutinophiles ?
34:25 C'est le reproche qu'on vous fait, Emmanuel Todd.
34:28 - Comment dire ?
34:30 Ça existe, les russophiles et les poutinophiles.
34:34 Ça existe.
34:36 - Vous n'en faites pas partie.
34:38 - Moi, je suis historien.
34:40 J'ai précisé, je ne suis pas russophobe.
34:43 J'accepte l'existence de la Russie dans l'histoire.
34:46 Je suis capable de me souvenir de ce que la Russie,
34:50 malgré le régime stalinien,
34:53 avait abattu la Wehrmacht,
34:56 et en fait gagné la Seconde Guerre mondiale.
34:59 J'ai une reconnaissance qui reste pour ça.
35:02 Je ne suis pas russophobe,
35:04 mais je suis parfaitement capable de voir
35:06 toutes les horreurs de l'histoire russe,
35:09 tout ce qui reste de très autoritaire,
35:12 non pas simplement dans le comportement des dirigeants
35:15 et de l'État russe,
35:17 mais de la population russe.
35:19 Je suis anthropologue,
35:21 j'ai analysé les structures de la famille paysanne russe
35:24 du XIXe siècle,
35:26 très vaste, très autoritaire, un peu sadique même.
35:30 Et je suis capable de dire,
35:32 si le régime russe actuel garde,
35:34 après la chute du communisme,
35:37 des traits communautaires, autoritaires, unanimistes,
35:41 qui m'a même à définir le régime
35:43 comme une démocratie autoritaire
35:46 plutôt qu'une démocratie libérale,
35:49 je ne sais pas, c'est une analyse...
35:51 Mais dans mon bouquin, il y a une analyse même
35:53 des différences de structures familiales
35:55 entre la petite Russie,
35:57 qui est le noyau central de l'Ukraine,
35:59 pas toute l'Ukraine,
36:01 et la Russie.
36:03 La Russie, effectivement, avait des structures familiales communautaires.
36:06 L'Ukraine avait, effectivement,
36:08 la petite Russie,
36:10 avait des structures familiales nucléaires,
36:13 c'est-à-dire plus individualistes,
36:15 et en théorie, effectivement,
36:17 plus aptes à la démocratie libérale.
36:20 - Mais justement,
36:22 c'est l'une des percées conceptuelles,
36:25 j'allais dire, de votre livre,
36:27 c'est que vous expliquez que nous ne sommes plus tout à fait
36:29 en démocratie libérale en Occident,
36:31 qu'on est dans des oligarchies libérales,
36:34 ce qui peut...
36:36 - Ce n'est pas un crime.
36:38 - Ce n'est pas un crime, mais la thèse est même tout à fait,
36:40 parfois, convaincante quand on voit le fonctionnement
36:42 de l'Union européenne, et d'un autre côté,
36:44 les démocraties autoritaires.
36:46 - J'ai une démocratie autoritaire.
36:48 - La Chine est un système totalitaire.
36:50 - La Russie, démocratie autoritaire.
36:52 Ce qui me gêne un peu, c'est qu'effectivement,
36:54 notre système est sans doute très imparfait,
36:56 mais qu'on peut avoir l'impression que vous avez
36:58 finalement pas mal de tendresse
37:00 pour ces démocraties autoritaires.
37:03 Finalement, c'est un peu positif.
37:05 Vu la crise de l'autorité
37:07 que traverse l'Occident,
37:09 les gens qui vous entendent se disent,
37:11 "Ah, une démocratie autoritaire, ce serait pas mal,
37:13 plus de souveraineté populaire, un pouvoir plus vertical,
37:15 est-ce que c'est juste ça la Russie ?
37:17 Ou est-ce que c'est une dictature ?
37:19 Pourquoi vous n'utilisez pas le terme "dictature" ?
37:22 - Il y a des gens qui pensent comme ça,
37:25 mais ça n'est pas moi.
37:27 Moi, je suis un occidental.
37:30 Je suis né dans un pays occidental,
37:32 la France, mon pays.
37:34 Dans la mesure où j'ai des attaches culturelles
37:37 avec d'autres mondes,
37:39 c'est avec le monde anglo-américain.
