Les débatteuses du jour sont : Rokhaya Diallo x Natacha Polony. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10/le-debat-du-7-10-du-mardi-19-mars-2024-1063230
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00:00 Débat ce matin sur une loi qui fête ses 20 ans, une loi qui a cristallisé les passions
00:05 au moment de son adoption et continue à nourrir des débats incessants sur notre modèle républicain
00:12 universaliste.
00:13 C'est la loi interdisant les signes religieux ostensibles à l'école, adoptée le 15 mars
00:19 2004 sous Jacques Chirac.
00:22 Alors, loi nécessaire et protectrice ou loi de discrimination, nos deux débatteuses ce
00:28 matin ne sont pas d'accord.
00:30 Au micro de France Inter, Rokhaya Diallo, réalisatrice, journaliste pour le Washington
00:35 Post et le Guardian.
00:36 Bonjour.
00:37 Bonjour.
00:38 Natasha Polony, bonjour.
00:39 Bonjour.
00:40 Directrice de la rédaction de l'hebdomadaire Marianne qui lance une nouvelle formule je
00:43 dis en deux mots, ça va ressembler à quoi ?
00:45 Exactement, en deux mots, plus concentré, plus d'investigation, plus de piquant et 3,50
00:51 euros, on est les seuls à baisser les prix.
00:52 Encore plus de piquant donc.
00:54 C'est possible.
00:55 Mais vous allez voir.
00:56 Bonjour à toutes les deux, merci d'être là ce matin.
01:00 Natasha Polony, vous avez consacré un numéro spécial de Marianne aux 20 ans de la loi
01:03 de 2004 sur la laïcité.
01:04 Vous dites que cette loi a été efficace, vous en tirez un bilan positif.
01:07 Mais vous dites aussi qu'elle se heurte de plus en plus à la jeunesse.
01:10 50% des lycéens se disent favorables au port de signes religieux à l'école, à tel point
01:14 que vous déplorez, je vous cite, « la bataille perdue de la jeunesse ». Mais pour vous, cette
01:18 loi qui a 20 ans, elle va dans le bon sens et elle a changé les choses ?
01:21 Alors en fait, il faut préciser une chose, cette loi n'aurait pas dû exister parce
01:25 qu'elle n'aurait pas dû être nécessaire.
01:27 En 1989, quand il y a la première affaire du voile, l'immense erreur du ministre de
01:33 l'éducation nationale de l'époque, Lionel Jospin, est de ne pas tout simplement rappeler
01:37 que la circulaire Jean Zet, ministre de l'éducation du Front populaire, circulaire Jean Zet de
01:43 1936, est toujours en vigueur.
01:45 C'est-à-dire que les signes religieux et politiques sont interdits à l'école.
01:48 Au lieu de ça, on est en pleine vague multiculturaliste.
01:51 Donc, on se dit, il ne faut pas froisser.
01:54 Il demande l'avis du conseil d'État qui lui-même est totalement dans cette vague-là
01:57 et qui dit « on va laisser les chefs d'établissement se débrouiller avec le problème ». Et c'est
02:01 pour ça que la loi est devenue nécessaire alors qu'en fait, la règle a toujours existé.
02:05 En France, il n'y a pas de signes religieux dans les écoles et les restes de signes religieux
02:11 d'une culture catholique étaient en train de disparaître et il fallait aller jusqu'au
02:15 bout.
02:16 Rocaïa Diallo, vous nous avez dit en préparant ce débat que vous aviez été choqué à l'époque
02:22 par l'adoption de cette loi.
02:23 Vous aviez quel âge ? J'ai 45 ans.
02:26 Donc, vous aviez 25 ans et que 20 ans après, aujourd'hui, vous la trouvez toujours aussi
02:31 problématique.
02:32 En quoi et pourquoi ? Je la trouve problématique dans le sens où
02:35 elle étend justement le champ de la laïcité en tant que principe.
02:37 C'est un principe qui engage la neutralité de l'État et de ses agents.
02:39 Il se trouve que dans l'école, en 2004, on a décidé d'étendre ce principe aux élèves.
02:46 Ce qui fait de l'école le seul service public qui requiert de ses usagers une neutralité
02:53 ou au moins une forme de discrétion, ce qui vraiment excède ce que devrait engager le
02:58 principe de laïcité.
02:59 Et puis, peu à peu, depuis 2004, on est allé chercher une forme d'abstinence religieuse
03:04 sur tous les terrains.
03:05 Par exemple, en ce moment, c'est le ramadan et la Fédération Française de Football s'est
03:09 illustrée, encore une fois cette année, en interdisant les pauses pour les joueurs
03:12 de foot pendant le ramadan.
