Anne Fulda reçoit Alexandre Jardin pour son livre «Frères» dans #HDLivres
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00:00 -Bonjour Alexandre Jardin. -Bonjour.
00:02 -On vous connaît depuis longtemps déjà.
00:05 Le zèbre, Fonfon, le zubial, bien d'autres.
00:09 Vous venez de publier "Frère" chez Albain Michel.
00:13 Là, on est loin de l'Alexandre Jardin, du zèbre,
00:17 loin de l'exaltation des débuts,
00:19 puisque vous consacrez ce dernier livre à votre frère,
00:23 Emmanuel, mort en 1993, qui s'est suicidé assez atrocement.
00:29 Pourquoi aujourd'hui, décidez-vous de laisser votre plume courir
00:36 sur ce sujet délicat ?
00:38 -Pourquoi lui redonner vie, maintenant ?
00:43 D'abord parce que une grande partie de ma famille
00:46 est morte l'année dernière.
00:48 Trois personnes.
00:50 Et puis est rentrée dans ma vie une femme considérable,
00:53 qui m'a appris à vivre avec une qualité de présence
00:56 que je n'avais pas.
00:58 Et que j'ai découverte avec elle.
01:01 Et ça m'a rendu à nouveau présent à tout ce que j'évacuais.
01:05 Et dans ce que j'évacuais, il y avait mon frère,
01:09 dont je n'avais même pas parlé à mes enfants, quasiment pas.
01:13 Ils savaient à peine.
01:15 Et j'ai accepté ma part de culpabilité
01:21 de ne pas l'avoir sauvé,
01:23 de ne pas avoir fait, il y a 30 ans, ce que j'aurais dû faire.
01:27 Et comme on vit dans une époque, on nous explique toujours que...
01:30 "Non, il ne faut pas culpabiliser."
01:33 Si, il faut culpabiliser.
01:34 Lorsqu'on n'a pas fait ce qu'il fallait,
01:37 je n'ai pas su le protéger.
01:40 Et donc, ça m'a semblé évident
01:45 que je devais lui faire un livre sacré.
01:48 C'était de lui rendre la vie.
01:50 -Alors, vous lui rendez la vie d'une manière vraiment magnifique.
01:56 Vous écriviez que ce frère a une caractéristique commune aux Jardins.
02:00 Personne ne sous-vit chez les Jardins,
02:02 même les ratés obstinés, pas d'insubstances,
02:05 on fait le bien, le mal, on agace parfois, mais on le fait vastement.
02:08 Ce frère, ce n'est pas un frère ordinaire non plus.
02:12 Vous évoquez sa liberté ravageuse.
02:15 -Ravageuse.
02:16 C'est l'être qui m'a le plus posé de questions,
02:20 qui m'a le plus troublé, qui m'a fait peur, très peur.
02:24 Parce qu'il ne vivait sans aucun couvercle.
02:27 Mais aucun.
02:29 -On n'est pas loin de la transgression.
02:31 -Non, ce n'est pas qu'on n'est pas loin.
02:34 Quand papa meurt, notre père, c'est mon demi-frère Emmanuel,
02:38 au bout de trois semaines, il est pimpant, je ne comprends pas pourquoi.
02:41 Moi, je vais mal, très mal.
02:43 Et je découvre qu'il a sauté dans le lit de la dernière femme de notre père,
02:48 qui s'est installée dans l'appartement, qui donne des grands dîners.
02:52 Et quand je vais le voir, je lui dis "Tu ne peux pas faire ça.
02:55 "Tu ne peux pas faire ça. C'est horriblement dangereux."
02:58 On ne peut pas coucher avec la femme de son père.
03:01 Il me dit "Tu as raison, c'est très dangereux, c'est pour ça que c'est bon."
03:05 Je lui dis "Tu ne peux pas faire jouir la femme de papa."
03:08 Il me dit "Non, ce qui est bon, c'est de la faire mieux jouir que papa."
03:11 Et...
03:13 Et quand il rencontre une fille à Athènes, il l'épouse tout de suite,
03:17 on organise le mariage, et à 7h du mat' il m'appelle, il me dit "Je ne le sens pas."
03:22 Et on annule.
03:23 Je dis "Je fais quoi avec les invités ?"
03:26 "On va faire un déjeuner de fiançailles."
03:28 Donc il arrive, et le lendemain matin, il me dit "C'était bien, je l'épouse."
03:32 Dans 15 jours.
03:34 Je n'ai jamais vu un être ne pas avoir de couvercle.
03:38 Et donc il...
03:40 -Vous avez de drôles de relations,
03:42 parce que d'un côté il vous fascine, de l'autre il vous effraie.
03:45 -Il me panique. -Il panique, oui.
03:46 -Il me panique complètement.
03:50 Et en même temps, il va être la source de tous mes personnages de fiction.
03:54 Vous avez cité "Le Zèbre"... -En fait, c'est son dos.
03:59 -Oui.
04:01 C'est la liberté invraisemblable de ce frère,
04:05 mais pour qui le réel n'est pas un endroit pour lui ?
04:10 -La preuve, d'ailleurs, le réel, c'est notamment le passé de votre grand-père,
04:15 qui a été directeur de cabinet de Laval,
04:18 quand vous, lui, lors d'un déjeuner de famille, vous abordez le sujet,
04:21 il vous dit "Alexandre, tu n'as rien compris à grand-père,
04:24 on n'est pas une famille de nazis, on est les Kennedy."
04:26 Il vit dans un autre monde. -Il vit dans un monde parallèle.
04:29 Il habite sa poésie.
04:33 Et...
04:37 Et il m'a foutu la trouille.
04:40 Mais comme personne ne m'a fait peur sur Terre,
04:44 et en jouant avec la mort,
04:48 et puis à un moment, je n'ai pas su l'arrêter.
04:51 -Vous dites qu'il ne savait pas exister sans vivre,
04:55 mais avant de se suicider avec un coup de carabine,
04:58 il avait fait d'autres tentatives de suicide.
05:00 Quand vous dites que c'est de la culpabilité,
05:02 vous savez que vous n'auriez pas pu le sauver.
05:04 -Non, ce n'est pas vrai.
05:07 Quand quelqu'un traverse une période, on ne sait jamais ce qu'il sera dans six mois.
05:11 Personne au monde ne le sait.
05:14 Mais en revanche, est-ce qu'on assume certaines responsabilités ou pas ?
05:18 J'avais 27 ans, je n'ai pas été capable.
05:21 Et...
05:23 Et en même temps, après, je me suis tué pendant 30 ans
05:27 parce que je ne savais pas comment le penser.
05:30 -Oui. -Je...
05:32 Et je me suis dit qu'au fond, le seul endroit où je pouvais,
05:37 à un moment, essayer de le penser, c'était la littérature,
05:43 essayer de lui donner sa chair, c'était la littérature.
05:47 Et j'ai écrit à toute allure ce petit livre qui...
05:52 -En tout cas, c'est... -Fondamental pour moi.
05:55 -C'est un très beau livre. Je vous le conseille vivement.
05:57 Pas grand-chose à voir, effectivement, avec Alexandre Jardin des débuts.
06:01 Ça s'appelle "Frères". C'est publié chez Albain Michel.
06:04 Merci beaucoup. -Merci.
06:06 Sous-titrage ST' 501
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