37:41 Ma famille, parce que d'origine juive,
37:43 était réfugiée aux Etats-Unis pendant la guerre.
37:45 J'ai été formé à la recherche
37:47 à Cambridge, en Angleterre.
37:49 J'avais une grand-mère anglaise,
37:51 et même une arrière-grand-mère anglaise,
37:53 homosexuelle, d'avant-garde,
37:55 je dirais, dans les années 1920.
37:57 Je ne suis que ça, en fait.
37:59 Et quand on me dit,
38:01 moi je suis vraiment...
38:03 Maintenant, quand on me dit "oui,
38:05 vous admirez la Russie,
38:07 vous voudriez aller vivre là-bas",
38:09 je me dis "oh là là, ils sont sur le point
38:11 de me déporter,
38:13 je ne veux pas être un nouveau Snowden,
38:15 vous voyez, réfugié".
38:17 Mais, ces gens sont fous,
38:20 parce que si les dissidents
38:24 de l'Occident
38:26 sont traités
38:28 comme des malindes
38:30 qui doivent aller chercher
38:32 une vie libre en Russie,
38:34 c'est de la propagande
38:36 pour le régime
38:38 Poutine,
38:40 je dirais,
38:42 tout à fait absurde.
38:44 Moi,
38:46 dans la mesure où j'ai un
38:48 biais idéologique,
38:50 je vais faire moderne,
38:52 un biais cognitif,
38:54 produit par l'idéologie,
38:56 c'est que moi, je me bats pour...
38:58 Je suis un Occidental,
39:00 je suis résigné à l'émergence oligarchique,
39:02 je ne pense pas qu'on puisse revenir dessus.
39:04 Mais je me bats pour que
39:06 ces oligarchies restent libérales
39:08 et pluralistes.
39:10 Donc je donne une autre opinion.
39:12 Et dans le livre, je dis qu'il y a des gens
39:14 qui pensent que l'Amérique est formidable,
39:16 que c'est toujours la démocratie, etc.
39:18 Et que c'est très bien.
39:20 Et moi, je dis le contraire.
39:22 Et ensemble, nous formons
39:24 un monde pluraliste.
39:26 - Tout ça, on vous entend, mais est-ce qu'Emmanuel Todd pourrait exister en Russie,
39:28 par exemple ? C'est ça la question.
39:30 - Mais c'est une question qui n'a pas de sens.
39:32 Parce que la Russie est vraiment en guerre.
39:34 Et je ne suis pas russe.
39:36 Donc arrête.
39:38 - Un Emmanuel Todd russe,
39:40 est-ce qu'il pourrait avoir votre liberté de parole
39:42 en Russie, aujourd'hui ?
39:44 - Là, on nage, ou plutôt,
39:46 on s'élève dans le monde
39:48 enchanté de l'idéologie.
39:50 Les gens qui font
39:52 de l'idéologie, c'est des gens qui réfléchissent
39:54 sur des mondes qui
39:56 pourraient être, ou qui
39:58 devraient être.
40:00 Et un historien, ou un anthropologue,
40:02 c'est quelqu'un qui réfléchit
40:04 sur les mondes qui existent
40:06 en vrai. - Et justement,
40:08 le monde qui existe en vrai
40:10 est peut-être beaucoup plus complexe que la manière
40:12 dont il nous est présenté, puisque vous expliquez
40:14 dans votre livre que
40:16 l'Occident, finalement, est minoritaire
40:18 et que le reste du monde
40:20 suit
40:22 la Russie
40:24 aujourd'hui. Comment vous l'expliquez ?
40:26 Il y a beaucoup une question de valeur,
40:28 c'est ce que vous expliquez.
40:30 - Il y a une dimension des valeurs, mais
40:32 c'est une crise qui est provoquée
40:34 par l'Occident lui-même.
40:36 C'est-à-dire que
40:38 les idéologies occidentales,
40:40 le féminisme c'est très bien,
40:42 mais je pense que les Occidentaux,
40:44 dans le noyau dur,
40:46 libéral, n'ont pas été capables de voir
40:48 que le féminisme,
40:50 dans ses formes
40:52 les plus élaborées,
40:54 était né dans des sociétés
40:56 où le statut de la femme était déjà
40:58 assez élevé, et que ça n'était
41:00 pas quelque chose d'universalisable.