03:14 Des pauses très courtes qui consisteraient à quelques secondes pour prendre un verre
03:17 d'eau et une date.
03:18 Alors que tous les clubs de foot en Europe, que ce soit en Angleterre ou en Allemagne,
03:24 accordent cela.
03:25 Et ça, au nom du principe de laïcité.
03:26 Donc aujourd'hui, le principe de laïcité n'est plus compris comme un principe de neutralité,
03:31 mais vraiment de neutralisation de l'expression religieuse et sur tous les terrains.
03:34 C'est là où c'est très intéressant, c'est qu'il faut revenir à l'histoire
03:38 de la laïcité.
03:39 La laïcité n'a jamais été un principe de neutralité.
03:41 La neutralité, c'est un des éléments de la loi de 1905, qui est une loi de séparation
03:47 des églises et de l'État, dans laquelle le mot laïcité n'apparaît pas.
03:50 La laïcité, c'est l'idée que dans l'espace public, nous ne mettons pas en avant nos différences,
03:58 mais au contraire, ce qui nous rassemble.
03:59 Et de là découle ce principe, selon lequel l'école est un pilier particulier, puisque
04:05 ce n'est pas un lieu d'exercice des libertés, c'est un lieu de formation de la liberté.
04:10 Et c'est pour ça qu'on a le droit de porter des signes religieux à l'université,
04:15 parce qu'on est entre adultes, et puis évidemment dans l'espace public, mais pas dans l'école.
04:20 Pourquoi ? Parce que la liberté, ça s'apprend.
04:22 C'est-à-dire qu'un enfant, justement, est considéré comme mineur, c'est-à-dire
04:27 qu'il faut le protéger.
04:28 Et la laïcité, c'est le fait que la puissance publique protège contre l'emprise qui pourrait
04:33 s'exercer, notamment par les religions, et empêcher un individu de développer sa
04:39 propre liberté, et donc de choisir s'il veut croire ou pas.
04:43 C'est tout simplement ça l'idée, c'est de dire ce n'est pas parce que vous êtes
04:47 né dans telle famille que vous êtes destiné à appartenir à telle communauté, et donc
04:53 que vous ne pourrez pas en sortir.
04:55 C'est pour ça, les religions, ce qu'elles détestent, c'est l'apostasie, c'est-à-dire
04:59 le fait de pouvoir tout simplement changer de religion ou cesser de croire.
05:02 Et bien la République protège les individus en leur disant "nous on va faire en sorte
05:08 que vous puissiez, si vous le voulez, ne pas croire".
05:10 Et pour ça, à l'école, on évacue cette espèce de bouclier que les religions veulent
05:17 absolument mettre sur les individus.
05:19 On vous met un signe pour bien dire que vous appartenez à telle ou telle religion.
05:22 Qu'est-ce que vous répondez à ça, Roquet ?
05:24 Plusieurs choses.
05:25 La question de l'expression publique des religions, ce n'est pas une question qui engage la question
05:30 de la laïcité.
05:31 Souvent, on confond la sphère privée et la sphère domestique.
05:34 Notre sphère privée, on la porte avec nous, où que nous soyons.
05:37 Ce n'est pas la même chose que la sphère domestique ou la sphère de l'intime qui
05:39 est chez soi.
05:40 Donc on a absolument le droit, dans l'espace public, d'exprimer ce que l'on est sur le
05:43 plan religieux.
05:44 Par ailleurs, à l'école, l'école tient compte des convictions religieuses.
05:48 Par exemple, à la cantine, depuis plusieurs décennies, on propose des plats qui permettent
05:51 aux personnes, selon leurs convictions, d'observer des restrictions alimentaires.
05:55 Donc ça veut bien dire que l'école saisit les élèves comme étant des êtres qui, potentiellement,
05:59 ont des convictions.
06:00 Si on doit se référer au texte, je rappelle que le premier article de la constitution
06:04 française dit "la République respecte toutes les croyances".
06:07 Donc, dans le principe de laïcité, il y a aussi le principe selon lequel la République
06:11 doit faire en sorte que les convictions, que l'on croit ou non, soient respectées.
06:14 En quoi elle n'est pas respectée ?
06:15 Pour aller plus loin, vous dites "la République doit respecter la constitution", vous demandez
06:19 à la République de respecter les croyances des uns et des autres.
06:21 Le fait de dire que l'école est un lieu réservé, en quoi ce serait opposé ?
06:27 En quoi la République contreviendrait à cela ?
06:31 On voit bien la dérive, en fait.
06:32 Depuis 2004, ce qui se passe, c'est que la commission Stasi avait demandé une liste
06:36 limitative des signes religieux.
06:38 La circulaire a demandé à ce que ces listes puissent intégrer tout nouveau signe religieux.
06:42 Et en fait, une circulaire de 2022 dit que même des signes qui ne sont pas religieux
06:45 par nature peuvent être interprétés comme étant religieux du fait du comportement
06:49 de l'élève.
06:50 Donc moi j'aimerais bien qu'on m'explique quel comportement rend une robe qui n'est
06:53 pas religieuse sur un élève et qu'il l'est sur une autre.
06:55 Ça montre bien qu'on est vraiment dans le profilage racial et dans le contrôle
06:59 de la faciès.
07:00 Par ailleurs, juste rapidement, moi ce que je trouve intéressant aussi, c'est que
07:02 quand on se souvient de la composition de la commission Stasi, il y avait deux fois
07:05 plus d'hommes que de femmes.
07:06 Et cette loi de 2004 affecte majoritairement des femmes.
07:10 Donc c'est une loi qui est aussi anti-féministe parce qu'elle empêche l'expression religieuse
07:14 des femmes.
07:15 Pardon mais la loi elle est la même pour tous.
07:18 Le problème ce sont que les religions ciblent les femmes et les obligent à porter des signes
07:21 spécifiques.
07:22 C'est pas la loi qui détermine, c'est la religion qui a un terrible problème avec
07:26 les femmes et qui leur explique qu'elles sont coupables du désir qu'elles suscitent
07:30 chez les hommes et donc il faut être pudique.
07:31 Mon féminisme à moi, il considère qu'une femme, on n'a pas à lui dire si elle est
07:34 pudique ou pas et qu'elle n'a pas à être pudique, elle fait ce qu'elle veut.
07:37 Ça c'est le premier point.
07:38 Deuxième point, la question de ce que vous appelez le profilage ou ce genre de choses.
07:46 La règle est la même pour tous et c'est le respect fondamental que nous devons à
07:52 toutes les religions, quelles qu'elles soient, de les traiter de la même manière.
07:55 Ça c'est un élément fondamental.
07:57 En revanche on voit bien dans ce nouveau…
07:59 Et vous entendez ce qu'elle dit Roccaedialla ? Elle dit que c'est une disposition, c'est
08:03 une loi qui discrimine particulièrement une religion qui est la religion musulmane.
08:07 C'est pour ça que je rappelais la circulaire jansé.
08:10 C'est parce qu'en fait on a commencé à partir des années 80 à traiter différemment
08:16 la religion musulmane des autres.
08:17 Et ce que nous vivons aujourd'hui et qui explique ce que nous appelons dans Marianne
08:22 le risque de la bataille perdue de la jeunesse, c'est que nous sommes pris en étau entre
08:28 un islam, une vision littéraliste de l'islam et ultra-ritualiste qui est en train de progresser
08:34 un peu partout, notamment parce que vous avez des pays comme l'Arabie Saoudite, comme
08:39 le Qatar qui financent des prêcheurs qui viennent expliquer qu'il faudrait absolument
08:44 porter des signes extérieurs pour être un bon musulman, ce qui n'a jamais été le
08:48 cas dans beaucoup de traditions de l'islam.
08:51 Ça c'est le premier point.
08:52 Donc un islam littéraliste qu'on voit progresser dans le monde entier.
08:54 Et face à cela, une globalisation culturelle menée par les Etats-Unis qui impose petit
09:01 à petit leur vision qui est une vision communautariste de la société.
09:06 Les Etats-Unis sont le poste avancé, pourquoi ? Parce que historiquement les Etats-Unis
09:12 ce n'est pas comme l'Europe.
09:13 L'Europe c'est une société, la culture européenne, c'est la culture de la liberté
09:21 qui pense l'organisation humaine en dehors de la référence permanente à Dieu.
09:25 La France a poussé cette logique-là jusqu'au bout.
09:27 Les Etats-Unis c'est une société où Dieu est partout, omniprésent.
09:32 La France est un îlot où on peut vivre sans Dieu, heureusement.
09:36 Est-ce que le système communautariste américain est celui qui vous plaît ou aurait vos faveurs ?
09:43 Chacun vient à l'école comme il veut, pour le dire simplement.
09:46 Oui, le système qui me convient c'est le système tel qu'il était dans les textes
09:49 initiaux.
09:50 On est quand même aujourd'hui en 2024 en train d'interpréter des robes.
09:53 C'est-à-dire qu'aujourd'hui, moi je vous mets au défi, tous autour de la table,
09:56 de distinguer une robe d'une abaya.