41:02 Et donc,
41:04 en voulant universaliser,
41:06 en exigeant
41:08 que le monde entier,
41:10 que le monde patrilinaire,
41:12 s'aligne sur...
41:14 Vous savez, quand on lit les textes russes,
41:16 ils sont très ironiques et très lucides.
41:18 Il y a des discours de Poutine
41:20 où il dit "non, on ne veut pas des valeurs de l'Occident",
41:22 mais l'Occident fait ce qu'il veut chez lui.
41:24 Juste une...
41:26 On n'a plus qu'une minute, mais
41:28 vous allez même plus loin que ça,
41:30 il y a le féminisme, et surtout le néo-féminisme,
41:32 le wokisme effectivement, qui est regardé
41:34 avec des grands yeux, je dirais,
41:36 en dehors de l'Occident,
41:38 et puis il y a l'idéologie trans,
41:40 et là, pour le coup, vous avez le beau état libéral,
41:42 vous expliquez qu'on marche sur la tête.
41:44 Là, il y a un problème de rapport
41:46 à la vérité, c'est-à-dire que
41:48 LGB,
41:50 lesbien,
41:52 - Bisexual, homosexuel,
41:54 - Bisexual, homosexuel,
41:56 j'ai été élevé dans l'idée
41:58 que tous les goûts sont la nature,
42:00 et donc je lui ai dit "bienvenue,
42:02 pas de problème", et puis avec mon arrière-grand-mère
42:04 anglaise dont j'ai parlé,
42:06 nous, dans la famille,
42:08 c'était déjà réalisé
42:10 avant la guerre.
42:12 T, ajouté,
42:14 est bizarre d'ailleurs. - T pour transsexuel ?
42:16 - Transsexuel, parce que c'est tout à fait autre chose,
42:18 d'ailleurs c'est un peu, je dirais,
42:20 désobligeant pour les précédents,
42:22 c'est dire qu'on peut,
42:24 qu'un homme peut devenir une femme,
42:26 une femme un homme, etc.,
42:28 et la biologie dit non.
42:30 Je veux dire, alors il y a des gens qui pensent ça,
42:32 qui pensent qu'ils sont d'un autre sexe.
42:34 Ils existent,
42:36 - Vous les respectez ? - Il faut les protéger,
42:38 c'est comme ça, mais
42:40 des classes moyennes de l'Occident
42:42 qui disent que
42:44 le phénomène transgenre
42:46 ou la possibilité de changer
42:48 de sexe à l'état civil
42:50 ou ailleurs sur simple déclaration,
42:52 et l'un de nos objectifs
42:56 historiques
42:58 sont dans une affirmation
43:00 de quelque chose qui est faux,
43:02 et je dis, c'est d'une certaine manière,
43:04 l'un des concepts entre nos deux livres,
43:06 on n'en a pas trop parlé, c'est le nihilisme,
43:08 la négation de la réalité,
43:10 et c'est l'une des expressions
43:12 de ce nihilisme,
43:14 puisque le nihilisme c'est
43:16 la volonté de détruire
43:18 les choses, les hommes, etc.,
43:20 mais c'est aussi la négation de la réalité.
43:22 - Merci Emmanuel Todd,
43:24 on conclura du coup sur cette
43:26 question du nihilisme
43:28 occidental, vous nous avez dit que c'était
43:30 votre dernier livre, mais vous serez quand même
43:32 réinvité sur Sud Radio, j'espère,
43:34 peut-être pour un prochain, parce que je suis
43:36 sûr que vous n'allez pas respecter votre parole,
43:38 mais en tout cas vous serez, vous êtes toujours
43:40 bienvenu dans Toute Vérité,
43:42 sur Sud Radio, je vous laisse avec les
43:44 informations, et je vous dis à la semaine
43:46 prochaine pour un nouveau numéro dans Toute Vérité
43:48 sur Sud Radio, à bientôt !