09:58 Ce qui fait aujourd'hui qu'on distingue la manière dont une robe, le sens d'un
10:03 vêtement sur une personne qui est musulmane, c'est le fait qu'on présume que cette
10:06 personne a des convictions religieuses.
10:07 Donc on voit bien qu'on est dans une manière d'appréhender la laïcité qui porte sur
10:11 les individus et plus sur les engagements de l'Etat.
10:15 Et je trouve ça très intéressant qu'on fasse systématiquement une espèce de binarité
10:18 entre la France et les Etats-Unis alors qu'en fait on est seul au monde.
10:22 Je veux dire, si on regarde nos voisins européens, on n'a pas besoin de traverser l'Atlantique
10:26 pour constater qu'on est les seuls aujourd'hui à traquer les jeunes femmes, leurs signes
10:29 religieux.
10:30 Et je veux dire, même une candidate, je repense à Menel Ibtissem qui avait décidé de participer
10:37 au concours de Boyce sur TF1 avec un turban, elle a été harcelée.
10:40 Une étudiante comme Mariam Pouchsou qui est leader syndical, au lieu de se réjouir du
10:44 fait que des femmes musulmanes entrent dans l'arène du syndicalisme étudiant, on n'a
10:48 absolument pas écouté ce qu'elle avait dit, on l'a harcelée du simple fait de
10:51 se colar.
10:52 Ça, ça ne se passe qu'en France, ça ne se passe pas dans les autres pays européens.
10:54 C'est un problème fondamental et que la façon par exemple dont Menel avait été
10:57 harcelée était absolument dégueulasse.
10:59 Mais il y a aussi des militants laïcs, des gens qui sont harcelés pour avoir soit changé
11:05 de religion, soit osé se moquer d'une religion, il y en a même qui sont morts.
11:09 Et ce serait dommage de ne voir qu'une forme de harcèlement et pas l'autre, parce que
11:14 pour l'instant, c'est quand on défend la laïcité qu'on risque sa vie en France.
11:17 Ça, c'est le premier point.
11:18 Deuxième point, sur la question de la… Vous évoquez le modèle, vous dites que le
11:25 modèle français est le seul.
11:26 Nous avons poussé jusqu'au bout cette idée qui est née en Europe de vivre en dehors
11:32 de la transcendance.
11:33 Parce qu'en France, nous avons la Révolution française, c'est-à-dire ce moment 1789
11:39 où on pense le peuple souverain.
11:40 Et le peuple souverain, ça veut dire qu'en effet, on peut constituer cette communauté
11:45 politique sans aucun rapport aux autres.
11:47 Et bien, c'est un principe de vie apaisée entre gens qui sont différents.
11:52 Parce que la France justement…
11:53 - Mais ce n'est pas très…
11:55 - Mais justement parce qu'on ne le respecte plus.
12:00 Et que l'enjeu, c'est d'enseigner.
12:02 - Mais si…
12:03 - Non, moi je peux…
12:04 - Rocaïa, on peut revenir comme si l'histoire n'existait pas.
12:08 La circule Ergenzay, elle existait.
12:10 - Moi, je peux revenir à une époque, par exemple, qui était une époque républicaine
12:12 mais qui était aussi une époque coloniale où on permettait, par exemple, aux tirailleurs
12:16 de respecter la religion.
12:17 C'est-à-dire que pendant les guerres mondiales, il y avait des gamelles qui avaient des formes
12:20 différentes pour permettre aux soldats musulmans d'identifier les gamelles qui n'avaient
12:24 pas de viande de porc.
12:25 Donc là, la République est tout à fait capable, dans les moments de crise, de permettre aux
12:28 musulmans d'observer leur religion.
12:30 - Mais elle l'a toujours fait !
12:31 - Sauf qu'aujourd'hui.
12:32 - Les folles, ça ne le fera pas.
12:33 - Mais les jeunes, on voit bien qu'il y a une portée discriminatoire dans ces mesures.
12:36 Et je pense que la République se renie en faisant ça.
12:38 - La République est en train de lâcher face à une offensive.
12:41 Vous faites comme s'il n'y avait pas des influenceurs musulmans pour dicter aux gamines
12:44 sur TikTok le fait d'essayer de contourner la loi.
12:48 Vous vous aveuglez, vous ne voyez pas que c'est une manipulation.
12:52 Ce n'est pas de la liberté.
12:53 La liberté, c'est libre, c'est un principe d'émancipation.
12:56 Mais quand on est influencé, c'est écrit dans le mot "influenceur", et bien justement,
13:00 ce n'est pas de la liberté.
13:01 - Merci à toutes les deux.
13:02 Natacha Polony, Rokhaya Diallo, merci d'avoir été là.